
Le mardi 6 décembre avait lieu une conférence sur Caravage donnée par Sophie Mouquin, maître de conférence en Histoire de l’Art à l’Université Lille 3 mais aussi ancienne directrice des études à l’Ecole du Louvre. L’Aumônerie nous fait part du compte-rendu, deuxième volet de leur cycle sur l’« Au delà du visible ».
Ce cycle des conférences, consacré à l’ « Au-delà du visible », nous fait entrer au cœur même de la question théologique de la beauté et au cœur du dialogue entre art et beauté, entre visibilité et invisibilité. Le Verbe fait chair, comme l’énonce saint Jean, introduit le cortège des expériences sensibles de Dieu. Fait homme en Jésus, vrai Dieu et vrai Homme, Dieu se rend visible et représentable. L’incarnation de Dieu fait passer l’art d’une haine du visible à une « exigence du visible » pour « voir ce qui ne se donne ni comme spectacle ni comme idole, [mais] voir cela même qui atteint le visible comme la trace de l’invisible » (Georges Dibi Huberman). Et Jean Paul II d’ajouter : « la beauté est l’expression visible du Bien, comme le Bien est la condition métaphysique du Beau ». Dans une perspective chrétienne, la beauté devient splendeur et ostensoir de la Vérité et, en Jésus fait homme, elle trouve sa plus parfaite expression. Tout art chrétien est alors un éloge au Verbe fait chair.
Cet éloge est manifeste dans l’oeuvre de Caravage, à l’origine d’une véritable révolution picturale. Au-delà de toutes les présentations caricaturales de sa vie, son oeuvre ne peut être appréhendée sans penser qu’il avait, si ce n’est une foi personnelle ancrée, un dialogue particulièrement fécond avec l’Eglise. Ses oeuvres rendent compte d’intuitions profondes, qui trouvent leur aboutissement dans les encycliques de Jean-Paul II. Dans son oeuvre, il prend toujours un angle d’attaque inattendu et son appréhension du mystère est toujours incarnée.
La chapelle Contarelli de Saint-Louis-des-Français à Rome atteste d’un programme iconographique ambitieux et inhabituel.
La Vocation de saint Matthieu, 1599-1601, Saint-Louis-des-Français, Rome
L’épisode est décrit de manière extrêmement lapidaire dans les Evangiles : « Etant sorti, Jésus vit, en passant, un homme assis au bureau de la douane, appelé Matthieu, et il lui dit : « Suis-moi ! » Et se levant, il le suivit. » (Mt 9,9)
Caravage adopte un cadrage photographique. L’indéfinition et l’imprécision volontaires du lieu permettent l’identification du spectateur.
Si les personnages de la partie gauche du tableau rappellent aisément ses anciennes compositions, le couple formé par le Christ et saint Pierre est étonnant et nouveau. Quant à la lumière, personnage principal du tableau, elle donne tout son sens à l’oeuvre et précise le geste même du Christ. Ce geste est une référence explicite au geste d’Adam de la fresque de la Chapelle Sixtine peinte par Michel-Ange. Par son appel, Dieu recréé en Matthieu un nouvel homme et un nouvel Adam, d’où cette référence à la Création de l’Homme. Plus que l’instant de la vocation, c’est donc l’instant de la conversion qui est révélé. Cependant, la main de Matthieu, posée sur les pièces, montre encore son attachement à l’argent et rien n’indique qu’il va se lever pour suivre le Christ. Pourtant l’appel du Christ et sa douce autorité sont irrésistibles ; la conversion devient alors immédiate.
Qu’en est-il alors des autres personnages ? Sont-ils indifférents à la scène ? À compter qu’il nous représentent, dénoncent-ils notre attachement à l’argent ? Ici, l’attrait de l’argent apparaît clairement comme une cause d’aveuglement et d’éloignement de la lumière divine.
En rejoignant le Christ, Matthieu rejoint aussi saint Pierre. Les nombreux repentirs rendent compte que Caravage avait peint le Christ seul avant d’ajouter la figure de saint Pierre. Il donne ainsi une profondeur ecclésiale au tableau. Si le Christ passe et quitte déjà l’espace de la représentation, Pierre s’avance et appelle lui aussi Matthieu à suivre le Christ. Ainsi, l’appel sacerdotal est confirmé par l’Eglise. En suivant le Christ, Matthieu entre dans la communauté chrétienne et ecclésiale. Pierre visibilise l’Eglise et annonce qu’il va devenir le premier apôtre et le premier pape. Pierre est donc la visibilité terrestre de l’appel divin et son prolongement.
Martyre de saint Matthieu, 1599-1601, Saint-Louis-des-Français, Rome
Caravage adopte une composition très différente avec des figures repoussoirs au premier plan et le motif du tombeau. Il insiste sur la détresse du martyre. Mais celle-ci est déjà dépassée par l’Espérance et la promesse de la Vie éternelle contenues dans la palme du martyre et le cierge eucharistique.
La Cène à Emmaüs, 1601, National Gallery, Londres
Ce tableau montre encore une saisissante compréhension de l’épisode. Caravage n’utilise que peu de personnages. L’un est saisi dans une attitude de louange, l’autre s’apprête à se lever. Le peintre nous fait entrer au coeur de l’écriture : « Et il advint, comme il était à table avec eux, qu’il prit du pain, dit la bénédiction, puis le rompit et le leur donna. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent… Mais il avait disparu de devant eux. » (Lc 25, 13-35). Or la traduction grecque diffère légèrement de cette version et précise que le Christ devient « invisible » à leurs yeux. C’est justement ce dont a voulu rendre compte Caravage ; ici, les disciples ne regardent pas le Christ car il est devenu invisible.
« Ce que tu ne comprends pas, ce que tu ne vois pas, la foi vive l’affirme, hors de l’ordre naturel des choses. Sous des espèces différentes, signes seulement et non réalités, se cachent des choses sublimes. Sa chair est nourriture, son Sang est breuvage, pourtant le Christ tout entier demeure sous l’une ou l’autre espèce. Par celui qui le reçoit, il n’est ni coupé ni brisé, ni divisé : il est reçu tout entier. » (Saint Thomas d’Aquin, Lauda Sion salvatorem)
L’incrédulité de saint Thomas, 1601, Schloss Sanssouci, Potsdam
Le Christ ouvre sa tunique, écarte sa plaie, prend le bras de Thomas pour plonger lui-même sa main dans son côté. Thomas est très attentif car toute sa Foi est concernée. Par son extraordinaire intimité, le geste est presqu’indécent. Caravage prend une grande liberté par rapport au texte afin de nous faire entrer au coeur de la théologie du coeur. Le Christ accompagne lui-même Thomas dans une démarche sensible, nécessaire à la construction de sa Foi. Dans sa plaie élargie, Thomas s’y abreuve. C’est le Christ lui-même qui le conduit à la source et l’y fait boire.
La mise au tombeau, 1603-1604, Pinacothèque, Vatican
Là encore, Caravage fait preuve d’une liberté par rapport au texte car il ne peint pas la pierre roulée du tombeau mais un tombeau vu depuis son angle, référence explicite à la pierre d’angle, présente dans les Ecritures, symbole du Christ. Ce choix n’est pas historiquement juste, ce qui est étonnant dans le contexte tridentin de l’époque où l’exigence de vérité historique dans l’art est réaffirmée par l’Eglise.
À l’instar de saint Thomas, saint Jean, disciple préféré de Jésus, touche la plaie du Christ. Quant à la plante verte, elle annonce déjà la Vie et de la Résurrection à venir.
La Vierge des pèlerins, 1604-1606, Sant’Agostino, Rome
Ce tableau, peint pour l’église de Saint-Augustin à Rome, fait référence aux textes apocryphes selon lesquels la maison de la Vierge à Nazareth se serait miraculeusement transférée à Lorette en Italie, lieu de pèlerinage important. Alors qu’elle s’apprête à se retourner pour entrer dans sa maison, la Vierge s’arrête et se penche vers deux pèlerins épuisés. La Vierge n’est pas représentée en beauté idéale et altière mais comme une femme incarnée, aux seins généreux dont s’est nourri l’Enfant Jésus.
La Vierge des Palefreniers dite la Vierge au serpent, 1605-1606, Galerie Borghèse, Rome
L’oeuvre, réalisée pour l’autel de sainte Anne des Palefreniers à Saint-Pierre de Rome, fut considérée comme scandaleuse pour l’époque à cause du sein généreux, presque débordant de la Vierge ainsi qu’à cause de la nudité du Christ, jugée inconvenante car il n’est plus représenté sous les traits d’un bébé mais comme un jeune garçon. Caravage pousse encore plus loin sa recherche de réalisme.
La Vierge et l’Enfant écrasent tous deux la tête du serpent, sous le regard de sainte Anne. Ce geste est une allusion très fine aux débats théologiques de l’époque sur un verset de la Genèse (3,14-15), sujet à controverses entre protestants et catholiques. Caravage prend position pour l’Eglise catholique en faisant de la Vierge la nouvelle Eve et la femme de l’Apocalypse.
Conclusion
Si Caravage traite du mystère de l’Incarnation avec familiarité, il ne le fait jamais avec irrévérence. Il en livre à chaque fois une véritable lecture spirituelle et féconde, propice à la méditation. Il donne une image du Christ miséricordieux, « doux et humble de cœur ».
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