
Le 10 janvier dernier, l’Aumônerie de l’Ecole du Louvre organisait sa troisième conférence de l’année. Était invitée Hélène Marraud, attachée de conservation chargée des sculptures au Musée Rodin de Paris.
Introduction : Les traces du visible.
Rodin est un artiste qui rend visible, qui part de l’intérieur vers l’extérieur. C’est un artiste réellement passionné par le matériau. Il souhaite toujours exprimer davantage. Les traces du visible sont volontairement laissées par Rodin. En effet, elles sont une incarnation du travail de l’artiste, que Rodin considère avant tout comme un artisan. Il détient un véritable rapport d’humilité avec le matériau, d’où le fait qu’il garde les cassures dans le travail final. Pour Rodin, seulement deux choses se révèlent primordiales : le travail et la patience. Rodin rend visible en permanence et ce, non pas dans les codes de la représentation de son époque, mais dans le registre de l’expression.
Masque de Camille Claudel, plâtre, probablement vers 1884 : le visage de Camille Claudel est découpé par des lignes qui sont en réalité les traces des jonctions des pièces du moule. Ce sont pour l’artiste les traces du processus de création qui ajoutent à l’expression du visage une plus grande force en terme d’expression, qui est ici une grande tristesse.
Méditation, plâtre, 1894. Les traces du moule soulignent les formes, et l’œuvre devient incarnée par ce fait. Cela nous rappelle que l’œuvre d’un sculpteur est de la matière avant tout, et ce bien avant d’être une esthétique. On peut dire que l’œuvre de Rodin est l’art de la trace.
Balzac, nu C, vers 1894. Rodin rend la matière présente pour accentuer ce qu’il veut signifier. On est ici face à l’évocation d’un puissant créateur, en gestation. L’effet de présence est accentué par le lissage du plâtre qui dégage ainsi des stries. On constate également un coup de spatule qui a écrasé le dessus du genou. Rodin malaxe réellement la matière.

Mrs Russell, 1890, marbre. Les deux clous nécessaires lors de la mise au point, normalement toujours destinés à être enlevés, sont ici volontairement laissés. Rodin voulait effectivement souligner que les toges s’articulent autour des clous.
Fugit Amor, 1910 : on sent dans cette œuvre toute la puissance et la présence de la matière. Sur la face avant se trouvent encore les numéros correspondant à l’origine des blocs dans la carrière. Cette sculpture est caractérisée par une ambivalence entre le fini, l’achevé et le brut. Ce contraste, on le retrouve souvent au sein de l’art de Rodin, et ce qui fait la puissance de l’œuvre. Une œuvre de Rodin n’est jamais complètement achevée, il présente toujours la volonté de faire émerger une forme présente dans la matière.
Le modèle, ou la passion de la vie et du vivant.
Rodin est animé par une constante recherche de sincérité, de vérité intérieure. « Soyez vrais et sincères » enseignait-il. D’où le fait qu’il cherchait à toujours travailler d’après des modèles vivants, de manière à toujours avoir un contact direct avec la nature, avec le vivant.
Age d’airain, 1877. Cette œuvre grandeur nature est tellement saisissante que les contemporains de Rodin ont cru qu’elle avait été modelée sur un modèle vivant. En effet, Rodin réalise avec cette œuvre la théorie des profils, par le fait que tous les profils soient rassemblés dans une seule et même sculpture, révélant un ordre de vue privilégié. Le modelé de la sculpture est très vivant, ni froid, ni lisse. L’homme qui a servi de modèle, Auguste Ney, a été pris en photographie pour que Rodin prouve que sa sculpture reste différente du modèle et qu’il n’a pas triché par une quelconque technique de moulage. S’il arrive à faire oublier ce malentendu, Rodin fera désormais des statues soit plus grandes soit plus petites que la grandeur nature…

Saint Jean-Baptiste, 1880. Rodin laisse évoluer librement le modèle dans l’atelier et lui dit de s’arrêter lorsqu’un mouvement ou une position lui plait. La statue de saint Jean-Baptiste nous révèle cette caractéristique du sculpteur. A l’origine, le saint devait tenir dans la main droite une croix et dans la main gauche un phylactère. Au final, Rodin s’est arrêté aux gestes même des mains, qu’il trouvait plus puissantes que la présence même des attributs. Une main désigne le ciel, tandis que la main gauche pointe vers la terre. Ces seuls gestes et la bouche entrouverte suffisent à traduire la puissance de la sculpture.
Rodin a grandi au sein d’une famille chrétienne et unie. A la mort de sa sœur, il est si bouleversé qu’il est resté six mois au sein d’un monastère où un des frères lui a autorisé à travailler dans un petit atelier au fond du jardin. Peut-être est-ce sa jeunesse qui lui fait dire « La vraie ressemblance que l’artiste doit obtenir est celle de l’âme ». En effet, pour Rodin, l’âme, la vie est matière à chef-d’œuvre. L’art de Rodin est un véritable hymne à la vie. La force et la puissance de la vie est le fil rouge de son œuvre. Elle est caractérisée par une tension perpétuelle, allant de l’intérieur de l’être ou de la matière, vers l’extérieur. Rodin considère en effet qu’une œuvre est terminée lorsqu’il n’y a plus rien à retirer.
Rodin avait tendance à dire que l’on ne se représente nous-mêmes jamais tel qu’on est. C’est ainsi que, lorsque Clemenceau découvre le portrait que Rodin a fait de lui, où l’artiste se plaisait à rechercher et à révéler le caractère intérieur de l’illustre homme, ce dernier le refuse car il trouvait qu’il ressemblait à un idiot. C’est pourquoi durant un temps, l’œuvre a été exposée sous le nom de Monsieur X…
La porte de L’Enfer ou l’expression des passions.
La porte de l’Enfer est un véritable terrain de jeu pour Rodin qui se plait à représenter les tourments de l’âme humaine. L’artiste, tout au long de son art, est partagé entre la pesanteur et la grâce. Les chutes qu’il a réalisées sont nombreuses, mais les figures d’envols sont d’autant plus nombreuses. Ce dualisme est caractéristique de l’œuvre de Rodin. Cet Enfer est pour lui une occasion de décliner l’Amour qui fuit, les hommes qui tombent, l’enfant prodigue qui devient un véritable cri vers le ciel… Les chutes récurrentes, que ce soit physiquement ou moralement, comme Ugolin prêt à bondir n’ayant plus aucune humanité en lui. Le drame de l’homme est évoqué de manière universelle et de tous temps.
A l’essence de l’être.

Monument des bourgeois de Calais, 1889. Cette œuvre exprime le drame de six hommes qui se dévouent pour donner la clé de leur ville au roi d’Angleterre, en signe de reddition, et ce au péril de leur vie. On a ainsi sur une même base, six personnages qui ne se regardent pas, comme pris dans un face à face ; face à face de chacun avec la mort, avec sa propre mort. Pour Rodin, l’essentiel est que son art communique une émotion au spectateur. Ce monument doit être un véritable chapelet de souffrance. Il accentue certains éléments pour donner plus d’expression et ainsi une empathie plus forte chez le spectateur. C’est le cas du bourgeois qui tient les clés : ses épaules sont tirées, lourdes, son visage exprime une intense tension ; l’ensemble de son être tient la clé et donc le destin de toute une ville. Cette œuvre est en réalité un anti-monument : c’est un monument à l’Homme, et non pas à la gloire de tel ou tel évènement.
Monument à Victor Hugo, 1897. On retrouve ce concept d’anti-monument. En effet, exhibant un Victor Hugo au moment de son exil à Guernesey, Rodin réalise un monument au vaincu, à l’exil même. Ce choix n’est pas dénué de sens : Hugo racontait qu’il ne s’était jamais autant senti lui-même que lorsqu’il était en exil. C’est donc toujours cette intériorité que Rodin veut montrer.
Hymne à la création.
L’œuvre de Rodin est empreint d’une constante vitalité. Elle souligne le fait que la création est indéniablement associée à la vie. Rodin se plait à comparer Dieu à un sculpteur. Effectivement, il explique que la première chose à laquelle Dieu a pensé en créant le monde et l’homme, c’est bien le modelé. « C’est drôle, n’est-ce pas, de faire de Dieu un sculpteur ? » clamait-il. L’artiste peut se révéler poète virtuose lors de l’évocation de la religion, un « sentiment de ce qui est inexpliqué ». C’est pour lui un « élan de notre conscience vers l’absolu ». « Un artiste se doit d’exprimer toute la nature, […] surtout celle du dedans. […] Quand on modèle des muscles, ce ne sont pas seulement des muscles qui sont montrés mais c’est la vie qui les anime et la puissance même qui en est à l’origine qui transparait ».
L’art de Rodin traduit l’incarnation de l’invisible par le travail sans relâche de la matière. Les œuvres de l’artiste sont devenues universelles, à l’image du Penseur (1881 – 1882), qui a voyagé aux quatre coins du monde, dévoilant l’universalité du langage de Rodin qui touche encore bien plus au-delà des frontières.