Considération sur la métaphysique, Equipo Cronica (1972)

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Equipo Cronica, Considération sur la métaphysique (1972)

Equipo Cronica est un trio d’artistes fondé en 1964 par Rafael Solbès, Manuel Valdès et Juan Toledo, ce dernier quitte le groupe un an après le début de leur collaboration. Solbes et Valdes continuent jusqu’au décès du premier en 1981. Spécialistes du détournement des icônes de l’histoire de l’art espagnole, ils offrent au public une critique de cette dernière et du pouvoir en place. Fabrice Parisot, historien de l’art, dit à leur propos :

« Leurs tableaux se donnent à lire comme un questionnement sans cesse répété sur la fonction de l’art, sur la nature de l’image et sa possible manipulation, sur son impact et son pouvoir démythifié ».

L’œuvre Considération sur la métaphysique conservée au musée des Beaux-Arts de Pau est créée en 1972, moment de la fin du franquisme, époque clef donc pour Equipo Cronica. Les deux espagnols avaient pour habitude d’insérer une référence au franquisme dans presque toutes leurs toiles. Nous pouvons nous demander comment, à partir d’une œuvre énigmatique à l’iconographie empruntée, Equipo Cronica arrive à délivrer une critique du gouvernement espagnol. Pour tenter de répondre à cette question, nous commencerons par identifier les différents éléments et nous les replacerons dans l’esthétique typique d’Equipo Cronica. Dans une deuxième partie nous aborderons les emprunts faits à l’histoire de l’art, et particulièrement au Greco et à De Chirico pour la chair du tableau. Enfin nous allons aborder le but de l’œuvre : la dénonciation du franquisme, volonté politique que nous pourrons comparer à d’autres œuvres du groupe.

Considération sur la métaphysique

Peinture acrylique sur toile mesurant 140x140cm, Considération sur la métaphysique représente un homme au centre agenouillé près d’un certain nombre d’objets. Le personnage représente Saint François, la palette utilisée pour son habit et son visage lui donne un air plutôt cadavérique, il tient un œuf dans ses mains. Cet objet, fréquent dans l’iconographie chrétienne, prend la symbolique petit à petit de la résurrection du Christ. L’œuf pose également la question des origines : est-ce l’œuf qui fait la poule ou la poule qui fait l’œuf ? Il évoque la promesse de tous les possibles en gardant l’incertitude quant au devenir du sujet qu’il abrite. Certains pensent qu’il s’agirait plutôt d’une tête de mannequin.

Au sol, nous retrouvons un morceau de colonne, qui fait émerger tout un imaginaire du passé, le lien entre les humains et Dieu. Mais ici il n’en reste qu’un morceau donc ces idées sont fortement mises à mal. Juste à côté se trouve le triangle, symbole métaphysique et maçonnique ; dans la religion chrétienne, il est synonyme de Trinité. Concernant le poids, on remarque qu’il est la cible du regard de Saint François, créant un jeu entre l’œuf et le poids puisque ce sont les seuls objets en contact direct avec le Saint. Jeu qui garde encore tout son mystère. Côté droit, la petite balle blanche semble être une balle de golf trouvant son contexte avec le sol vert évoquant un green. Les formes colorées font penser à des outils de géométrie, de perspective. On peut y voir la notion de rationalité. Le dernier élément est donc un morceau de cadre brun clair, nous reviendrons sur chacun de ces objets par la suite.

Esthétique d’un duo

Cette œuvre est beaucoup plus calme que la plupart des compositions d’Equipo Cronica. Le duo est connu pour son aspect ludique et l’usage massif du détournement. Ici, le Saint François a été emprunté au Greco et les objets à De Chirico. Concernant le cadre, habituellement de peu d’importance, il est ici un réel élément du tableau. Il n’est pas uni : le coin inférieur gauche est plus clair que le reste. Cette partie qui détonne nous la retrouvons dans le tableau : le dernier objet sur la droite. L’explication reste incertaine, mais cet usage n’est pas isolé dans le corpus du duo. Nous retrouvons le même intérêt dans Le Patio des tentations (1972) et Trois nuages sur un empire (1973). Les dates correspondant à Considération sur la métaphysique (1972), nous pouvons en conclure qu’il s’agissait d’une préoccupation d’Equipo Cronica à cette période.

Outre cette esthétique propre à Valdès et Solbès, certains des moyens sont partagés avec les autres artistes de la figuration narrative. Le fondement de ces mouvements est la volonté de renouveler le langage plastique en bouleversant les codes de la représentation, beaucoup utilisent la peinture comme outil de contestation. Les inspirations viennent des bandes dessinées, des photographies, des publicités et du cinéma. La désacralisation de l’histoire de l’art est courante afin de dénoncer un goût trop consensuel.

S’attaquer à l’histoire de l’art sacralisée

El Greco et son Saint François et frère méditant sur la mort

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El Greco, Saint François et frère Léon méditant sur la mort (v.1600-1605)

Le Saint François peint ici provient de Saint François et frère Léon méditant sur la mort du Greco. Cet artiste symbolise à la fois la sacralisation de l’histoire de l’art et l’utilisation nationaliste que faisait le régime franquiste des œuvres dites espagnoles – à savoir que le Greco est né en Crète mais s’est installé durablement à Tolède -. Ce Saint, fondateur de l’ordre franciscain, est le premier depuis le Christ à être considéré par l’Église comme un parfait chrétien. Partisan d’une pauvreté absolue il se retire en 1224 sur le mont Alverne où le Christ lui aurait apparu et les rayons lumineux lui aurait fait apparaître les stigmates de Jésus. Il meurt deux ans plus tard et est rapidement canonisé. Doté d’une iconographie prolifique, ses attributs sont la cordelière, le crucifix, la robe de bure et les stigmates.

La similitude entre les deux saints est presque parfaite. La couleur de la robe de bure est devenue grise ce qui permet d’individualiser le personnage par rapport aux autres éléments (plusieurs dans les tons bruns) et de renforcer le caractère mélancolique du tableau. Comme chez le Greco, le coin supérieur gauche est ouvert.
L’œuf a ici une place particulière par rapport aux autres objets : il prend la place du crâne dans l’iconographie franciscaine. Le transfert d’objets démontre une volonté d’accentuer la symbolique de l’œuf.

De Chirico et sa peinture métaphysique

Cet œuf (ou cette tête de mannequin?) provient de l’œuvre de Giorgio De Chirico. On le retrouve plusieurs fois, notamment dans Hector et Andromaque. La tête des deux personnages a été remplacée par cet œuf, où le nœud le plus proche du notre semble être le visage d’une femme. Le fait de placer un même objet à la place des têtes de plusieurs personnages permet de les faire appartenir au même groupe sans avoir à les individualiser, l’œuf devient symbole du visage, de la tête et enfin de cette population qui habite la peinture de De Chirico.

Les formes géométriques ne sont pas exactement les mêmes mais l’inspiration est chiriquiesque. Dans Les Muses inquiétantes, l’objet au premier plan a les mêmes caractéristiques que chez Equipo Cronica. Évocation des recherches sur la perspective ou sur les sciences et les rationalités, ces objets confèrent une qualité pragmatique et une certaine légitimité scientifique à la scène. Nous retrouvons le fragment de colonne dans Les Jouets du roi et le triangle dans La Muse du silence.

La proximité avec De Chirico ne s’arrête pas au simple emprunt d’éléments dans ses œuvres. Il a fondé en 1916 le mouvement de la peinture métaphysique italienne. Le nom du tableau d’Equipo Cronica ne peut être tout à fait étranger à cela. C’est le grand retour à la figuration proche de la Renaissance italienne. Ces peintures aux sujets hors contemporanéité ont pour but de poser des interrogations métaphysiques à travers des images mystérieuses. Nous avons là les prémices du surréalisme qui vient quelques années après.

Dénoncer l’État espagnol

Contenu subversif de Considération sur la métaphysique

Outre désacraliser l’histoire de l’art en effectuant ces emprunts, le duo d’Equipo Cronica avait un autre but : dénoncer l’État espagnol. Ils disaient eux-même vouloir :

« faire éclater le champ clos de l’art par une réflexion sur les problèmes de la réalité sociale, locale et politique »

L’atmosphère du tableau est calme : ils ont sûrement voulu mettre en avant ces années difficiles pour la population espagnole. C’est un moment crucial pour le régime de Franco, sur la fin. Cette dictature se voulait très catholique mais ne respectait aucun des préceptes de la Bible. C’est cette hypocrisie, cette mauvaise foi, que Valdès et Solbès ont voulu représenter avec Saint François qui, lui, a su faire les sacrifices nécessaires pour être un bon chrétien. Il tient dans ses mains l’oeuf, symbole de la population espagnole et de son sort. Et devant lui : l’État espagnol avec sa balle de golf attribut de la bourgeoisie, sa pseudo-rationalité, sa science ; ses accointances avec des groupes plus ou moins officiels mais surtout les ruines qu’il laisse derrière lui.

Le duo consacre leurs œuvres à dénoncer Franco jusqu’à la chute de son régime en 1977. A titre d’exemple nous pouvons citer la série Guernica (1969) reprise de Picasso. C’est une image très forte car elle résume à elle seule la résistance au régime.

Considération sur la métaphysique n’a pas encore livré tous ses secrets, elle offre plusieurs niveaux de lecture : forme pure, détournement et sens détourné. La parodie qu’ils utilisent nécessite la compétence du public à déchiffrer l’œuvre et cela à partir de la reconnaissance et de l’identification des œuvres sources. Cela pose le problème de l’accessibilité à tous : 40 ans après, comment comprendre une œuvre comme celle-ci ? En tout cas il est probable qu’ils ne pensaient pas accéder à l’institution muséale et être accrochés à côté des artistes qu’ils entendaient critiquer. Nous pouvons nous demander si placer en musée des œuvres de contestation ne modifie pas leur sens premier, ou bien quel type de musée faut-il pour des œuvres comme celles-ci.


Bibliographie:

Juliette Bertron, « Usage(s) politique(s) de la parodie chez Eduardo Arroyo, Equipo “Cronica” et les Malassis », Revue TRANSVERSALES du Centre Georges Chevrier – 4 – mis en ligne le 12 novembre 2014
Gaston Duchet-Suchaux, Michel Pastoureau, La Bible et les saints, édition Flammarion collection Tout l’art, Paris 1990, 2e édition (2006)
Fabrice Parisot, « Hors-limite: Equipo Crónica ou l’éclatement du message narratif », Cahiers de Narratologie [En ligne], 16 | 2009, mis en ligne le 25 mai 2009, consulté le 04 février 2017. URL : http://narratologie.revues.org/1042
Corinne Morel, Dictionnaire des symboles, mythes et croyances édition L’Archipel, 2005 Paris

3 commentaires

  1. Une découverte pour ma part. Les figures colorées et géométriques me rappellent les jeux en bois, ou les casse-tête pour les enfants:cela sonne comme un défi-comprendrez-vous le sens de ce tableau? Cela semble aussi une sorte d’insolence, qui se moque du caractère très solennel des représentations religieuses. Les analyses que vous proposez sont stimulantes et nous impliquent dans un désir d’interprétation. Merci et bravo!

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