
Ce tableau de Lucio Fanti a fait l’objet d’une conférence en avril 2016 présentée au Musée des Beaux-Art de Pau, cet article se veut une restitution de ma présentation.
Le Fauteuil de Lénine à Smolny en 17 de Lucio Fanti est une oeuvre exécutée en 1975. Cette huile sur toile fut achetée à Fanti l’année de sa création et est en dépôt à Pau depuis 1984. Lucio Fanti est né à Bologne en 1945 puis il se rend à Paris à la fin des années 1960 où apparaissent plusieurs mouvements picturaux importants comme la figuration narrative. Cette période est marquée par les guerres du Vietnam et d’Algérie, où les horreurs militaires sont transmises par les mass-médias. La population est face à un nouveau flot d’images composé de clichés de photo-reporters, de publicités pour la société de consommation naissante, de bande-dessinés et de cinéma. L’actualité politique, surtout à Paris, sera essentiel pour les artistes du cercle de Lucio Fanti : mai 68 est en effet une date clef pour beaucoup d’entre eux.
Une touche et une volonté particulière
Lucio Fanti nous livre une œuvre originale et même s’il fut proche de la figuration narrative, il a su garder une touche très personnelle. La palette est restreinte : camaïeu de bleu et de gris qui donne une atmosphère onirique accentuée par le ciel presque écrasant et ce qui semble être une étendue d’eau. Le tableau présente une scène figurative assez sombre avec un cadre classique. Le fauteuil est recouvert d’un drap blanc et est animé de plusieurs plis habilement réalisés. Il est accompagné d’un canapé et d’une table qui se terminent hors cadre. Le ciel est très nuageux et laisse une percée de lumière au centre. Le sol, si nous pouvons le nommer ainsi, est indéterminé, semblant se rapprocher de l’eau avec une ombre inexplicable qui s’avance vers la porte ou bien vers nous.
La notion d’espace est ici explosée par cet agencement impossible d’un intérieur composé d’un canapé, d’une table, d’un fauteuil, d’une porte et d’un tableau, dans cet extérieur presque surréaliste. La porte et le tableau tiennent d’ailleurs sans aucune paroi. Il est difficile également de comprendre comment est divisé l’espace de la scène : est-ce que le fauteuil est dans une « salle » à gauche et le tableau dans une autre à « droite », séparée par la porte fermée, ou est-ce que le tableau est dans un espace plus profond et la porte serait alors ouverte… La porte semble être reflétée par un effet miroir. L’artiste cherche à troubler le spectateur pour faire éclater le rationalisme et l’attente figurative réaliste dont nous pouvons être animé. Ce décalage d’espace est d’ailleurs typique de la figuration narrative.
Il reste néanmoins une partie identifiable dans cette œuvre : nous pouvons reconnaître le fauteuil, déjà par le titre, et aussi par une œuvre d’Isaac Brodsky Lénine à Smolny de 1930 que nous verrons plus en détail par la suite. Le fauteuil fait ici référence à la présence de Lénine à l’institut Smolny de Saint-Pétersbourg, bâtiment choisi par le leader marxiste comme lieu de réunion des bolchéviks où s’est préparée l’insurrection du 25 octobre 1917. Le gouvernement soviétique y était installé les premiers temps avant de déménager à Moscou, laissant sa place à la section locale du PCUS. Smolny symbolise les premières décisions de Lénine et de son groupe, à commencer par le renversement du pouvoir tsariste. Lénine vivait dans cet institut et passait des heures à travailler sur ce fauteuil sans dire un mot.
Un tableau dans le tableau
Ce tableau fait donc une double citation à l’histoire de l’art : le fauteuil de Brodsky et le tableau de droite. Les citations font généralement appel à des images connues du plus grand nombre pour inciter à une identification rapide et à un jeu sur le sens, souvent détourné de cette figure empruntée.
Le choix du fauteuil est loin d’être anodin, nous pouvons ajouter qu’il s’agit d’un thème privilégié du réalisme socialiste, courant artistique officiel en URSS et pour ses partisans, comme nous pouvons le voir dans Lénine conversant avec des paysans de Vladimir Aleksandrovich Serov, œuvre également inspirée de Brodsky comme nous pouvons le voir. Brodsky fait parti du groupe néo-réaliste de l’Association des Artistes de la Russie Révolutionnaire dont le but est de dépeindre la Russie révolutionnaire. Leurs sujets sont les travailleurs, les soldats et les figures politiques. Brodsky fait rapidement de Lénine sa spécialité, choix compliqué d’ailleurs puisque le leader refusait catégoriquement de poser et tolérait à peine la présence d’artistes dans son bureau.
La seconde citation est beaucoup moins claire par contre. Nous sommes face à deux possibilités : l’œuvre représentée a pu être une référence connue à l’époque de Lucio Fanti mais ne l’est plus aujourd’hui, rendant son identification complexe, soit l’artiste n’a pas voulu réaliser une citation identifiable. La première hypothèse semble dure à tenir : l’œuvre a été réalisée en 1975, c’est très récent et on ne perd pas des références aussi vite. Elle peut aussi citer une œuvre extra-européenne et nos connaissances euro-centrées nous bloquent. Le thème développé dans ce tableau pourrait être celui d’Aphrodite et d’Adonis, le style faisant penser à un développement de scène mythologique. Rapidement, rappelons qu’Aphrodite est la déesse de l’amour (assimilée à Vénus) qui enchaîne les aventures extra-conjugales avec notamment le jeune Adonis. Ce dernier, un jour de chasse, décide d’affronter un sanglier qui le charge et le tue. C’est la scène de la mort qui a pu être représentée ici, avec l’homme agonisant et Aphrodite le pleurant. Le lien entre cette histoire mythologique légère et Lénine paraît bien obscur, à moins de partir dans des symboliques périlleuses. Il me semble difficile d’expliquer cette possible relation sans plus d’informations sur le tableau cité.
Dans la seconde hypothèse, la non-identification est le but de l’artiste. L’important ne serait alors pas dans la compréhension de la scène en elle-même mais dans ce que ce tableau peut représenter. En effet, l’âge d’or de la figuration était pour beaucoup dans les représentations mythologiques ou bibliques de la Renaissance. C’est alors le symbole de la peinture traditionnelle que Lucio Fanti cite et non plus un tableau en particulier, car c’est à cette peinture qu’il adresse son œuvre. Il démontre avec le Fauteuil de Lénine qu’une autre figuration est possible, en respectant la touche réaliste tout en s’autorisant des libertés avec les notions d’espace-temps. On peut d’ailleurs mettre cette hypothèse en parallèle avec la citation de Brodsky, qui pourrait être là, outre pour son symbolisme politique, pour démontrer que le réalisme socialiste a trouvé ses limites et qu’on peut suggérer Lénine dans une œuvre non réaliste-socialiste. Lucio Fanti critiquerait alors les deux grandes écoles en même temps, ce qui est cohérent avec ses autres œuvres de l’époque et avec ses comparses de la figuration narrative.
Peindre l’Union Soviétique
C’est en 1969 que Lucio Fanti commence ce travail sur l’Union Soviétique qu’il terminera en 1981. Quand on lui a demandé ce qu’il peignait, il a répondu « l’Union Soviétique ». Il est ici à noter que l’artiste a baigné dans son enfance dans une atmosphère socialiste avec ses deux parents qui étaient de fervents défenseurs du bloc communiste. Il a même participé à un camp de pionniers pour adolescents, où l’idéologie et le mode de vie rêvé par le système communiste y étaient enseignés. Il n’a pas pour autant parcouru les différentes Républiques Socialistes, mais il s’appuie sur des photographies des pays, de sculptures et peintures officielles. Il représente aussi des objets conservés dans différents musées comme par exemple la lampe qui, de façon légendaire ou réelle, était témoin du travail de Lénine pour le futur du peuple russe. On retrouve cette lampe dans deux toiles de Lucio Fanti C’est à la lumière de cette modeste lampe que Lénine exilé préparait les lendemains de la Russie I et II.
Nous retrouvons ici, et surtout dans la deuxième version l’importance du ciel. Dans Poèmes inutiles de 1975, la ressemblance avec le ciel de notre œuvre est encore plus frappante. Réalisées la même année, les deux œuvres présentes ce côté onirique très freudien. Le titre est peut être en rapport avec le poète Maïakovski qui aura une place privilégiée chez les artistes de la figuration narrative. Meneur du groupe futuriste, il était adhérent au parti bolchevique depuis son adolescence, connu notamment pour un poème de 3000 vers intitulé Lénine et publié peu de temps après la mort du leader soviétique. Maïakovski est considéré par certains comme le représentant de la première période artistique de l’Union Soviétique, la plus progressiste, la moins codifiée et la plus intéressante sur la question des innovations. On peut poser ici l’hypothèse d’un double hommage-critique à Lénine, symbole de la Révolution d’Octobre, des idéaux marxistes, et à Maïakovski, symbole d’un art progressiste délié des carcans de la bourgeoisie.
Dans cette série, plus généralement, il est important pour l’artiste d’emprunter des images officielles avec un sens du détournement particulier, pour montrer une sorte d’envers du décor. On pourra citer ici Baigneuses soviétiques de 1971 : ce groupe de jeunes femmes, tirées d’une photographie officielle, est installé au premier plan paisiblement. Le caractère inquiétant est amené (comme souvent chez Fanti) par la couleur, des nuances de verts pour les baigneuses qui se mélangent avec la verdure environnante, alors que le ciel rouge paraît presque angoissant, se rapprochant des jeunes femmes et de nous-mêmes.
Entre volonté partisane et volonté critique
Lucio Fanti refuse la peinture manichéenne où l’Union soviétique pourrait être dépeinte comme idéale, comme dans l’art de propagande, ou bien comme insoutenable. Il livre une œuvre où la critique n’est pas totale, parfois même pas tout à fait compréhensible. S’il était dans une volonté purement partisane, il aurait pu joindre son réalisme au réalisme-socialiste, établi clairement par Jdanov en 1934 :
« Vous devez connaître la vie pour pouvoir la dépeindre dans vos œuvres, la dépeindre non pas scolairement, comme un objet mort, ni même comme une ‘réalité objective’, mais dépeindre la réalité dans sa dynamique révolutionnaire. Ensuite, vous devez, conformément à l’esprit du socialisme, combiner fidélité et représentation artistique historiquement concrète avec le travail de remodelage idéologique et d’éducation des travailleurs. ».
Nous remarquerons ici que l’œuvre de Brodsky précède cette déclaration de 4 ans. En effet, les artistes fidèles à la pensée d’Octobre n’attendront pas Jdanov pour choisir le réalisme comme mode d’expression général. Le tableau du jeune soviétique est d’ailleurs considéré comme la première véritable peinture du réalisme socialiste. Sans adhérer au réalisme socialiste, d’autres artistes de la figuration narrative ont témoigné de leur sympathie envers le mouvement communiste, comme par exemple Giangiacomo Spadari avec Die rote Fahne, portrait de Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, les deux leaders de la Ligue Spartakiste en Allemagne.
Nous devons ici nous interroger sur la dimension critique de l’œuvre. Il est évident qu’il manque ce qui pourrait paraître essentiel : Lénine. Comment justifier son absence alors qu’il est le thème du tableau ? Fanti a plusieurs fois représenté le leader et donc cette absence est une spécificité de cette toile. Lénine, qui a bénéficié d’une multitude de représentations, était en effet devenu le symbole de la Révolution et des idées d’Octobre. Plus que sa personne, c’était ses idées que les artistes montraient. Sa figure a d’ailleurs contribué au développement de l’art soviétique jusqu’à un point de sclérose qu’il ne connaîtra pas. Plusieurs possibilités s’offrent à nous : critique de Lénine, de sa politique (d’où sa suppression), ou critique de la banalisation de son image dans les représentations officielles. On peut penser ici aux cheminots de la ligne de Kazan qui refusaient les représentations du révolutionnaire en disant :
« Nous insistons […] pas de Lénine en série […] Ne créez pas un culte sur le nom d’un homme qui toute sa vie a lutté contre toute espèce de culte. Ne faites pas commerce des objets de ce culte. Ne faites pas commerce de Lénine ! ».
Maïakovski également s’était opposé violemment à toute représentation du dirigeant en disant que personne ne pouvait le remplacer, qu’il y avait besoin de représenter des actualités et de ne pas tomber dans la nostalgie du passé immédiat. On pourra alors rapprocher notre pensée avec l’oeuvre Lénine in vitro de Lucio Fanti toujours, en 1970.
On y voit ce qui semble être un buste de Lénine sous vitre, dans une sorte d’atmosphère de sacralisation, la pièce elle-même semblant appartenir à un musée. Notons qu’ici aussi, comme pour Le Fauteuil de Lénine, l’espace est disloqué : les murs ont disparu au profit du ciel qui contraste avec la palette sombre des personnages et des objets « intérieurs ». Il peut s’agir ici d’une critique de la sacralisation de la figure de Lénine. En le faisant disparaître sur notre représentation, Lucio Fanti met en évidence le trop plein de Lénine.
Lucio Fanti intègre une distance dans la représentation et la volonté critique de son œuvre déroute à plusieurs égards. La plupart des artistes de la figuration narrative utilisent des procédés beaucoup plus clairs pour exprimer leurs idées comme Fromanger avec sa série Rouge. On comprend dès lors que Lucio Fanti ne s’attardera pas dans ce mouvement qui ne lui convient pas sur le long terme.
Pour conclure, il paraît important de noter que Lucio Fanti a participé à plusieurs expositions avec les artistes de la figuration narrative, et ce dès 1968 avec des événements politiques comme « Salle rouge pour le Viêt Nam » ou « Police et Culture » I et II et d’autres plus généralistes comme les divers Salon de la Jeune Peinture. Mais à la fin des années 1970, il quitte le mouvement en même temps que le thème de l’Union Soviétique. Nous pouvons dire que ce mariage de courte durée aura eu la chance de se trouver au bon moment pour permettre aux deux de se nourrir de l’autre et d’avancer. Il en avait fini avec la peinture politique, celle qui lui rappelait son enfance, et passe par la suite à des peintures de natures mortes où la figure humaine disparaît presque totalement. Au début des années 2010, il réalisait encore des décors de théâtre.
Lectures indicatives:
Figuration narrative, paris 1960-1972, J.-P. AMELINE, B. AJAV, A. BERGEROT, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2008
« Le réalisme socialiste et ses modèles internationaux », JérômeBAZIN, Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2011/1 (n° 109), p. 72-87.
La Nouvelle figuration : une histoire de 1953 à nos jours, figuration narrative, jeune peinture, figuration critique, Jean-Luc CHALUMEAU, Paris, Cercle d’art, 2003
La Figuration narrative, Gérald GASSIOT-TALABOT, Nîmes, Centre National des Arts Plastiques et Edition Jacquelines Chambon, 2003
L’art totalitaire, Union Soviétique, IIIe Reich, Italie fasciste, Chine – Igor GOLOMSTOCK, Paris, 1991, édition carré
La Figuration narrative, Jean-Louis PRADEL, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2008
« Migration de Mai-68 : de l’affiche à la bande dessinée », Bertrand TILLIER, Sociétés & Représentations 2008/2 (n° 26), p. 239-245.
« Images, lettres et sons », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2016/1 (N° 129), p. 175-189
Centre Pompidou, Fiche de salle pour l’exposition Gérard Fromanger 2016 [en cours]
Grand Palais, « Artistes de Figuration narrative » [consulté le 4 mars]
http://www.grandpalais.fr/fr/artistes-de-figuration-narrative
Base Joconde pour toutes les œuvres présentées et conservées dans l’État français
« L’art engagé de la Figuration narrative », Henry BALLET et Philippe DAGEN, Le Monde publié le 15/04/2008 [consulté le 4 mars]
http://www.lemonde.fr/culture/article/2008/04/15/l-art-engage-de-la-figuration-narrative_1034423_3246.html
« Neorealism and socialist realism », Twentieth-Century Russian Drama [consulté le 2 avril]
http://max.mmlc.northwestern.edu/mdenner/Drama/visualarts/neorealism/32brodsky.html
Site de l’artiste Lucio Fanti
http://luciofanti.com