
Picasso à Landerneau, la promesse est on ne peut plus alléchante. Cette petite ville bretonne a désormais l’habitude de voir déambuler dans ses rues pavées des amateurs d’art, se dirigeant droit vers le fonds Hélène et Edouard Leclerc pour la Culture. Celui-ci est établi dans une partie de la chapelle du couvent des Capucins, réhabilité en centre d’expositions. Ses murs de pierre beige, hymne à l’architecture bretonne d’antan, n’abritent rien de moins qu’un des plus importants fonds privés de dotations d’art contemporain français, initié par Edouard Leclerc et son épouse.
Ce fonds crée depuis plusieurs années des expositions monographiques mettant à l’honneur des artistes emblématiques du XXe siècle et du XXIe siècle, et quel artiste plus emblématique que Pablo Picasso pouvait être plus à même de poursuivre dignement cette tradition ?
A travers plus de 200 œuvres rassemblées, cette exposition se veut être une rétrospective à la fois intimiste et complète de l’œuvre de l’illustre peintre, en exposant ses diverses périodes et influences, de l’étudiant des Beaux-Arts barcelonais au style académique à l’extravagance des couleurs et des formes du cubisme, en passant par sa « Période bleue » (1901-1904) et sa « Période rose »(1904-1906).
Une œuvre titanesque jalonnée par des influences artistiques diverses
L’exposition débute par les premiers essais de Picasso, fortement influencés par son père José Luiz Blasco, peintre et professeur de dessin. Les premiers objets représentés sont inspirés par son quotidien, des pigeons par exemple, suivant ainsi la voie emprunte de naturalisme conditionnée par son parcours académique et par les œuvres patriarcales.
Petit à petit, le jeune peintre va délaisser les codes de son enseignement aux Beaux-Arts et va laisser libre cours à ses velléités artistiques. Un vrai tournant s’effectue dans son parcours artistique en 1904, lorsqu’il s’installe à Paris et prend un atelier au Bateau-Lavoir à Montmartre. Sous les influences des artistes de son temps, qu’il côtoie au cours de sa vie parisienne, comme André Salmon dans un premier temps puis Van Gogh ou Cézanne, Picasso voit s’ouvrir à lui de nouvelles perspectives. Ces rencontres bouleversent sa vision de l’art en déconstruisant les canons de beauté et les schémas académiques qu’il avait intériorisé jusque là et qui régissaient sa vision du beau. Ce virage artistique est d’ailleurs notable avec des œuvres comme les « Femme nue de face » et « Femme nue de profil » réalisées en 1908, représentant des nudités féminines aux contours épais et aux formes franches et géométriques, indubitablement inspirées par les arts ibériques et africains.
Picasso guidé par les femmes
L’amour de la femme et de sa représentation est un thème clé de l’œuvre de Picasso. Ses passions amoureuses avec Olga Khokhlova, une danseuse de ballet russe, puis avec Marie-Thérèse Walter, une jeune fille de dix-sept ans, n’auront de cesse d’influencer sa peinture, dont les figures féminines s’adapteront aux traits physiques et psychologiques de sa muse du moment. Ainsi, d’une Olga représentée par des traits angulaires et mordants succèdent des représentations de femmes dynamiques, aux contours plus doux, inspirées par la candeur et le désir suscités chez le peintre par la jeune Marie-Thérèse.
L’art de la guerre
La vie, et par extension l’œuvre artistique de Picasso, fut jalonnée non seulement par des bouleversements artistiques mais également par de grands affrontements géopolitiques. En effet, à l’approche du second conflit mondial, une angoisse et une tension croissante se font ressentir dans les tableaux de Picasso. A travers ses représentations de visages et de corps humains, s’inspirant notamment de Dora Maar, peintre et photographe que Picasso rencontre en 1935, Picasso utilise des tons plus durs, des traits plus marqués et plus violents. En dépeignant des vues d’ateliers et des paysages parisiens, Picasso trahit son enfermement et exprime sa crainte du dehors avec une palette plus froide et plus sombre.
L’après-guerre offre enfin à l’artiste espagnol un nouveau souffle, un renouveau. La fin du conflit mondial sonne le glas d’une période sombre pour Picasso, qui laisse de nouveau libre cours à sa créativité, en retrouvant la région de la Côte d’Azur, qui constitue un havre de paix propice à la création pour l’artiste. Les couleurs et la célébration du corps de la femme reprennent leurs droits dans ses tableaux.
Jacqueline, l’ultime égérie
Picasso rencontre Jacqueline Roque en 1952 chez Madoura, le céramiste avec lequel l’artiste collabore depuis des années. C’est une période de tension et de solitude pour Picasso, dont la compagne de l’époque Françoise Gilot vient de partir avec leurs deux enfants. Pour l’artiste vieillissant, Jacqueline représente un vent de nouveauté et à la fois de nostalgie, car cette femme aux cheveux bruns et au regard perçant et fier lui rappelle les personnalités féminines de son enfance, vêtues de leurs mantilles. Il la représente à de multiples reprises dans ses tableaux. Dans la seule année 1963, Picasso réalise plus de 160 portraits de Jacqueline.
Elle est souvent représentée assise, une position que Picasso affectionne particulièrement, et arbore un port altier, digne d’une reine espagnole. Son regard à la fois perçant et lointain semble suivre le spectateur et le subjugue, comme si Picasso avait voulu faire ressentir aux spectateurs de ses tableaux l’envoûtement dans lequel Jacqueline le plongeait. Il voit en Jacqueline tout ce qu’il a toujours désiré chez une femme : une muse, une mère, une oreille attentive, et bien sûr une artiste qui sache le comprendre et comprendre son art. Sa rencontre avec Jacqueline représente l’ultime revirement dans la peinture de Picasso. Il se retire de la vie publique et entame des peintures s’inspirant des grands noms de la peinture comme Velazquez ou Delacroix.
Un illustre nom mais mille visages
En sortant de cette exposition, le visiteur prend conscience de toute l’ampleur et la diversité de l’Œuvre de Picasso. Sa production de peintures est à la fois la preuve d’une véritable boulimie artistique, qui s’accentue encore dans les dernières années de sa vie, mais également d’un don pour se réinventer dans chaque tableau. Les différentes périodes qu’a suivi Picasso, amenant avec elles de nouveaux traits, de nouveaux sujets et de nouvelles couleurs, font l’essence de l’œuvre de l’illustre peintre : il est un caméléon, capable de se fondre dans un mouvement et d’en adopter les codes, pour ensuite mieux les repousser. Ce sentiment suscité chez le visiteur est d’autant plus fort lorsqu’il observe un mur recouvert de plusieurs portraits, tantôt un « Torero à la résille » tantôt un « Homme à la pipe ».
Ces différentes peintures paraissent être autant de traits de personnalités de Picasso, qui s’est refusé à s’enfermer dans un mouvement artistique unique.
Cette exposition rend un vibrant hommage à la puissance créatrice de l’artiste espagnol, à son Œuvre à la fois secrète mais à la résonance universelle, dont les toiles paraissent prendre vie sous nos yeux. Picasso nous fait côtoyer Olga, Marie-Thérèse et Jacqueline, nous amène jusqu’à Barcelone, Paris ou sur la Côte d’Azur.
Océane Théard