
Lumière tamisée, parfois des néons, des voix, des couvertures de magasines, des boîtes empilées, un immense tas de diapositives…et le génocide des Tutsi.
Voilà en quelques mots, une tentative de description de l’ambitieux Rwanda Project, également nommé Let There Be Light de l’artiste chilien Alfredo Jaar. Vingt-deux œuvres, que lui-même définit comme des essais de représentation du génocide des Tutsi du Rwanda qu’il conçoit entre 1994 et 2000. Chaque œuvre composant le Rwanda Project peut se lire de différentes façons mais toutes ont, en thème convergeant, le génocide. Bien que l’histoire des faits ciblés par la démarche soit trouble, Alfredo Jaar a su, en s’appuyant dessus, représenter non pas le génocide, mais sa non-visibilité au regard de la communauté internationale et des médias.
La démarche artistique s’est façonnée au cours d’un véritable processus, marqué par une connaissance historique approfondie. Tout comme dans ses autres travaux, Jaar fait preuve d’une grande rigueur méthodologique. Alors au Chili lors des faits, il décide de se rendre au Rwanda avec son assistant en juillet 1994 : ils vont d’abord à la capitale Kigali, puis dans les camps de réfugiés à la frontière rwando-zaïroise. De ce voyage, Jaar va ramener des enregistrements, des photographies et des entretiens avec les rescapés.

De l’ensemble du projet, nous nous concentrerons ici que sur les premières, celles de 1994 à 1995, 1995 étant l’année de la décision de Jaar de dédier un projet entier sur le génocide et non pas quelques œuvres individuelles. Notre choix dans ce premier article (d’une série de trois sur ce projet) s’est porté sur des œuvres exposées et non créées spécialement sur le site de l’artiste. Notre corpus traite spécifiquement des supports de communication et de la visibilité du génocide par les médias : sont donc concernées seulement quatre œuvres sur les six réalisées entre ces deux années à savoir Newsweek, Signs of Life, Rwanda,Rwanda ainsi que Real Pictures.
Qu’est ce que le génocide des Tutsi au Rwanda ?
Le génocide des Tutsi est un génocide ayant eu lieu, selon l’ONU, du 7 avril 1994 à juillet 1994, au Rwanda en Afrique de l’Est. Il est le résultat d’un contexte politique et sociétal troublé, favorisé par la construction historique d’une idéologie raciste et haineuse envers les Tutsi, une des trois communautés vivantes au Rwanda (parmi les Hutu et Twa). Le gouvernement rwandais, à dominante Hutu, appelle à la destruction de la communauté Tutsi, jugée comme ennemie, tout comme les opposants politiques au régime. Le nombre estimé de victimes est d’environ 800 000 morts a minima puisque le nombre est encore aujourd’hui discuté. Malgré l’engagement militaire de certains pays et structures hiérarchiques politiques, les massacres se sont déroulés dans une relative indifférence générale.
De la confrontation à la prise de conscience
Toute décision résulte d’une prise de conscience, en vue d’un potentiel changement. Le travail qu’a réalisé Alfredo Jaar sur le génocide des Tutsi en est un parfait exemple. Le fait de rassembler des œuvres sous le nom du Rwanda Project (en français Projet Rwanda) indique un parti pris par l’artiste et son intention de créer, de produire dans la durée : Jaar n’a pas prévu de dates butoirs. Le nom nous évoque également les recherches menées, puisque c’est un projet et de fait, évolutif selon les réflexions de Jaar. Comprendre le Rwanda Project est d’abord commencer par ses prémisses, c’est-à-dire faire face à des idées reçues, comme la perception du Rwanda mais aussi des massacres, ces idées reçues sont ensuite ramenées à leurs singulières réalités. Le Rwanda Project est apposé de cette juxtaposition : l’imaginaire et le réel. Jaar qui ne connaissait pas le Rwanda, a donc dû lui-même délaisser ses a-priori ainsi que les informations qu’il a eu sur les massacres et les données du pays.
Signs Of Life est l’une des premières œuvres. Réalisée sur le terrain même, au Rwanda, elle consiste en l’envoi de cartes postales touristiques achetées sur place avec le slogan « Rwanda : découvrez 1000 merveilles au pays des 1000 collines ». Les cartes postales représentent des animaux, des parcs naturels ou encore des danses traditionnelles. Jaar les envoie à des amis, des connaissances, avec pour seul texte : « Caritas Nazamuru is still alive ! », « Jyamiha Muhewanimana is still alive ! », « Canisius Nzayisenga is still alive ! ». Signs Of Life, comme son titre le mentionne, donne des signes de vie de personnes inconnues à d’autres personnes, sans affinité particulière, et, de fait, informe les destinataires de l’existence des personnes mentionnées. Un contraste se crée par l’image polissée, vantant les « merveilles » du pays et la réalité, à savoir le maintien en vie de la personne nommée. Ce maintien en vie est sous-entendu par l’expression « encore » en vie : ceci laisse penser que bien que cette personne soit vivante, d’autres ne sont plus en vie, contrairement à elle.
L’oeuvre Signs Of Life propose différents points de vue : tout d’abord, les images des cartes postales (danses traditionnelles, faune, etc) sont des photographies d’une réalité saisie à un moment donné, réalité qui peut avoir été compromise durant la période de l’envoi des cartes, à savoir le génocide. Le paradoxe se crée par la lecture de la phrase manuscrite, annonçant le maintien en vie d’une personne identifiée par son nom, en opposition avec les « 1000 merveilles » vantées par le slogan. Ce décalage va se retrouver tout au long du Rwanda Project.
A cela s’ajoute que cette première création ne donne que peu d’informations, voire masque volontairement le réel. C’est également un élément récurrent qui va faire poids dans la réalisation du projet.
L’exemption d’informations, le fait de cacher volontairement ou non des informations a été particulièrement appliqué dans le cas de la médiatisation – ou plutôt non-médiatisation – du génocide des Tutsi. C’est en partant de cet état de fait que Jaar a décidé de le faire constater au spectateur, en l’appliquant à son tour dans ses œuvres sur le génocide.
Pour parvenir à transmettre cette prise de conscience de l’exemption d’informations, Jaar a réalisé Newsweek, issue du magazine américain généraliste d’informations du même nom. L’oeuvre est formée de l’ensemble des couvertures de « une » du journal Newsweek entre le 6 avril 1994 à la première une consacrée au génocide par le journal, soit le 3 août 1994, lors de l’appel humanitaire. A ces dix-sept couvertures, il associe des faits historiques liés au génocide, ainsi que le nombre de morts à cette date. Un décalage se poursuit entre ce que le média a choisi de mettre en avant et la réalité rwandaise.
« Je suis revenu du Rwanda, et j’étais convaincu […] que les images n’avaient plus de force, n’avaient plus de pouvoir dans les médias, dans la presse en général. […] Donc je suis rentré avec des images vraiment horribles, plus de trois mille, et je n’ai pas su quoi faire avec ces images. Et donc j’ai créé des projets qui ne montraient pas ces images, où je voulais communiquer l’expérience de ces images, de cette information, mais sans les montrer. […] Ce n’est pas que les images n’ont pas de force, les images sont incroyablement fortes et elles ont un pouvoir extraordinaire, mais c’est que le contexte dans lequel elles sont montrées les noie complètement et elles n’ont plus d’effet. »
Alfredo Jaar, Mois de la Photo à Montréal, 9 septembre 2001
En considérant le génocide du Rwanda et sa médiatisation dans la presse, tant télévisuelle qu’écrite, Jaar s’est rendu compte de l’échec de communication et d’information mises en place, au point que les images n’avaient plus de puissance visuelle car noyées dans l’abondance d’images des médias. Il cherche donc, à travers le Rwanda Project, à redonner la visibilité nécessaire à ces images de génocide. Par différents moyens, que ce soit par Signs Of Life ou bien encore Newsweek, il reprend les codes de la communication. Signs of Life est un support de communication par son médium même, à savoir la carte postale. Newsweek en est un autre, directement issu du monde journalistique puisque c’est une couverture de magazine. Ces deux supports ont un champ d’action limité à leur diffusion: les cartes postales du Rwanda ne se trouvent qu’au pays même mais peuvent être envoyées à travers le monde, et que si l(es) expéditeur(s) provoque(nt) cet envoi. Pour le magazine Newsweek, sa publication et diffusion peut se limiter uniquement au territoire américain mais peut également s’étendre au monde, par la commande de particuliers à l’étranger.
Jaar va donc tenter, par une action en territoire européen et dans l’espace public de constater les réactions des passants. L’oeuvre Rwanda, Rwanda est l’occupation de cet espace sous format d’affiche d’abribus, par un visuel répétant le mot RWANDA.
L’action se déroule dans la ville de Malmö, en Suède, sur invitation à créer une œuvre dans l’espace public. L’artiste ne précise pas pourquoi cette ville en particulier ni la durée de cette action. Les affiches vont se retrouver dans les supports de communication de la ville et éclairés la nuit. L’effet visuel créé par la répétition du mot fait impact dans l’espace urbain, comme « un cri insistant » selon les mots de Jaar.
Bien que ces trois œuvres ne présentent pas d’images, du moins pas celles du génocide, elles ne parviennent pas à satisfaire pleinement Jaar. En effet, il n’utilise pas encore les photographies et autres éléments pris lors de son voyage au Rwanda. Progressivement, il va se concentrer sur les images mêmes et leur problématique : faut-il montrer ces images ? Comment les montrer pour qu’elles provoquent une réaction ? C’est ainsi que Real Pictures va prendre forme, œuvre faisant référence aux images du génocide, mais en ne les montrant pas. Un déclic va s’enclencher par la réalisation des Real Pictures, amenant Jaar à une remise en contexte des images saisies.
Vers une recontextualisation des images
Son constat de départ ayant été confirmé par son expérience, Jaar va s’interroger sur la qualité d’information, qu’il va associer à son questionnement sur les images du génocide. Cette recherche de la qualité d’information va se transmettre au spectateur par les quatre œuvres étudiées. Signs Of Life, Newsweek et Rwanda, Rwanda présentent des informations sous forme de brèves. Nous retrouvons ce souci de l’information dans Real Pictures. Or, contrairement aux autres, Real Pictures suggère par son titre, des images réelles : toutefois, ces images ne sont pas montrées car disposées à l’intérieur de boîtes d’archives. Les images ne sont visibles que par représentations mentales, conçues à partir des descriptions inscrites sur les boîtes.
Les boîtes sont empilées, édifiées en « monuments », selon les mots de l’artiste, de forme carrée, en mur, ou bien en colonne au sol selon un ordre précis : chaque monument a un texte défini, dédié à une personne ou à un lieu.
L’information devient très précise puisqu’elle décrit la photographie qui se trouve à l’intérieur de la boîte. La précision du texte peut devenir troublante dans la mesure où certaines photographies représentent des scènes de massacre. L’un des textes du monument consacré à l’église de Ntarama présente ceci : (traduit en français)
Eglise de Ntarama, Nyamata, Rwanda
40 kilomètres au sud de Kigali
Lundi 29 août 1994
Cette photographie montre le sol en dehors de l’église, qui commence à devenir envahie par l’herbe. Sur le sol sont deux crânes blanchis, tous deux avec des fissures énormes de coups de mort. Un des crânes a encore la chair pendante d’une joue, couverte de larves et de mouches. L’autre est blanchi complètement blanc. Les deux reposent sur des vêtements roses, bleus et jaunes, se fanant sous le soleil. Les gens ont refusé d’effacer les preuves des massacres comme témoignage du génocide dont ils ont été témoins.
Ainsi, Jaar présente un autre aspect de l’information, la tendance au voyeurisme du photojournalisme et des médias, basculant vers la surabondance d’informations. A trop vouloir informer, le sens originel (ici un massacre devant une église) s’efface par la surabondance de détails, parfois non nécessaires à la compréhension de l’image. L’artiste cherche un autre moyen de toucher le public et cela par son individualisation, en extirpant le spectateur de la masse.
Toutes les œuvres étudiées jusqu’alors sont des œuvres ayant été montrées à un public ciblé – Signs of Life, uniquement les destinataires des cartes – ou bien à un public plus vaste mais limité une fois de plus avec Rwanda, Rwanda et les habitants de Malmö. Newsweek n’est exposée que plus tard, en association avec les autres œuvres du Rwanda Project, à partir de 1995.
L’individualisation du spectateur va donc s’opérer et se penser par la réalisation des Real Pictures : en effet, l’œuvre est conçue de façon à ce que chaque monument soit indépendant et autonome. C’est-à-dire que les monuments créés peuvent être assimilés sans avoir de lien avec les autres : par exemple, l’installation est assemblée de telle sorte que l’éclairage de chaque monument ne soit pas entravé par les ombres du public de l’exposition. De plus, la pénombre imposée comme critère, vérifiée par la fiche d’installation des œuvres, peut inciter à une individualisation du spectateur. Jaar, par les Real Pictures, cherche à mieux toucher son public. La luminosité minimale permet en outre de créer une ambiance de recueillement. Loin de vouloir associer la vision du deuil, comme le public pourrait le croire avec les Real Pictures, Jaar approfondit davantage les possibilités des matériaux récoltés sur le terrain.
Faire lumière : Let There be Light
Let There Be Light : The Rwanda Project devient ainsi lors de l’exposition des Real Pictures en 1995 à San Francisco. Faire lumière littéralement, comme Jaar le dit : « un moment donné, j’ai été invité à faire une expo, et donc je me suis dit que je voulais quand même essayer de récupérer ce respect pour les images ». C’est aussi une stratégie de survie : « […] Il faut se demander comment une image qui représente la souffrance, perdue dans une mer de consommation, peut encore nous atteindre. Malheureusement, dans la plupart des cas, elle en est incapable. […] C’est pourquoi je considère mes installations comme des exercices futiles, utopiques, qui ne sont nécessaires qu’à ma propre survie. »
Le Rwanda Project est ainsi un support, un récapitulatif sur le génocide des Tutsi et sa perception à l’échelle internationale, sans au final de limite de durée puisque Jaar réfléchit à son évolution au fil du temps.
Bibliographie sélective sur le Rwanda Project (pour une bibliographie plus complète, s’adresser à l’auteure):
Jaar, Alfredo, Alfredo Jaar: Let there be light ; the Rwanda project 1994 –1998, Actar, Barcelona, 1998
Jaar, Alfredo, Alfredo Jaar : La Politique des Images, musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, JRP-Ringer, Zurich, 2007
Site de l’artiste Alfredo Jaar
Article écrit par Anouk Bertaux
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