
C’est une œuvre imposante et impressionnante par sa forme indéfinissable, tout comme ses couleurs et ses matières. Un imaginaire sombre se manifeste ici. Des plis et des choses cachées : seulement à demi dévoilé mais on ne sait pas de quoi il s’agit au juste. De plus, le titre ne nous aide pas davantage : Porte du Silence. Une contradiction entre un cri, étouffé, retenu mais puissant ?
Une rencontre, un face-à-face avec la Porte du Silence l’est en réalité avec nous-même. Comment parler de ce qui est indéfinissable ? A défaut d’ouvrir la Porte, étudions-la pour mieux la comprendre.
Cette production a été faite à l’aide de résine et d’acrylique sur une base de toile. Elle a été réalisée en 1999, sous le titre Porte du Silence et porte le numéro d’inventaire 99.1.1. A l’occasion de cet achat, sous la direction de Philippe Comte, le musée des Beaux-Arts de Pau était parvenu à mener une exposition sur Rémi Trotereau intitulée « Totems et tabous », de février à mars 1999. De cette exposition, il ne reste malheureusement que peu de choses, juste un petit fascicule d’une dizaine de pages. Cette œuvre n’a également pas de dossier au sein même de la structure où elle est exposée. Une seule publication a été entreprise par Michèle Heng. Pourquoi une mise à l’écart d’un artiste contemporain, si peu d’intérêt manifeste des commentateurs, et si peu de documentation alors même que l’on a affaire à un artiste local et vivant ? Sans doute parce que la production artistique de Rémi Trotereau dérange et fascine à la fois, ce que nous allons voir aujourd’hui.
L’œuvre
Description
Regardons plus attentivement ; cette œuvre fut réalisée avec des pièces de bois en plus de la résine et de l’acrylique. Dans les tons du bois vieillissant qui parcourent toute cette Porte, la toile se boursoufle, se fissure au centre, comme deux parties se séparant.

Ces deux parties se retrouvent cousues, clouées, comme reliées à tout prix. Or, si on observe attentivement, on remarque que cette boursouflure est enflée, comme si quelque chose poussait de l’autre coté de la toile. Ce relief est impressionnant dans la mesure où il atteint presque dix centimètres si on se met sur le coté pour l’observer.
La jonction des parties est en dent-de-scie, dont les extrémités sont cousues avec des liens de cuir. La jonction centrale est criblée de clous, ou du moins ce qui s’apparente à des clous, on ne peut réellement identifier ce qu’il en est. Au centre, au dessus de cette jonction, on peut observer ce qui s’apparente à un nœud de bois, très volumineux, entouré, ficelé de lien de cuir. On a donc des effets de matières très poussés dans notre cas ; d’ailleurs, on remarque que l’on ne peut catégoriser cette œuvre. Est-ce une toile, un tableau ou une sculpture ? Trotereau interroge le spectateur ; on ne peut retrouver ici quelque chose de proprement dit identifiable, et même le genre, la catégorie de cette œuvre est elle-même hybride.
Cette hybridation, cette confusion n’est pas anodine. Elle est même propre à cet artiste. Pour essayer de comprendre cette tendance, penchons-nous sur l’homme qu’est Rémi Trotereau.
L’artiste
Rémi Trotereau est né en 1956 à Vierzon. Issu d’une famille éclectique venue de divers horizons, à la fois géographiques, culturels et sociaux, ceci lui inculque un héritage culturel multiple et contradictoire. Son père a été meilleur ouvrier de France en décor céramique. Lui et ses amis étaient en réaction avec ce qu’ils appelaient « l’académisme » artistique occidental, ouvrant le champ de vision artistique de Rémi Trotereau, directement sur l’autre versant de l’art, en contradiction avec cet académisme. S’en suit le divorce de ses parents à l’adolescence, qui le pousse à se réfugier dans la musique. Il accepte l’enseignement d’un professeur, seul domaine où il tolère un maître.
Or, le volubile, ce qui s’évanouit dans l’air sans laisser de trace ne semble pas être son cheval de bataille mais demeure une passion. Il préfère se concentrer sur les traces, les empreintes, ce qui reste d’un passage. Il entre à la Porcelaine de Sologne pour créer des décors de service de table. Deux ans après, il cesse, comme lassé par la répétition de ces productions, qu’il caractérise « d’un confortable ennui ». Il se dirige vers la conception d’affiches, de peintures, dessins, vignettes pour les journaux et réalise quelques pièces de céramique utilitaires et décoratives. En parallèle, il mène des recherches avec un chimiste de la Manufacture de Sèvres sur les émaux sur porcelaine. Un incendie ravage son atelier et il perd tout.
A 28 ans, il part s’installer dans les Pyrénées, à Chèze précisément, avec sa compagne. Il met au point un procédé de fabrication sur les revêtements de sol et dépose un brevet industriel. Par le hasard d’une rencontre, il se retrouve aux Antilles, à animer des stages et mener des recherches sur les argiles pour l’élaboration d’objets en céramique. Il réalise quelques commandes de sculpture, dont le géant Polymère, qui naît en même temps que sa fille Eléa. Plusieurs géants suivent et suite au succès de ces géants, d’autres commandes d’entreprises de spectacle et publicité le sollicitent. Mais il se lasse et voyage au Burundi puis aux Etats-Unis, avant de revenir comme il le dit « dans sa tanière ». C’est à Layrisse qu’il se retranche, où le déclic s’effectue, où il a l’impression que la terre s’empare de lui, les deux faisant corps. Il réalise des toiles, cherche, et appose la matière de plus en plus dans ses productions, façonnant, déchirant, sculptant les toiles. Il exhume de terre les plus enfouis démons des entrailles de la terre, de nous-même, comme un archéologue mettant au jour des vestiges, un perpétuel combat. Rémi Trotereau montre ce qu’on ne montre pas, qu’on refuse de voir. Aujourd’hui, il vit toujours à Layrisse.
Une plongée au cœur de l’humain
Influences et points de vue
La lutte avec ce qui est caché, enfoui dans les couches de terre ou contenu dans les tripes, humaines et animales, traverse toute l’oeuvre de Rémi Trotereau. Ce qui est important pour lui est ce qu’on ne montre pas, ce qui est occulté, la tripe, le trivial, le corps périssable (la mécanique du corps, les profondeurs organiques, les fluides et les chairs repliées, l’intérieur du corps invisible sous l’enveloppe lisse de la peau).
Ce n’est pas le seul à s’intéresser à cela, on pense à Francis Bacon, qui a marqué Rémi Trotereau : Francis Bacon est un peintre anglais né en 1909 et mort en 1992, autodidacte, s’interressant de près à « peindre le cri plutôt que l’horreur ». Son œuvre la plus connue est Trois Etudes pour une crucifixion, qui a fait scandale à l’époque, en 1962. On remarquera la touche crue, le soin apporté à la représentation des chairs, d’une rare violence irréaliste.

Francis Bacon dira par ailleurs, lors d’un entretien avec Franck Maubert « Quand je vais chez le boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place des morceaux de viande. »
Rémi Trotereau a cette même perception, comme en témoigne cette citation :
« Entre la carcasse de l’animal et la nôtre, je ne vois aucune différence. »
Évidemment, cette vision choque : ces deux artistes montrent nos chairs, nos tripes, sans enjoliver la chose ni même la cacher. Ce n’est pas une simple dissection pour autant ou une étude anatomique comme le faisait Léonard De Vinci (1452-1519) ou encore Rembrandt avec son Boeuf Ecorché. Ici, avec Trotereau, c’est plus subtil, davantage ancré sur le psychisme. Ce qui anime ces artistes est la quête de la bête originelle tapie en chaque individu.
On retrouve là encore cette obsession chez l’artiste Vladimir Veličkovič, que Trotereau reconnaît comme influant son travail. Né en 1935, le peintre yougoslave est profondément marqué par les horreurs commises par les nazis en Yougoslavie dont il a été témoin enfant. Il résume son travail par cette phrase « En fait, je peins ce que l’homme fait à l’homme ». Prenons par exemple L’Homme face à la mort : une toile représentant comme l’indique son titre, l’homme attendant la mort.

L’homme est allongé, bras étendus, ouverts : le rendu est cru, comme si la scène était éclairée par une lumière brutale. Une douce violence se dégage de l’oeuvre. Le traitement des chairs rappelle Francis Bacon. Il ne faut pas oublier que Velickovick a réellement vu ces corps, écorchés, pendus, brutalisés, ce qu’il essaie de retranscrire. Bacon et Velickovick représentent des corps, que l’on peut identifier et par conséquent, cela choque moins car on les reconnaît. Or, Trotereau s’écarte : on retrouve ce tourment, cette fascination pour l’ambivalence de l’humain, qui se traduit par l’ambiguïté matérielle de ses œuvres. En réalité, il va peindre notre propre double, celui qui se cache en nous.
La force de Rémi Trotereau
Francis Bacon et Vladimir Velickovick sont les principales influences de Rémi Trotereau. Or, malgré de nombreuses similitudes concernant leurs travaux, comme la fascination pour la chair avec une véracité irréaliste pour la représenter, ceux-ci n’ont pas le petit plus que Rémi Trotereau a réussi à attraper pour subjuguer et déranger le spectateur. Trotereau est un archéologue de l’humain : il est parvenu à en attraper la quintessence, ce qui fait qu’il peut être bon mais aussi mauvais. C’est en ce sens que son travail peut être à la fois fascinant mais aussi dérangeant, mis à mal par cette ambivalence matérielle que l’artiste parvient à retranscrire.

On retrouve cette dialectique dans l’ensemble de ses productions, que ce soit par les toiles ou bien par les sculptures. Ses matériaux de prédilection sont issus de la terre, du bois, du charbon et de la pierre auxquels viennent se greffer des lambeaux de tissus malmenés, rêches, lacérés, enduits. Les ferrailles comme des clous des chaînes, ainsi que des cordes et autres liens de toute sorte viennent compléter son arsenal, tout ce qu’il lui faut pour redonner vie à l’organique. Un tel usage des matériaux de récupération comme ceux ci n’est pas chose extraordinaire dans l’Histoire de l’art : en effet de nombreux artistes au XXe siècle ont travaillé avec ces matériaux. Les matériaux contribuent à créer l’oeuvre, la façonner, à donner des natures étranges car non identifiables aux « choses » incluses dans ses œuvres ; est-ce du bois, un os, une mâchoire ? C’est un ingénieux savoir-faire qui est ici mis en place, renforcé par la monumentalité de ses œuvres, qui absorbent littéralement le spectateur. Il suffit de voir La Porte du Silence, pour se rendre compte de cette sensation. Il faut savoir que cette œuvre est une réalisation ayant des proportions assez raisonnables par rapport à d’autres productions.
De même, Rémi Trotereau exécute à l’instinct, sans travail préparatoire. Une fois le processus enclenché, il dit ne pas s’arrêter, même si le résultat fini est insurmontable, douloureux à voir : c’est un combat qu’il mène contre la matière. Le volume est pour lui une nécessité, il a beaucoup plus de mal sur une toile, un support plane. Il jouera alors d’autres médiums, comme de l’huile, de l’acrylique, des encres et parfois du café pour transparaître son propos. Un des points communs à ses travaux sur toile et ses œuvres monumentales est non seulement les couleurs de la terre et ses nuances mais aussi la constance des effets de griffure, de coulures et d’éclaboussures, apposant sa griffe à proprement parler par son graphisme torturé. Notre œuvre semble plus adoucie par rapport aux autres, comme vous pouvez le constater, mais est tout aussi puissante et inquiétante.
La Porte du Silence et autres œuvres
Une « simple » Porte ?
Rares sont les œuvres ayant un titre chez cet artiste comme le dit Michèle Heng « pour lui, donner un titre équivaut à brider l’imagination du spectateur ». Le fait que notre œuvre soit nommée est une exception.
En revanche, toutes les œuvres présentées à l’exposition « Totems et Tabous » de février-mars 1999 au Musée des Beaux-Arts de Pau sous la direction de Philippe Comte comportaient un titre : seize œuvres formaient cette exposition et ce sont les seules qui ont un titre comme par exemple Affaire de Coeur, qui comporte une pièce de bois se rapprochant de la Porte du Silence.

Il ne semble pas y avoir de lien entre les deux oeuvres. La Porte est la seule étant restée au Musée car elle fut achetée par ce dernier. Pourquoi elle ? La raison en est peut être la sobriété. Or, si nous observons plus attentivement notre Porte, cette dernière ne semble pas si innocente, bien au contraire.
En effet, le volume mis en avant par ces pièces centrales qui semblent pousser de l’intérieur vers l’extérieur oppresse le spectateur, comme si la chose qui est derrière allait, à un moment ou à un autre, parvenir à briser les coutures qui lient les parois. Cela pousse, et cette impression de danger imminent est d’autant plus accentuée par la présence des clous dans les pièces centrales, pour renforcer la fermeture à tout prix. Cette fermeture n’est pas efficace, on peut observer des ouvertures béantes ayant échapper à ce cloisonnement. On ne peut d’ailleurs voir ce qu’il pourrait y avoir derrière : quelque chose de bien plus impressionnant, de puissant, monstrueux sans doute, puisqu’on cherche à le cacher. C’est ainsi que le processus cognitif d’assimilation, de donner à tout prix une nature à un objet quelconque, de le reconnaître, s’engage : cette furieuse tendance n’est pas satisfaite dans l’art de Trotereau, ce qui fait que les spectateurs sont souvent désarçonnés face à ses productions, car ils n’arrivent pas à identifier ce qui les met mal à l’aise. Des personnes se sont penchés sur le cas Trotereau, ingénieux manipulateur de la matière, archéologue de notre être profond afin de mieux le comprendre et l’appréhender.
Des maux et des mots : quand les hommes parlent de l’art de Trotereau
Suite à l’exposition au Musée des Beaux-arts de Pau, Trotereau a suscité l’attention de divers milieux, souhaitant le mettre en avant, que ce soit le milieu littéraire mais aussi du point de vue de l’histoire de l’art. Il souhaite se réaliser seul, refuse qu’on le mette dans une catégorie : il aime la liberté, sa propre liberté. Qu’importe si l’oeuvre rebute, son corps à corps avec la matière a été accompli, comme un rituel. Philippe Comte d’ailleurs en guise de préambule, avait cité Totem et Tabou (1913) de Freud, dont voici un extrait :
« Dans l’art seulement il arrive qu’un homme, tourmenté par des désirs, fasse quelque chose qui ressemble à une satisfaction ; et, grâce à l’illusion artistique, ce jeu produit les mêmes effets affectifs que s’il s’agissait de quelque chose de réel. C’est avec raison qu’on parle de la magie de l’art et qu’on compare l’artiste à un magicien » Totem et Tabou, Freud, 1913
Philippe Comte dès la première page, s’appuie sur la vision mystique de l’artiste, que Freud avait à l’époque, ouvrage fortement contesté depuis par les ethnologues. Il est en effet tentant de tirer l’œuvre de Rémi Trotereau du côté de l’exploration des profondeurs psychiques, du côté de la psychanalyse.
Pour Philippe Comte, Trotereau exorcise ses fantasmes, des visions troublantes comme il le dit ici :
« Trotereau se fait sorcier et sourcier pour mieux nous transporter dans le domaine conscient et inconscient de ses fantasmagories. »
Voilà sans doute la raison pour laquelle un tel titre avait été donné à l’exposition de Pau qui d’ailleurs ne lui a pas complètement rendu justice. Toutefois, elle a eu le mérite de permettre sa reconnaissance. Plus justes semblent les vers de l’’écrivain Claude Ber en août 2000 au sujet des obsessions de Trotereau, à tel point que l’on pourrait rapprocher ces quelques vers à la Porte du Silence:
« Dedans il y a/
Il y a dedans/
Et ça doit sortir/
Sortir ça doit/
Ca veut sortir, ça doit ça veut exploser mais c’est contenu,enfermé, enfoui/
Sous une peau cousue/
Sous la peau/
La peau écran/
Sous le cuir bosselé et déchiré ça doit sortir/
Mais c’est/
Ca ne /
C’est enfermé. »
Cela pourrait se traduire comme une incapacité expressive, un refoulement de l’expression. Or, ce n’est pas le cas, car les œuvres produisent un effet saisissant au public : on ne demeure pas insensible face à une production de Rémi Trotereau. Claude Ber dit encore ceci :
« « Ca » crève les yeux. Au point, comme les mots et le mythe le disent à la lettre de devenir aveugle/ « ça » crève les yeux depuis l’origine de cette histoire qui raconte une origine où s’entrecroisent la fable et l’histoire, celle de l’individu, de l’espèce et du matériau qui se confond avec elles et parvient par le travail, aux deux sens de technique et de torture, à en recueillir une empreinte où piéger la mémoire. »
En mai 2001, l’historienne de l’art Evelyne Toussaint, ancienne professeure en Histoire de l’art contemporain et Esthétique à l’université de Pau et des Pays de l’Adour lui consacre un article intitulé « Faut-il interdire Rémi Trotereau ? ». Cet article dépeint la dimension dérangeante de l’art de Trotereau par ses thèmes violents, insoutenables et leur monumentalité. Selon elle, ces travaux font objet de catharsis, de purgatoire pour l’artiste. En ce sens, elles sont « insoutenables et nécessaires ». Ce n’est que sous la plume adroite de Michèle Heng, professeure en Histoire de l’art contemporain à l’université de Toulouse-Le Mirail, que Rémi Trotereau accepte un ouvrage sur lui en 2005. C’est, à ce jour, le seul et unique ouvrage consacré à cet artiste, réalisé par l’étroite collaboration entretenue entre Michèle Heng et Rémi Trotereau. Pour conclure, La Porte du Silence demeure ainsi une œuvre hybride, dont on peut tirer de nombreuses symboliques. C’est une réalisation dont on ne ressort indemne, comme happé par sa monumentalité et ce cloisonnement imposé avec violence pour ce qui se cache derrière cette porte. .
Cette indétermination nous intrigue, comme si derrière la porte close était tapie la part maléfique que chaque individu porte en lui. Rémi Trotereau la montre qui point ; il l’exhume des profondeurs, sans pour autant l’exhiber au grand jour.
Article écrit par Anouk Bertaux