
Dans l’article Shibari : de la torture à l’art et l’érotisme, nous avions pu aborder l’historique de ce jeu des cordes partant d’une pratique punitive à une volonté d’embellir et de sexualiser le corps. Les trois artistes présentés : Charles-François Jeandel, Seiu Ito et John Willie, ont posé les bases d’une représentation érotique très particulière. John Willie par le biais de la bande-dessinée a réussi à créer un personnage – Gwendoline – qui inspire toujours des fantasmes personnels comme des œuvres artistiques. Mais le shibari ou kinbaku perdure à travers les siècles jusqu’à aujourd’hui. Il est difficile de passer à côté de cet effet de mode autour de ce que certain.es magazines appellent du « soft BDSM ». En effet une version plus artistique, peut-être plus intellectualisé, de l’érotisation du corps de lae partenaire par le biais d’une pratique qui passe de l’underground au mainstream permet à plus de personnes d’oser, de l’assumer et d’en parler. Mais comment représente-t-on le shibari aujourd’hui ? Est-ce que ces images ont évolué par rapport à Seiu Ito ou Charles-François Jeandel ? Nous allons commencer à nous pencher sur la question avec quatre artistes contemporains : Nobuyoshi Araki, Kinoko Hajime, Nawashi Kanna et Hikari Kesho.
[Les illustrations de cet article présentent des corps de femmes pour la plupart nues, encordées de façon consenties]
Nobuyoshi Araki
Cet artiste japonais, met un point d’honneur à mêler la tradition et la culture japonaise à l’art du shibari. Ses figures s’inspirent de la mythologie tout autant que du manga. Pour lui, la photographie d’art se crée sur une tension entre le sexe et la mort. Ses créations comportent un nombre très important de nœuds, de dessins créés par le passage et l’enroulement des cordes, et sont donc d’une grande complexité. Pour les immortaliser il utilise des photographies en noir et blanc, où la vue du corps entier n’est pas obligatoire. Il peut choisir de concentrer le regard sur une partie du corps, ou de couper symboliquement la tête de sa modèle : cela sert en fait à désindividualiser cette dernière pour la transformer en simple objet de fantasme, que son corps ne soit plus qu’un corps et plus la marque d’une personne.
Kinoko Hajime
Tout comme Araki, Kinoko Hajime utilise de nombreux nœuds afin de créer une composition très esthétique où la corde a une existence propre et ne se limite pas seulement au corps. Nous le voyons bien dans la série aux cordes rouges : elles créent des formes à côté des modèles, l’œuvre devient une installation monumentale où le corps est un détail. Contrairement aux autres, l’utilisation de la suspension est quasi systématique et lui permet une grande liberté de création. Kinoko Hajime apporte de l’originalité à cet art en introduisant des cordes phosphorescentes. Appelé par certain.es le cyber rope cette nouveauté permet à l’artiste de complexifier les mises en scène et de jouer sur les lumières. Des critiques ont été formulées, le cyber rope ne respecterait pas la tradition, certain.es vont même jusqu’à dire qu’il ne s’agit même plus de shibari ou kinbaku.
Nawashi Kanna
Nawashi Kanna s’éloigne des manières de Hajime ou Araki, dans le sens où il met plutôt en avant une création minimaliste. Kanna ne travaille pas qu’en son nom, il évolue au sein de sa troupe du « Cirque Shibari ». Il met en scène des spectacles de shibari devant un public un peu plus large que ce que connaissent les autres maîtres shibaristes. Nawashi Kanna pratique une version plus dure du kinbaku, où il arrive à attacher chacun des doigts de sa partenaire et à bloquer sa respiration : c’est ce qui est appelé l’art du semenawa. Pour ce qui est des représentations de l’artiste pendant ses spectacles nous pouvons aisément noter le soin apporté à la mise en scène, à la tenue, à la coiffure et au maquillage de la modèle. Cette dernière, accompagnée de l’artiste, sont en habits traditionnels, ce qui peut paraître un détail mais qui garde son importance puisque Nawashi Kanna travaille avec des modèles qui ne sont que rarement nues.
Hikari Kesho
La plupart des maîtres shibaristes cités par les magazines, ouvrages ou exposés par les musées travaillent avec des modèles qui sont fines. Pour sa série « Boundless » (2005) Hikari Kesho a fait un choix différent. Il sublime le corps gros, les formes des femmes, en les érotisant avec ses techniques de kinbaku. Nous avions déjà pu parler du corps gros féminin et du poids des diktats qui pèse sur lui, mais aussi de l’importance de le représenter. L’artiste utilise ici uniquement le noir et blanc, ce qui accentue le côté sensuel des photographies. Hikari Kesho réduit la quantité de cordes et de nœuds et laisse voir la nudité de ses femmes qu’il qualifie de divines (au sens religieux du terme).
La question de la visibilité des corps divers rejoint celle des artistes femmes du shibari. En deux articles je n’en ai cité aucune car mes recherches n’en ont pas fait ressortir. C’est en écrivant ce texte que cette absence criante m’a sauté aux yeux : où sont-elles ? Pourquoi personne n’en parle ? Pourquoi n’y a-t-il pas de grandes artistes femmes du shibari ? Cette dernière interrogation vient évidemment soulever le texte mythique de Linda Nochlin sur la manière dont les historiens de l’art (terme non féminisé car ici je parle bien des hommes historiens de l’art) ont choisi de passer sous silence les artistes femmes. Si l’histoire des pratiques contemporaines du shibari n’est pas soumise à une littérature d’histoire de l’art très prolixe en raison de l’immédiateté de cet art et du manque d’intérêt des historien.nes de l’art pour tout ce qui n’est pas purement occidental, se pose tout de même cette question : à l’heure des médias indépendants et d’Internet pourquoi ne voit-on pas plus les femmes qui pratiquent le shibari / kinbaku ? En effet pour en trouver il faut préciser les mots-clefs alors que pour apprécier le travail d’artistes hommes une recherche générale suffit. C’est sur ce manque, ou plutôt cette visibilisation limitée que je reviendrai dans un prochain article réservé aux artistes femmes et le shibari / kinbaku.
Bon jour,
Je ne connaissais pas du tout. Je ne pensais pas que l’on pouvait ainsi attacher pour le plaisir.
Max-Louis
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