Des réminiscences médiévales au corps prothèse, la licorne de Rebecca Horn

Rebecca Horn, artiste allemande née en 1944, utilise de multiples supports comme l’installation, la performance, le film, le dessin, la photographie ou encore la sculpture. Son travail tourne autour de l’obsession du corps imparfait. Elle réalise des extensions qui ressemblent à des prothèses et qui explorent le rapport entre le corps (organique et mécanique) et l’espace. Rebecca Horn cherche à augmenter la sensibilité du corps dans l’espace :

« la recherche artistique de Rebecca Horn fait souvent référence aux perceptions sensorielles et au corps. Dans les années 1970, l’artiste réalise des prothèses qui accroissent ou inhibent la sensualité et la mobilité de parties du corps humain » (Alvarez González Marta, Les femmes dans l’art).

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Einhorn – Rebecca Horn (1970)

Femme, licorne, amazone… Einhorn de Rebecca Horn (1970) convoque un imaginaire ambivalent. Entre résurgences de la licorne médiévale et modernité, l’artiste crée une performance sur mesure. Elle est d’abord frappée par la manière dont se meut dans l’espace une jeune femme croisée au hasard : 

« Quand je l’ai vue pour la première fois dans la rue, en train de marcher (moi, je rêvais à mes licornes), son rythme étrange, un pas juste devant l’autre (…). C’était comme un écho de ma propre imagination. Ses mouvements, sa flexibilité (elle savait utiliser toute la longueur de ses jambes) mais tout le reste de sa personne : glacée, immobile, de la tête aux hanches (…). Les semaines suivantes, trouver les proportions justes, le poids du corps et la taille des objets, les distances et les équilibres (…) » (propos de l’artiste en 1971 relatés dans Art et féminisme d’Helena Reckitt).

La photographie en noir et blanc présentée ci-dessus est la plus célèbre de la performance. Cependant, il est nécessaire de prendre en compte la mobilité de la scène opérée par un déplacement du corps, un défilement du paysage, des couleurs et une certaine luminosité :

«  La performance a été réalisée tôt le matin – humidité, lumière intense – le soleil représentant un défi plus que n’importe quel public (…). Sa conscience exaltée, électrique  : rien n’aurait pu interrompre la transe de son voyage (…).  » (propos de l’artiste dans Art et féminisme par Helena Reckitt).

Voyage à travers le temps ou voyage vers un futur esthétisé, l’hybridation de ce corps-licorne met en avant la nudité d’une femme sanglée par un corset blanc en tissu surmonté d’une immense corne blanche en bois. Selon Michel Pastoureau, le blanc est la couleur de la pureté mais aussi de la matière indécise ou du revenant. Cette femme-licorne sollicite une image quasi-édénique car :

« Le blanc, c’est aussi la lumière primordiale, l’origine du monde, le commencement des temps, tout ce qui relève du transcendant » (Petit livre des couleurs de Michel Pastoureau).

En outre, la blancheur du costume entre en résonance avec le choix de concrétiser la performance au point du jour.

La colonne brisée
La Colonne brisée – Frida Kahlo (1944)

Ce voilement partiel du corps rappelle la Colonne Brisée de Frida Kahlo (1944). Les bandes blanches se rapprochent du corset porté par Frida pour maintenir son corps blessé et malade. Que ce soit chez Frida ou chez R. Horn, le corsage donne rigueur à un corps susceptible de se désagréger sans maintien. L’horizontalité de l’espace traversé et la verticalité de la silhouette allongée font entrer en tension les lignes du corps et les lignes du monde. Mise en tension qui témoigne de la sensualité du corps féminin et de la rigidité de la prothèse. Le corps rêvé de la femme-licorne devient un corps expérimental qui doit se mouvoir dans l’espace avec sa nouvelle extension. Cette démarche évoque celle des mannequins qui se tiennent extrêmement droits afin d’éviter tout déséquilibre. La corne démesurée donne la sensation que l’extension est lourde et disproportionnée, suscitant par là un jeu d’équilibre et de déséquilibre. Le corps, difforme, semble sur le point de se rompre, de tomber s’il ne préserve pas cette posture raide. Toutefois, la mise en mouvement et la corne fendent le vide jusqu’à proposer des traversées d’espaces spatio-temporels.

L’imaginaire médiéval dans l’oeuvre contemporaine

La licorne médiévale est connotée par des caractéristiques antithétiques. À la fois cerf, bouc, âne, rhinocéros, chèvre, éléphant, jument ou encore antilope, son corps est particulièrement changeant et insaisissable. Le seul élément récurrent est sa corne frontale qui diffère selon les représentations :

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La Dame à la licorne (vers 1500)

incurvée, droite, lisse, torsadée dont les couleurs peuvent être : le blanc, le doré ou le tricolore. Sa corne la place dans une posture énigmatique : entre le bien et le mal. En effet, elle permet de guérir des maladies, d’accéder à la fertilité ou encore de détecter et purifier les eaux empoisonnées. La licorne a un aspect diabolique et farouche qui contraste avec sa figure virginale et christique. Cherchant à capturer l’être chimérique, la légende de la chasse à la licorne apparaît. Une jeune fille pure est envoyée à sa rencontre car elle seule peut attirer l’animal qui vient poser sa tête sur son sein. L’animal est apprivoisé puis ramené au château. Si la jeune femme n’est pas chaste, elle se fait violemment transpercer par la licorne. Mais Rebecca Horn semble jouer avec ces croyances archaïques et moralisatrices en renversant – peut-être – l’ordre des choses : est-ce une femme déguisée en licorne ? Ou bien une licorne déguisée en femme ? Est-ce un être hybride ? Androgyne ? Hermaphrodite ? Le morcelé témoigne d’un corps qui n’est ni tout à fait femme, ni tout à fait licorne – en somme – la profonde sexualisation et animalisation du corps exalte la chimère et son inquiétante étrangeté. Dans un effet spéculaire, la femme pourrait être celle qui aurait trompé la licorne en l’attirant et en la tuant. La femme-licorne se fait braconnière, éveillant l’image de la femme dangereuse voire cannibale que l’on retrouve dans le féminisme dès les années 1960 (et déjà présent dans le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir en 1949).

Le complexe de castration… ou pas !

La jeune femme incarne la licorne. Peut-on parler de règlement de comptes avec la légende médiévale? La jeune fille a-t-elle tué la licorne? Lui a-t-elle arraché sa corne magique et bienfaitrice? Si l’on part du principe que ce corps est déguisé en licorne, nous pouvons associer les lanières blanches du corset à l’image d’un squelette. À tel point que le corps de la femme, dans une sorte de métempsycose morbide, se serait approprié le squelette de l’animal et sa corne. L’oeuvre instaure une ambiguïté permanente car le corps féminin n’est plus uniquement fantasmé mais mutant, changeant et armé. Les rêves chimériques prennent vie, la fascination pour l’hybridation se réalise par l’imaginaire de nouvelles espèces, mi-femme, mi-animal et mi-homme.

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Costume porté pour la performance Einhorn
de Rebecca Horn (1970)

En d’autres termes, si l’on voit la corne comme un symbole phallique, l’on peut se référer à l’explication freudienne du complexe de castration. Freud suggère que la castration est essentielle chez la femme. Il explique que la fille envie l’acquisition du phallus. Dans la foulée, Carl Jung voit dans l’image de la licorne l’union des contraires donc l’hermaphrodite. De ce fait, le costume choisi pour cette performance convoque tout un complexe psychanalytique autour des pulsions sexuelles, des désirs refoulés et de la domination des sexes. Cette énorme corne-phallus peut paraître excessive et sert peut-être à désacraliser ou à provoquer…

La voie du post-humain ou repousser les limites corporelles à travers l’artificialité

Les nombreuses transformations corporelles de l’ensemble des civilisations attestent d’un corps indéfiniment remodelé. Le thème de l’enveloppe corporelle restrictive pousse l’humain à étendre les limites de celle-ci afin de transcender la matière corporelle. Évocation de l’art amarnien ou procédé visuel de l’anamorphose, nous pourrions nous interroger sur Einhorn : que voit-on d’en haut? Par conséquent, la question de la formation, déformation, reformation est essentielle :

« Accentuer, c’est faire valoir une distorsion dans l’ordre des choses, distorsion que la représentation reprend à son compte en se distordant elle-même » exprime Paul Ardenne (Paul Ardenne, L’image corps).

La forme impose une volonté de sur-signifier à travers la déformation. Assurément, le corps devient le matériau d’une expérimentation plastique dont l’artificialité ajoutée ouvre la voie à une corporéité redéfinie au-delà de l’humain.

Dans les années 1990, le post-humanisme se développe chez les artistes qui souhaitent faire l’expérience d’un nouveau corps, non plus sur-humain, mais post-humain. En tentant un anachronisme d’une vingtaine d’années, il apparaît qu’en dehors de l’aspect sensoriel, poétique ou mythologie, la volonté d’expérimenter un corps hybride et prothétique, se retrouve déjà chez des artistes comme Rebecca Horn. À la seule différence que la prothèse reste quelque chose d’accolé, un pur costume, mais la tendance est là : expérimenter un corps autre, augmenté, amélioré. Après le corps machine de Descartes, avant le post-humanisme de fin de siècle, le corps-licorne éprouve certains dualismes fondamentaux tels que l’opposition naturel/artificiel et humain/non-humain élaborant les chimères de demain.

Bibliographie sommaire

          > Livres:

  • Alvarez González Marta, Les Femmes dans l’art, Paris, Hazan, 2009.
  • Ardenne Paul, L’Image corps, Paris, Ed. du Regard, 2011.
  • Delfour Julie, Bestiaire imaginaire, Paris, Seuil, 2013.
  •  Pastoureau Michel, Le Petit livre des couleurs, Paris, Seuil, 2005.
  • Reckitt Helena,  Art et féminisme, Paris, Phaidon, 2011.

          > Sites en ligne:

  • Savard Jean, « La licorne: de la légende à la réalité »,

URL: http://www.persee.fr/doc/pharm_0035-2349_1972_num_60_214_7143

  • Lussac Olivier, « Unicorn »,

URL: http://www.artperformance.org/article-27718232.html

URL: http://expositions.bnf.fr/bestiaire/feuille/index_licorne.htm

Article écrit par Émilie Navarro

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