
Thème délicat à représenter, parfois glorifié, parfois censuré, l’esclavage demeure dans l’histoire de l’art un sujet que l’on ne peut délaisser. Depuis l’Antiquité, quelles que soient les civilisations et territoires, l’asservissement d’un individu à un autre jalonne l’histoire de l’humanité. L’esclavage est donc connu, reconnu et persiste encore de nos jours. L’œuvre choisie, L’Esclavage de Jean-François Etcheto, bien que réalisée en 1880, suscite controverse, même encore aujourd’hui puisqu’elle a été vandalisée en 2016 : à partir de ce buste, nous allons vous esquisser une brève histoire de la représentation de l’esclavage, particulièrement de l’homme noir asservi dans l’histoire de l’art européen du XIXe siècle.
I. Un thème, deux œuvres
a. Description
Au musée des beaux-arts de Pau, s’élève face au public un buste, précisément un moulage en plâtre ciré représentant un homme légèrement voûté. L’homme est un individu de type africain comme le laissent penser ses traits et sa chevelure, aux boucles serrées. Il porte une moustache finement taillée : ses lèvres sont closes tout comme ses yeux. Le torse est nu, la tête relevée et digne et les bras sont enserrés par des liens, visibles sur les côtés. On observe un léger déhanchement de la posture. La peau est lisse, les muscles sont tendus. Le corps ne porte aucune trace de coup.
Un impact est visible sur le bras gauche et quelques traits de crayon sont visibles à certains endroits. La signature de l’artiste est au dos de l’œuvre. L’œuvre que vous avez sous les yeux a été réalisée en 1880, et mesure 80cm de hauteur, pour 55cm de largeur et 34cm de profondeur. Elle est exposée au Salon de 1881 et reçoit la médaille d’or.
Cet exemplaire a été donné par l’artiste, Jean-François Etcheto, au département des Basses-Pyrénées pour le remercier de lui avoir octroyer une bourse pour ses études aux beaux-arts. L’Esclavage a été bien reçu par la critique, comme l’exprimait le conservateur du musée des beaux-arts de Pau Ernest Picot dans une lettre datée du 27 mars 1897 :
« En regardant ce plâtre, M.Eugène Guillaume, directeur de l’École de France à Rome, me disait : ‘’Voici le premier ouvrage d’Etcheto, c’est superbe ! Même à son début, il n’a pas fait une œuvre médiocre. Quel malheur que ce pauvre garçon soit mort et mort sans donner toute sa mesure. »
Picot, par ces mots, nous dresse un portrait élogieux de l’artiste, qui en effet, est mort relativement tôt sans avoir pu montrer l’étendue de tout son talent.
b. Etcheto, un artiste prometteur à la carrière trop courte
Jean-François Etcheto est né le 8 mars 1853 à Madrid, de parents français. Il s’installe avec sa famille à Bayonne à l’âge de 7 ans. Il y fait ses débuts de cuisinier puis chez Saint-Martin à Cambo, devient sous-chef chez le duc de Frias, et enfin chef chez Gardères à Biarritz. En parallèle, il s’amuse à façonner des petites sculptures, que, alors de passage au pays basque, le sculpteur Jean-François Carpeaux remarque. Il conseille et encourage le jeune Etcheto, qui se lie d’amitié avec le sculpteur palois Edmond Desca. En 1872 il parvient à entrer dans l’atelier de Jean-François Carpeaux, qui travaille alors sur une de ses œuvres majeures, la Fontaine des Quatre-Coins du Monde en collaboration avec d’autres sculpteurs.
L’élève et le maître partent ensemble en Italie : au retour Carpeaux meurt quelque temps après. Etcheto, bien que de santé précaire dès sa naissance, expose au Salon de 1881 à 1886. Sa production connue se résume à quelques œuvres, dont L’Esclavage exposée au Salon de 1881 avec un plâtre intitulé François Villon. Le bronze visible ici a été primé au Salon de 1883 et acquis par la Ville de Paris pour le square Monge. L’exemplaire du square a été fondu par les Nazis. Une petite copie est offerte au musée des beaux-arts de Pau par la baronne de Rothschild.
L’œuvre Démocrite est présenté au Salon de 1883 ; l’État en commande un marbre, pour le parc Beaumont à Pau. Placée en suivant, la statue effraye les passants, la Ville décide de le retirer.
Deux autres œuvres remarquables conservées au musée palois sont à noter : une Fille d’Eve exposée au Salon de 1884 tout comme un buste du politicien Chesnelong, et enfin La Bacchante, commandée par un riche vigneron champenois, M. Brisset-Fossier, oeuvre que son ami Dampt achèvera à sa mort. Son état de santé s’empirant, il arrive à Pau en automne 1885 grâce à l’aide de sa protectrice la baronne de Rothschild dans un état très préoccupant comme l’indique une note du docteur Valéry Meunier. Il décédera en 1889.
Ce n’est qu’en 1897, grâce à Ernest Picot, alors conservateur du musée des beaux-arts, qu’un bronze est fondu à l’atelier Gruet à Paris. Le bronze est placé au parc Beaumont le 14 mars 1902. Les deux exemplaires sont strictement identiques.
Bien que l’artiste soit abolitionniste, sa représentation de l’esclavage peut surprendre par le caractère serein du personnage. Afin de mieux en comprendre les raisons, penchons nous sur les formes de présentation et de représentation de l’Autre au XIXe siècle.
II. L’Autre et l’Ailleurs
a. Présenter l’Autre
Le XIXe siècle connaît une grande effervescence au niveau du développement des sciences mais aussi dans la connaissance de l’homme. Il fallait poser les limites entre l’humain et l’animal, les grands voyages ayant déjà révélé l’existence d’une grande diversité humaine. Pour satisfaire ce besoin, il fallait donc inventorier, répertorier les différentes communautés, par degré d’intelligence sur un idéal de civilisations, l’Occidental étant le degré le plus abouti.
De fait, divers moyens vont se concrétiser afin d’appuyer cet idéal par des expositions coloniales, des jardins zoologiques mais aussi des expositions universelles, en mettant en scène les peuples exotiques. A Paris, le Jardin d’acclimatation ouvre en 1859 en même temps que se crée la Société d’anthropologie : le Jardin va servir de terrain d’étude. En parallèle, un racisme populaire se construit, favorisé par une iconographie qui appuie l’idée d’une sous-humanité, à la frontière de l’animalité, et l’essor de la photographie. C’est dans ce contexte que les artistes vont alors chercher à représenter l’autre.
b. Représenter l’Autre
Bien que les diverses communautés humaines soient alors visibles dans les expositions, les artistes ont toutefois du mal à trouver des modèles correspondant à leurs attentes. Les modèles noirs à Paris étaient si peu nombreux qu’ils passaient d’un artiste à l’autre. Ainsi Joseph, modèle haïtien,qui a posé pour Géricault pour le Radeau de la Méduse entre 1818 et 1823, pose ensuite pour Chassériau entre 1836 et 1838. Laura, modèle noire pour l’Olympia de Manet (1863), pose pour Bazille pour la Négresse aux Pivoines (1870). Concernant la sculpture, la seule tête de Noir commercialisée par le catalogue d’édition de plâtre du Louvre est celle du Captif africain enchaîné, du piédestal de la statue d’Henri IV par Pierre de Francheville et Francesco Bordoni : la tête n’apparaît qu’en 1883.
Cependant, le sculpteur Charles Cordier (1827-1905) se démarque, dans une ambition double : participer au mouvement scientifique du siècle, en inventoriant les populations de la Terre et représenter « l’ubiquité du Beau », selon ses propres termes (omniprésence est la capacité d’être présent en tout lieu ou en plusieurs lieux simultanément).
Marqué par la rencontre en 1848 avec le modèle soudanais Seïd Enkess, dit Saïd Abdallah, ancien esclave, il en fit son portrait et se consacre ensuite pleinement à la sculpture ethnographique. Sa production est riche, mêlant différentes communautés africaines mais aussi asiatiques dans des matériaux nobles utilisés durant l’Antiquité comme le montrent deux œuvres de Charles Cordier, le Nègre du Soudan et la Capresse des Colonies.
On remarque déjà une petite ressemblance dans les traits faciaux avec notre esclave, ce que confirme cette photographie. La femme utilisée pour la Capresse des Colonies a été également modèle pour Jean-Baptiste Carpeaux, maître d’Etcheto, pour la figure de l’Afrique pour la fontaine des Quatre-Coins du monde. C’est toujours cette même personne, qui servit à Carpeaux pour réaliser ce qui est considéré comme le pendant féminin de notre œuvre Pourquoi naître esclave datant de 1868.
On y retrouve, comme vous pouvez le voir, une similitude dans l’attitude, la tête relevée ainsi que la recherche de mouvement.
L’une des principales différences, et dont je n’ai pas trouvé d’œuvres concordantes, est le fait que notre esclave a les yeux fermés. Peut être pour contrecarrer l’esthétique du buste, qui ne porte aucune trace de coup, pour montrer l’abolition de l’esclavage et la pensée d’Etcheto, abolitionniste, en « fermant les yeux symboliquement » sur les violences ? L’esclavage avait été aboli sous la Révolution, puis rétabli par Napoléon Ier et à nouveau aboli le 27 avril 1848, bien que l’esclavage demeurait toléré dans les colonies françaises. La question demeure ouverte.
Article écrit par Anouk Bertaux