
Pour commencer tout discours sur l’autoportrait il semble important de citer Narcisse, mythe source de l’autoportrait. Cet éphèbe aurait été sujet de désir pour toute personne qui le voyait, mais lui restait indifférent. Il est seulement subjugué par son propre reflet. Passionné par cette illusion qu’il croit réalité, il dialogue avec cette image visible sur la surface de l’eau. Le personnage s’éprend de l’image et tente un baiser : lorsque ses lèvres touchent l’eau, le reflet disparaît. Il finit par se consumer d’amour. Même par delà la mort, il continue sa passion et contemple l’image dans l’eau du Styx et disparaît là, probablement plongé rejoindre l’illusion. À sa place reste une fleur : la narcisse. Au cœur de ce mythe : la vision et le « soi ».
« Le miroir de l’eau n’est pas une surface de réflexion, mais une surface d’absorption » [J. Baudrillard, De la séduction, éd. Galilée, 1979, p.95]
Les premières théories artistiques du portrait datent de la Renaissance. En France elles sont dominées par les discours de l’Académie Royale aux XVIIe et XVIIIe siècles, Roger de Piles prétend que le but d’un portrait est de représenter « non un homme en général, mais un certain homme en particulier qui est distingué de tous les autres ». Pour représenter correctement un individu il faut également saisir les qualités intérieure « pour que le portrait de leur corps soit aussi celui de leur esprit ». La fascination autour de l’image de soi a évidemment intéressé les artistes. C’est au Quattrocento à Florence que l’autoportrait prend ses origines, cela s’explique par le changement de statut de l’artiste. En effet c’est le passage entre « artisan » et « créateur », la reconnaissance sociale est plus grande et les artistes peuvent alors se montrer. L’histoire de l’art a connu des autoportraits avant, mais pas au sens où on l’entend aujourd’hui. On trouvait des autoportraits génériques à l’époque antique et médiévale. Ces représentations prenaient place dans des peintures d’histoire de grandes dimensions, profanes ou religieuses, appelées autoportrait in assistenza. Ceux qui nous intéressent sont les autoportraits autonomes, qui n’existent que pour eux-mêmes. Ils visent à donner à l’identité de l’artiste des connotations particulières. C’est pour cela qu’on trouve souvent l’artiste occupé à une activité : à la peinture elle-même, à la musique, aux échecs, etc. Les débuts de l’autoportrait ne font pas exception à une règle commune : le statut de l’artiste-homme est différents de celui de l’artiste-femme. Si l’homme est accepté dans le milieu de l’art, la femme doit encore être rattachée à un homme (père ou mari) et n’existe que rarement pour elle-même. On peut se demander comment les artistes-femmes utilisent l’autoportrait pour se légitimer dans un milieu de l’art dominé par la figure masculine. Pour tenter de répondre à cette question nous commencerons à étudier les formes des autoportraits féminins, tout d’abord au chevalet puis délégué. Dans une deuxième partie nous aborderons les spécificités de ces autoportraits, premièrement avec la présence de tiers puis avec le passage du temps et la notion de beauté.
Formes des autoportraits féminins
Au chevalet
« De tous les sujets susceptibles d’être traités en peinture, le travail du peintre a toujours été le ‘sujet’ par excellence, car l’artiste s’y projette en tant que tel dans l’acte même qui l’institue et le légitime comme artiste » – Pierre Georgel (Pierre Georgel et Anne-Matie Lecoq, La peinture dans la peinture, Paris, Adam Biro, 1987, p.166)
L’autoportrait au chevalet ne fait véritablement son apparition qu’à la fin du XVIe siècle, c’est un moyen de revendiquer la qualité technique et manuelle de leur travail. Pendant longtemps la signature de l’artiste-femme n’était pas considérée comme une preuve du point de vue de la loi ; alors l’autoportrait est la possibilité de revendiquer un statut professionnel plus égalitaire par rapport aux hommes. Elles en profitent aussi pour montrer une autre image des femmes que celle véhiculée par David et les autres peintres d’histoire consacrés. Elles opèrent une rupture importante avec la tradition culturelle masculine faisant de la femme l’objet du regard de l’homme et non pas le sujet de son propre regard. Une problématique propre à l’autoportrait au chevalet féminin est que la Peinture était généralement personnifiée par une femme en train de peindre devant un chevalet : l’idée même de la peinture est mélangée dans la réalité d’une pratique artistique féminine. Un autre point à soulever est que les femmes se représentent dans l’immense majorité des cas avec des vêtements correspondant aux « bonnes manières » de l’époque. Leurs gestes et attitudes adhèrent tous à la norme aristocratique et ne comportent pas de caractère anticonformiste. Ce dernier était accepté et même alimenté chez les artistes-hommes, mais les femmes ne peuvent pas se le permettre sous peine d’être déconsidérées.

Pour illustrer ce passage, nous commencerons par regarder Autoportrait de l’artiste en train de peindre une Vierge à l’Enfant de Sofonisba Anguissola. Peint en 1556, Anguissola se représente dans l’acte de peindre un tableau précis. La figure de l’artiste peignant la Vierge a depuis le XIVe siècle connu plusieurs significations. Une légende populaire racontait que l’évangéliste Saint Luc aurait peint le premier portrait de la Vierge. Beaucoup de corporations de peintres le désignèrent alors comme leur patron. Les autoportraits peignant la Vierge se multiplièrent, mais au XVe siècle ils revêtaient un aspect pieux, ce qui se perdit au XVIe siècle où c’est l’affirmation de l’artiste qui prit le dessus. Anguissola signe le premier autoportrait autonome de femme se représentant en train de peindre la Vierge.
Délégué

À un moment où l’on réhabilite le travail manuel comme vertu de l’artiste, on remarque que les femmes sont encore obligées de justifier des qualités intellectuelles. Elles utilisent alors de nombreuses fois l’autoportrait délégué : c’est-à-dire un autoportrait où l’artiste est occupée à une activité intellectuelle comme la musique ou les échecs. Au XVIe siècle les femmes se représentent volontiers accompagnées d’une épinette ou d’un clavecin. Les compétences musicales font partie de l’éducation des courtisans, cette dernière fait l’objet d’un programme fixé par Le Courtisan de Castiglione. L’instrument devient alors outil de légitimation et de distinction sociale et intellectuelle.
Dans Autoportrait au madrigal attribué à Marietta Robusti peint vers 1580, l’artiste se représente debout, devant l’épinette. Ses mains désignent deux attributs : une au-dessus du clavier et l’autre tenant le recueil de madrigaux.
On retrouve Sofonisba Anguissola dans deux autoportraits à l’épinette, le premier peint vers 1556 et le second en 1561. Elle se représente le corps face à l’instrument mais le visage tourné vers le spectateur. Ses doigts sont bien appuyés sur les touches de l’épinette, comme si elle était en train de jouer et que nous venions de l’interrompre. Elle porte par deux fois un habit noir avec col blanc. Le premier autoportrait est plus sombre que le second où intervient une domestique récurrente des œuvres de Sofonibsa Anguissola.
Une autre artiste (re)connue s’adonne aux autoportraits délégués : Lavinia Fontana. Dans le premier peint en 1577 nous la retrouvons installée devant un clavecin, les mains s’agitant au-dessus du clavier. Il paraît alors important que les femmes soient actives dans l’exercice musical. Elle regarde le spectateur, son habit est convenu et son attitude est sûre sans être arrogante. La scène se poursuit par le fond et est animée par la seconde femme derrière l’artiste tenant un livre de partitions semble-t-il. Le second autoportrait présenté aujourd’hui date de 1588. Lavinia Fontana se représente à l’écriture. De buste face à la table, elle tient une plume et s’apprête à continuer sa rédaction. Elle porte un habit ample et un grand col blanc. Ce tableau est plus sombre que le premier, le fond est obscur et ne permet pas de prolonger le regard.
Des spécificités propre aux artistes femmes ?
Présence de tiers et désir d’indépendance
Les femmes n’ayant pas eu le droit d’accéder à l’Académie dans un premier temps, puis acceptées selon des quotas et sans pouvoir suivre les cours de nu dans un second temps, les artistes femmes à la période moderne étaient majoritairement liées par sang ou par mariage à un homme artiste ou marchand d’art. Les artistes hommes acceptaient parfois leurs filles lorsqu’ils avait besoin d’accroître leur atelier avec des assistant.e.s. Généralement cette relation de dépendance est vécue de deux manières par l’artiste-femme : collaboration ou conflit. Pour le premier cas on peut citer Marietta Robusti, et pour le deuxième Elisabetta Sirani. Les autoportraits réalisés par des artistes hommes les représentent souvent dans un cadre familial. Il est valorisant pour eux d’être accompagné de leur femme et de leurs enfants. Pour les artistes femmes c’est autre chose : le risque est d’être vue seulement comme épouse, mère et non pas artiste. Il existe ici une contradiction : l’artiste femme recherche des représentations respectables mais ne peut pas représenter le mariage pourtant comble de la convenance. La figure de l’époux mais aussi du père est dans l’immense majorité absente des autoportraits réalisés par des artistes femmes. Les enfants font leur apparition au XVIIIe siècle en France, probablement par le biais des Lumières qui leur témoignent de l’intérêt. On pense à Élisabeth Vigée-Lebrun qui s’est représentée à deux reprises avec sa fille.
Élisabeth Vigée-Lebrun et son Autoportrait avec sa fille réalisé en 1786 est le premier exemple : elles apparaissent innocentes et malicieuses. Cette représentation rentre dans les convenances même si l’on remarque une audace de la part de l’artiste : elle troque le corps à baleines ajusté en usage pour un vêtement plus souple et un châle. Le second tableau est Madame Vigée-Lebrun et sa fille, Jeanne Marie-Louise de 1789. En tunique à la grecque, elles sont une image de l’amour filial. Vigée-Lebrun oscille entre représentation sophistiquée, séduisante d’elle-même et image irréprochable de mère. Ce type d’autoportraits montre un idéal féminin centré sur le foyer et la figure de la mère aimante. Plusieurs artistes auront recours à cela pour venir contre les rumeurs scandaleuses à leur sujet faisant d’elles des femmes à amants.
Passage du temps et notion de beauté
Concernant le passage du temps, donc l’âge des artistes lorsqu’ils s’auto-représentent là aussi nous pouvons noter une différence entre artistes hommes et artistes femmes. Les premiers préfèrent être dans la maturité et les secondes la jeunesse. Au centre de cette distanciation est la sanction, valeur accordée à l’autoportrait, c’est donc la consécration extérieure (société, Cour, public, critique) faisant des artistes des personnages illustres. Les femmes ayant plus de difficulté à acquérir cette reconnaissance elles se représentent avant comme pour assurer la signature de leurs tableaux, et s’assurer de se représenter dans leur jeunesse afin de respecter l’idéal féminin. Jusqu’au XVIIe siècle la signature des femmes n’était pas légalement reconnue comme valide. Elles réalisent alors une auto-sanction : elles prouvent leurs capacités artistiques par la réalisation de la toile et prouvent leur identité par leur figure.
La jeunesse étant l’un des critères de la beauté féminine à cette époque il n’est pas étonnant de voir les artistes femmes se représenter tôt et abandonner cette pratique par la suite. Sofonisba Anguissola est l’une des seules à s’être représentée tout au long de sa vie. Elle réalise son premier autoportrait à 13 ans, et à 18 ans elle signe Le Peintre Bernardino Campi peignant le portrait de Sofonisba Anguissola ce qui crée une mise en abyme et une légitimation importante vu que Campi était son maître. À 80 ans elle peint Autoportrait. Ce tableau va à l’encontre des préceptes de la beauté féminine qui sollicitaient la jeunesse. Il a été possible pour l’artiste car elle avait déjà rencontré la notoriété et le succès, ce qui donnait autre chose à voir dans ce tableau que la beauté charnelle de la femme. Le sérieux de sa pose n’étonne pas puisque auparavant elle avait déjà travaillé à atténuer le côté érotisant des autoportraits féminins. Décevoir ces attentes permet d’affirmer encore plus le statut de peintre.
Dans le même temps, Élisabeth Vigée-Lebrun s’engage dans une démarche opposée : se représenter dans un âge moins avancé, ce qui est en fait plus courant. Cela cadre plus avec ce que le public attend et à la notion de beauté alors en cours. Nous l’avons déjà évoqué mais il est à noter que les artistes femmes se représentent toujours en habits convenables. Ainsi les « bonnes manières » étaient vues comme l’expression de la vertu féminine. Lorsqu’on parle des femmes artistes on les rattache la plupart du temps à leur beauté physique, ainsi Vasari écrit au sujet de Properzia de’Rossi : « très belle de corps et jouait de la musique et chantait mieux que toutes les femmes de sa cité ». La louange intellectuelle s’accompagne, et même est devancée par le jugement du corps lui-même. L’engouement des amateurs d’art pour les autoportraits d’artistes femmes s’explique par deux idées courante à l’époque : la femme artiste est une merveille sociale et une belle femme est une merveille de la nature. Ces tableaux, parfois de petit format constituaient alors une pièce de choix pour les Wunderkammer (cabinets de merveilles / de curiosités). Les discussions sur la beauté des femmes sont nombreuses au XVIe siècle notamment en s’appuyant sur Le Dialogue sur la beauté des femmes d’Agnolo Firenzuolo de 1548. Il y liste les qualités que doit avoir une femme, et outre la beauté physique (proportions, traits) il rajoute des « qualités » difficilement quantifiables comme l’élégance, la grâce ou le charme. Ces termes deviennent un siècle plus tard communs pour qualifier les femmes. Élisabeth Vigée-Lebrun dans Autoportrait au chapeau de paille (1782), reprend Chapeau de paille de Rubens, portrait alors de sa belle-sœur Suzanne Fourment. Vigée-Lebrun tente d’éviter l’objectivation sexuelle du portrait de Rubens notamment l’emphase sur la poitrine, la position soumise et le regard discret. L’artiste quant à elle s’affirme avec le regard droit vers le public, sûre d’elle, tenant les instruments de sa notoriété.
Pour conclure nous pouvons dire que l’époque moderne a vu les autoportraits féminins apparaître pour plusieurs raisons. Tout d’abord la volonté de se représenter, par le nouveau statut d’artiste acquis récemment ; le souhait de se revendiquer artiste et femme, de faire valider leur art et leur présence mais aussi pour satisfaire la clientèle des Wunderkammer. Les autoportraits féminins revêtent des codes précis pour répondre à chacun des soucis rencontrés : au chevalet pour la revendication du statut de créateurs et délégué pour un statut égal aux hommes. Les artistes femmes ont travaillé à se créer une place dans un milieu de l’art dominé par les hommes et la vision masculine. Quelques unes ont réussi puis ont été plongées dans l’oubli par les historiens de l’art a posteriori. Elles font l’objet depuis plusieurs années d’une redécouverte et de nouvelles études. Ainsi des expositions monographiques leur sont consacrées comme en 2015 au Grand Palais pour Vigée-Lebrun. Elles ont pu utiliser l’autoportrait de jeunesse pour imposer leur présence, et les plus connues et reconnues comme Anguissola ou Carriera ont pu signer des autoportraits d’âge mûr comme les hommes ont pu le faire. On peut se demander si aujourd’hui être artiste femme est vécu comme être artiste homme. Si l’on prend en considération l’activisme du groupe Guerrila Girls on peut penser que l’égalité n’est pas encore faite.
Bibliographie indicative
BONNET, Marie-Jo. Femmes peintres à leur travail : de l’autoportrait comme manifeste politique (XVIIIe-XIXe siècles). Revue d’histoire moderne et contemporaine. 2002, Vol. no49-3, no 3, p. 140‑167
BOREL, France. Le peintre et son miroir: regards indiscrets. Tournai, Belgique : Renaissance du livre, 2002. Collection Références.
CALABRESE, Omar, MÉNÉGAUX, Odile et MORGENTHALER, Reto. L’art de l’autoportrait: histoire et théorie d’un genre pictural. Paris : Citadelles & Mazenod, 2006.
LACAS, Martine. Des femmes peintres: du XVe à l’aube du XIXe siècle. Paris : Seuil, 2015.
WILLIAMS, Hannah. Autoportrait ou portrait de l’artiste peint par lui-même ? Se peindre soi-même à l’époque moderne. Images Re-vues. Histoire, anthropologie et théorie de l’art [en ligne]. Septembre 2009, no 7. [Consulté le 10 novembre 2016]. Disponible à l’adresse : http://imagesrevues.revues.org/574
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