Le Naufrage de Damien Hirst?

On ne présente plus l’artiste anglais Damien Hirst qui fait plus parler de lui dans les médias par les scandales que ses actions artistiques génèrent que par sa carrière artistique en elle-même. Damien Hirst a depuis presque toujours eu un mode de communication particulier. Tout comme les galeristes et les collectionneurs, il sait utiliser la presse et les médias. Peu importe que ce soit en bien ou en mal, l’artiste anglais veut, et sait faire parler de lui.

Lors de la dernière Biennale d’art contemporain de Venise qui s’est déroulée de mai à décembre 2017, l’artiste était encore au cœur des discussions. Presque au point d’éclipser le reste de la manifestation. En effet, avec l’aide du collectionneur François Pinault, Hirst avait excité la curiosité de tout le milieu de l’art en faisant à la fois grand tapage et grand mystère sur sa prochaine exposition.

sans-titre

Ainsi, du dimanche 9 avril au 3 décembre 2017 des milliers de visiteurs, dont j’ai fait partie sont venus admirer et/ou critiquer le plus ambitieux projet de Damien Hirst : « Treasures from the Wreck of the Unbelievable ». Le concept de l’exposition s’est révélé être la construction d’une histoire fictive dont le spectateur ne parvient pas vraiment à totalement discerner le vrai du faux. Une fois de plus, Damien Hirst a joué avec les croyances mythologiques et religieuses de notre société ainsi qu’avec la crédulité des spectateurs. L’histoire est annoncée brièvement dans le catalogue d’exposition et de façon plus détaillée dans un faux documentaire visible sur Netflix. Une équipe scientifique aurait découvert au large des côtes de l’Afrique de l’Est les vestiges de la cargaison d’un gigantesque navire, The Unbelievable qui transportait  la collection d’un esclave affranchi, Cif Amotan II ayant vécu au deuxième siècle de notre ère. Fictif ou pas, dix ans de travail auraient été nécessaire pour mener à bien ce projet artistique. Et comme la notion d’argent est toujours liée à l’art de Damien Hirst, ce projet lui aurait personnellement coûté plus de 58 millions d’euros.

Je ne m’intéresserai pas ici à savoir si cette exposition est belle et bien une vaste fumisterie ou une véritable révolution pour le monde de l’art. C’est sûrement un débat qui n’en finira jamais. Je préfère prendre les deux partis en compte. Ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est que le projet « Treasures from the Wreck of the Unbelievable » tombe à point nommé dans la carrière de l’artiste qui arrive à maturité. Mais c’est aussi une grande prise de risque, qui le consacrera définitivement ou finira de « noyer » sa cote.

Le naufrage de sa cote artistique

Hirst a fait sienne la philosophie d’Andy Warhol, qui aimait répéter que «Good business is the best art», c’est-à-dire que les bonnes affaires sont le meilleur art.

L’argent est devenu important pour les artistes. On est un tuyau entre l’art et l’argent. C’est de plus en plus intime. Et si l’argent règne, eh bien c’est comme ça. Je n’en ai pas peur.                                                                                          Damien Hirst, The Guardian, 2001

 

 

Loin d’être un élan artistique spontané, cette superproduction aurait été stratégiquement organisée et publicisée en grande pompe pour relancer la carrière de l’artiste britannique qui a perdu plus de 30% de sa valeur dans le marché de l’art depuis quelques années.

En 2008 Damien Hirst avait court-circuité le système des galeries en organisant une vente aux enchères à la célèbre maison de vente Sotheby’s à Londres mettant en vente toutes ces œuvres créées dans l’année. En faisant cela, Hirst a totalement mis de côté son représentant, le collectionneur Larry Gagosian, même si certaines rumeurs disent que les deux hommes ont organisés cela ensemble. Quoiqu’il en soit, près de 230 œuvres ont été vendues et ont directement rapportées à l’artiste plus de 135 millions d’euros. Cette vente demeura un fait historique puisqu’aucune vente consacrée à un unique artiste n’atteignit ce montant. Pourtant, il semble que cette action ait eu des répercussions considérables sur la valeur des œuvres de l’artiste britannique qui connaissent une progressive déflation depuis une dizaine d’année. Sur le site Art Price je n’ai malheureusement pu observer la cote de l’artiste que jusqu’en 2002, mais les œuvres achetées par les collectionneurs en 2000 avaient déjà perdues 27% de leur valeur. La vente aux enchères en 2008 a permis de remonter la valeur, mais il semble que cela n’ait duré que pour une très courte période. S’il ne voulait pas terminer dans les musées, qui symbolisent à ses yeux la mort de l’artiste, Damien Hirst devait réagir. Le riche collectionneur François Pinault, qui pour la première fois confiait à un seul artiste la totalité de ses deux espaces vénitiens, lui a permis de se sauver de la noyade. Selon ses premières estimations, Hirst avait envisagé que la vente des œuvres de cette exposition lui rapporterait environ 1 milliard d’euros. Et en effet, avant même le vernissage, certaines œuvres étaient vendues. La totalité de la production a été conçue selon le « business model», c’est-à-dire que chaque œuvre a été réalisée en cinq exemplaires, dont deux épreuves d’artiste. En novembre, Hirst a annoncé que l’exposition avait déjà générée 330 millions de dollars. Un mois après la fermeture de l’exposition, l’artiste se fait plus discret mais je ne doute pas que ce soit plus pour conserver la part de mystère de son action, et donc gonfler les prix sur le long terme, qu’une preuve de son échec.

Pour la plupart des gens, il est difficile de deviner si cette exposition est uniquement une opération commerciale rondement menée ou si elle est aussi là pour nous inciter à nous interroger sur notre société contemporaine. Une fois de plus, Damien Hirst fait dans le spectaculaire et son attitude, tout comme cette histoire de naufrage fictionnel reste ambiguë et mystérieuse. Ce qui a bien évidemment pour effet de multiplier les réactions et enfler le contexte de production de ce projet.

Une autofiction métaphorique

Il y a certes un rapport à l’argent indéniable, mais je pressens quelque chose d’autre, de plus personnel à l’artiste. Dans une interview du New York Times, Hirst a déclaré « It’s all about what you want to believe » Et moi je crois que le titre de l’exposition comporte un deuxième sens : « Treasures from the Wreck of the Unbelievable. Damien Hirst ». La plupart des sites et des articles reprennent le titre sans le nom de l’artiste. Mais sur le flyers et le texte qui accompagnent l’exposition, il y a toujours « Damien Hirst » d’accolé. D’autant plus que le graphisme du titre accentue les mots « Wreck », Unbelievable » et « Hirst ». Ce qui accentue la lecture sur quelque chose comme « le naufrage de l’incroyable Hirst ». Un humour cynique bien représentatif de la personne. Hirst est le genre d’artiste qui aime jouer sur ambiguïté des œuvres, jusque dans son titre. Peut-être suis-je la seule à voir cette exposition plus comme autofiction métaphorique que comme un simple mythe fictionnel regroupant un ensemble universel d’œuvres produites par les humains. Mais c’est comme cela que j’ai perçu l’exposition à Venise. Surtout la partie présentée au Palais Grassi.

À mes yeux, Hirst n’est pas seulement « l’enfant terrible des Young British Artists » qui joue sur la valeur spéculative de ses œuvres. Il semble qu’il prenne conscience qu’il est aussi un artiste ayant atteint la cinquantaine d’année, ce qui pour le milieu cruel de l’Art est le point d’acmé d’une carrière. Autant dire le début de la fin. Pour un artiste qui explore constamment le thème de la mort, il m’apparaît clairement que ce projet global est la construction de son inéluctable fin. Nous pourrions également voir cela comme un pied de nez que fait l’artiste aux médias qui prédisaient la fin de sa carrière artistique. En quelque sorte, Hirst a mis en scène son propre naufrage et retourne la situation de ces dernières années à son avantage. Peut-être que cela est poussé trop loin,hirst_8d mais je perçois que « Treasures from the Wreck of the Unbelievable. Damien Hirst » est une forme de memento mori. Mais tout comme la vente aux enchères de 2008 étaient destinée à prendre une forme d’indépendance de la figure de l’artiste sur le marché de l’art vis-à-vis des galeries et des collectionneurs, une manière de dire « je suis maître de mes propres créations », cette exposition interroge sur le statut de l’artiste dans notre société qui est de plus en plus soumis aux fluctuations du marché de l’art. Le soi-disant propriétaire de l’Unbelieveable, Cif Amotan II (qui est une anagramme pour « Je suis une fiction ») apparaît alors comme le symbole d’Hirst lui-même qui s’est d’ailleurs représenté aux côté de Mickey dans la sculpture intitulée The Collector with Friend.

Artiste, commissaire d’exposition, collectionneur, se désignant comme son propre marchand d’art et investisseurs, Hirst semble vouloir tout contrôler. Mis à part l’avis du public.

Où est la part de vrai ? Comment le discerner du faux ? Il n’y a pas de demi-mesure avec Damien Hirst qui finit par totalement nous embrouiller l’esprit. Le spectateur finit alors par s’abandonner totalement ou rejeter catégoriquement ce qu’il voit.

 

Article rédigé par Amélie PASCUTTO

Suggestions :

  • ARDENNE, Paul, Art, l’âge contemporain : une histoire des arts plastiques à la fin du XXe siècle, Paris, Édition du Regard, 1997.
  • CHALUMEAU, Jean-Luc, Les expositions capitales qui ont révélé l’art moderne de 1900 à nos jours, Paris, Klincksieck, 2013.
  • MENEGUZZO, Marco, L’art au XXe siècle, Paris, Hazan, « DL », 2007.
  • GOULD Charlotte, « L’objet à l’œuvre dans l’art des British Young Artists » in Revue LISA/LISA e-journal [En ligne], consulté le 12 novembre 2016. Disponible à l’adresse : http://lisa.revues.org/870
  • COLONNA-CÉSARI ANNICK, « Le retour vénitien en fanfare de Damien Hirst va-t-il relancer sa carrière ? », in La Gazette Drouot, 21 | 2017, p.22-26.
  • « Antiquités ou rêves? L’exposition sous-marine ambiguë de Damien Hirst à Venise » in HuffingtonPost.fr [en ligne] (consulté en janvier 2017) Disponible à l’adresse : http://www.huffingtonpost.fr/2017/04/07/antiquites-ou-reves-lexposition-sous-marine-ambigue-de-damien_a_22030421/?xtor=AL-32280680
  • https://fr.artprice.com/artiste/110693/damien-hirst
  • Artnews.com

1 commentaire

  1. Votre billet évoque parfaitement l’ambigüité de cette production( plutôt qu’oeuvre) de Damien Hirst. Ayant moi aussi participé à la foule des visiteurs, j’en suis sortie embarrassée par l’écoeurement qui suit un repas exagérément copieux. Monsieur ne manque pas d’intelligence, ni d’humour, cependant son opportunisme et son populisme de parc d’attraction sont pour moi loin d’en faire un artiste digne de ce nom.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s