Les idées noires du rap (I)

Rap et suicide, tel est le sujet de la série de deux articles que je vous propose ici. Ma démarche n’est aucunement de faire des articles qui se veulent scientifiques, avec une analyse systématique de chaque texte et une certaine exhaustivité du corpus. Il s’agit simplement de passer en revue quelques titres de rap qui personnellement me plaisent pour une raison ou pour une autre, et d’exposer quelques lignes d’analyses à chaque fois afin de montrer ce qui me plait dans ces morceaux – que j’appellerai morceaux car même si je n’analyserai pas toujours la partie instrumentale, je veux éviter autant que possible de les réduire à de simples textes. Ainsi j’espère réussir à montrer comment les rappeurs peuvent s’emparer d’un thème aussi difficile que celui-ci, et réussir à en tirer une beauté, toujours en adoptant un angle différent.

J’ai taché à chaque fois de mettre en tête de rubrique le lien de la musique « étudiée », bien entendu ne lisez pas mes commentaires avant d’avoir écouté les morceaux, ça n’aurait pas un grand sens. Sur ce, trêve de préliminaires, commençons ce petit voyage !

Sinik, « Rue du Paradis »

https ://www.youtube.com/watch?v=BEHEdmVkEEo

Le premier des rappeurs qui va nous intéresser aujourd’hui est donc Sinik, rappeur parisien du début des années 2000. C’est en 2005qu’il sort son premier album, La Main sur le cœur, qui marque le début de son ascension. C’est sur cet album qu’on trouve le magnifique « Rue du Paradis », hommage à son frère qui s’est donné la mort durant son adolescence. Je vais tâcher de retenir quelques points que je trouve particulièrement forts dans ce morceau.

Tout d’abord la forme prise par le texte, celle d’un échange épistolaire entre le jeune Sinik et son frère, avec une progression du plus réel au plus irréel – d’abord une lettre laissée par le frère qu’on peut supposer bien réelle, ensuite une lettre que Sinik adresse à son frère au paradis, et enfin une réponse du frère depuis les cieux. L’évolution des temporalités est particulièrement belle et bien construite. Le point central est la lettre de Sinik, celle qui est ancrée dans le présent, dans le quotidien de la vie d’une famille après le suicide d’un de ses membres. Elle est entourée des deux lettres du frère. La première lettre est ancrée dans le passé : « à l’heure où vous lirez ces quelques lignes/ j’aurai déjà mis un terme à cette chienne de vie indigne ». Le discours vient du passé, réfère à un état qui était celui du frère avant qu’il se suicide, et donc qu’on trouve cette lettre, a posteriori. Enfin la dernière lettre appartient au monde de l’hypothétique, de l’irréel, de la réponse qui pourrait éventuellement imaginer dans un autre monde. Mais dans tous les cas ce caractère spéculatif la rattache au futur, à l’attente d’une réponse par Sinik. Ainsi, on a une évolution qui va du passé vers le futur en passant par le présent, celui du jeune garçon dont le frère s’est suicidé. La trajectoire ainsi tracée est celle du dépassement de l’événement tragique par le petit frère, le mouvement qui consiste à se relever pour aller de l’avant, malgré le choc.

En effet, le traitement du suicide opéré ici est centré sur les conséquences du suicide sur les proches de celui qui s’ôte la vie. Le choix même de la lettre, met déjà au centre de la question l’interpersonnalité. Ainsi le premier couplet met en avant cela : « A l’heure où vous lirez ces quelques lignes » ouvre le couplet qui se termine par « je vous aime, je vous quitte mais dans le cœur je vous ai », formant un encadrement de toute cette lettre par le pronom vous. D’ailleurs le frère souligne qu’il écrit à défaut de pouvoir « le dire en face ». Cette question des conséquences d’un suicide sur les autres est plus évidente dans le deuxième couplet puisqu’essentiellement il s’agit d’exposer au frère la situation depuis son suicide, avec une idée de reproche « la manière dont tu nous quittes est ingrate », reproche étant altéré par la douleur et la sincérité du passage précédent « pour moi ton absence est un drame ». Tout ceci amène le troisième couplet qui est une invitation à la vie, à dépasser le drame. Après les quatre premières mesures du couplet destinées à rassurer son petit frère sur son bonheur dans l’au-delà, La seconde partie incite le petit frère à « ne pas trainer », exalte son « courage » par rapport à la « lâcheté » de son ainé, puisqu’il est « coupable » de la situation actuelle, et que son suicide « n’est que la plus grosse de (ses) gaffes ». Significativement, le couplet est deux fois moins long que les deux autres, comme s’il s’agissait désormais de laisser place à l’avenir, de cesser de ressasser le drame pour se consacrer à la vie.

Enfin il me semble dur de parler de ce morceau sans s’intéresser à la restitution de l’enfant qu’était Sinik dans le second couplet. Le jeu de mot du titre, prenant une rue réelle mais faisant comme s’il s’agissait réellement de l’adresse du paradis est déjà extrêmement poignant. « Je vais envoyer cette lettre au Paradis, sans pleurer/ comme un homme en espérant que les anges te la donnent. » L’opposition entre la volonté d’être un homme, et le caractère naïf et enfantin du geste, opposition renforcée du reste par l’effet d’écho homme/donne, fait pleinement ressortir la jeunesse du petit frère. De même dans une maison où le père est résigné – « c’est la vie, c’est comme ça » – et où la mère refuse d’accepter la vérité – « maman/ range ta chambre chaque jour, on attend » – il reste une place pour l’enfance, pour qui le drame est avant tout un scandale et qui est prêt à se rendre au paradis pour avoir des réponses à ses questions. Cela dit, il semble bien que le drame est en réalité déjà emporté avec lui l’enfance, ou du moins l’ai tachée de son « ombre ».

Bigflo et Oli, « Monsieur tout le monde »

https ://www.youtube.com/watch?v=ZFW-ET8fcMk

            On ne présente plus les deux frères de Toulouse, auteur d’un véritable tabac en 2015 à la sortie de leur album La Cour des grands. Outre un talent indéniable pour l’écriture, la plus grande force de ces deux tous jeunes rappeurs réside dans leur capacité à créer des personnages, à saisir les points de vue d’individus divers. « Monsieur tout le monde » en est un bon exemple. Ce morceau contribue grandement à leur notoriété bien avant la sortie de leur premier album, tant il impressionne par la maturité du texte – notoriété bien aidé aussi par l’apparition dans le clip de l’acteur Kyan Khojandi. Le morceau retrace la journée d’un individu non nommé, un monsieur tout le monde, embourbé dans la médiocrité de sa vie, ruminant sa colère contre le monde depuis un temps qui semble immémorial, et qui finit au terme d’une journée banale par tuer sa femme et sa fille puis de se donner lui-même la mort. La première partie– rappée par Bigflo – se passe dans la tête de l’individu en question et la seconde – celle d’Oli – imagine une interview du voisin après le drame, voisin tout aussi banal que l’individu précédent…

Tout le jeu du morceau repose sur le décalage entre l’extériorité de l’individu, son image sociale, et son intériorité. La structure binairesert bien cet objectif de contraste entre la réalité du psychisme de l’individu et la perception qu’en avait son voisin. Le premier couplet reproduit cette scission en son sein dans les passages où l’individu a des interactions avec d’autres personnes, scission matérialisée par la saturation de la voix de Bigflo sur le deuxième terme : « Dis bonjour au voisin/ dégage connard ! », « aller mon ange sois sage, et passe une bonne journée/ ma propre hypocrisie commence vraiment à me saouler ! », « ça fait deux semaines que j’essaie de parler à mon patron/ je l’imagine souvent le soir découpé dans des cartons ». Ainsi, il s’agit de montrer le décalage entre ce qu’on peut penser d’un individu, un homme tout à fait banal, et la réalité des idées qui peuvent le traverser, la violence. Le refrain indique bien que le principal point du texte est que le monsieur tout le monde, celui qu’on ne remarque pas avance « seul, dans l’ombre », cultivant sa rancœur jusqu’à l’explosion.

Ce que montre ce morceau c’est un dégoût du quotidien, de la banalité de la viedans laquelle on s’enlise médiocrement sans perspective d’avenir. Le seul « espoir » de l’individu est sa fille, son seul point lumineux. On peut citer la phrase qui est peut-être la plus touchante du morceau : « les jours se ressemblent/ comme ma fille et moi », avec un adoucissement de la voix de Bigflo sur la deuxième partie de la phrase. Tout est résumé, un individu sans perspectives d’avenir, de bonheur, mais qui est maintenu dans ce monde par sa fille. Significativement, l’homme finit par tuer sa fille avant de se tuer lui-même… Plus généralement le réseau symbolique de la quotidiennetédans le texte : tout se passe en l’espace d’une journée, qui aurait pu n’être qu’une journée de plus si ce n’était la journée de trop, et les évocations concrètes de la répétition – il n’y a qu’à voir le nombre de fois où le mot « même » est utilisé – cultivent cette circularité nauséabonde. C’est cette saturation de banalité qui atteint son sommet avec l’accélération du rythme à la fin du premier couplet qui sous-tend une accumulation de choses ultra-basiques de la vie courante qui est à l’origine de l’acte fou de l’homme « normal ».

Car ce que montre le texte, c’est également le monstre insoupçonné qui se cache en chacun de nous, d’où le titre. Tous les éléments énoncés dans la journée de l’individu favorisent l’assimilation avec le personnage : quel couple n’a pas chez lui un objet un peu vieillot – en l’occurrence la « jolie théière » – offert par un membre de la famille, cela renvoie à une représentation courante de la cellule familiale. C’est la capacité à saisir ce genre de détails concrets qui fait la grande force de la plume de nos deux rappeurs. Tout l’enjeu du second couplet est de montrer certes le décalage entre intériorité et extériorité, mais c’est aussi une progression au cours de laquelle le voisin, en détaillant la banalité de la vie de l’individu, finit par se rendre compte de sa ressemblance avec ce dernier, et le couplet de se conclure par la même accélération que celle de la fin du second couplet. Il faut signaler la qualité du clip, où le dernier plan suivant la phrase « qu’est-ce qui m’empêcherait de faire pareil ? » montre le voisin fermant sa porte, sauf que l’acteur a été remplacé par Kyan Khojandi, celui qui joue l’individu du premier couplet. Ainsi la boucle est bouclée, n’importe qui peut commettre l’innommable en raison de la médiocrité du quotidien…

Vald, « Kid Cudi »

https://www.youtube.com/watch?v=aaNCF3hjd6A

Ce sera vraisemblablement la rubrique la plus courte de cet article, tant le texte est absolument incommentable, mais je me voyais mal faire un article sur les liens entre rap et suicide sans le citer. Arrivé sur la scène du rap français depuis le milieu des années 2010, Vald est ce qu’on pourrait appeler un troll. Rares sont les morceaux « sérieux » de l’auteur de « Bonjour » et « Selfie » qui confesse lui-même en interview avoir du mal à être premier degré. Mais cette propension au second – voire troisième ou quatrième – degré ne doit pas cacher un talent bien réel qui s’exprime aussi bien dans ces morceaux que dans d’autres plus conformes à certains standards comme « Mégadose » ou « Si j’arrêtais ».

Le morceau qui nous intéresse ainsi ne doit pas être vu comme l’expression de pensées suicidaires insoupçonnées chez Vald, il s’agit d’un hommage au rappeur américain Kid Cudi, ayant interrompu sa carrière pour partir en hôpital psychiatrique notamment en raison de l’envie récurrente de se donner la mort. Comme je l’ai dit précédemment, ce morceau ne ressemble à première vue pas à grand-chose : des phases qui s’enchainent sans aucun rapport les unes avec les autres, un ton monocorde et d’une lenteur affolante, un clip en noir et blanc… Hormis quelques passages où l’on glane des renseignements sur le désespoir de l’individu – le « c’est tout pour moi » résigné de l’introduction, la mention des « points de suture sous ma carapace » montrant la fragilité intérieure, la mention du « trop d’idées » potentiellement déprimantes et devant être noyées dans le « shit », la conclusion, « mes bonnes actions n’changent pas mon reflet dans la mare de sang » évocation de la culpabilité indépassable, mais aussi présentification de la mort, et bien sûr le refrain qui lui est pour le coup explicite, « j’ai envie d’me suicider comme Kid Cudi ». A part ça, des phrases sur le sexe, sur son fils, sur l’argent, sur le monde, sans structure apparente. Et pourtant ce morceau me procure toujours un frisson et un sentiment de malaise profond. Et si c’était dans cette absence de structure, de cohérence, que résidait tout le génie de Vald. Une progression désarticulée, morceau par morceau, sans aucun sens global, n’est-ce pas là la représentation de la dépression elle-même dans sa phase la plus grave : absence du sens de la vie, désespoir qui se traduit par l’absence totale de saveurs ce que transcrit le rythme du morceau et le choix artistique du noir et blanc pour le clip. Ainsi, il me semble que Vald réussi à nous donner à voir une dépression personnelle. Peut-être est-ce une interprétation personnelle un peu trop capilotractée, mais il faut reconnaître qu’elle fonctionne très bien…

Pour conclure (momentanément…)

Me voici donc au bout du premier de la série de deux articles. J’ai gardé sous le coude mes deux morceaux préférés, qui constitueront le corps du prochain – et ultime – article. J’espère avoir réussi à vous communiquez un peu de ce que j’ai aimé dans chacun de ces morceaux et que vous attendez avec impatience la suite.

 

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