Un sacré sans religion dans l’art du XXe siècle ?

Le XXe siècle est une période marquée par une perte de vitesse de la religion chrétienne, à la fois dans la pratique individuelle que dans le domaine artistique. Le clergé n’est plus un commanditaire important et la figuration de la Bible n’est plus un sujet qui intéresse les artistes. Pourtant, la recherche du sacré, d’une certaine spiritualité, ne s’arrête pas, la démarche évolue, tout comme les représentations. En art contemporain, si l’idée prévaut sur le résultat final, où est le sacré ?

Après que Malevitch avec son Carré blanc sur fond blanc ait détruit la peinture figurative et que Marcel Duchamp ait donné son coup de grâce au geste artistique avec ses ready-mades, que faire avec la peinture ? Est-ce qu’une peinture, une pratique et une histoire de la peinture est encore possible ? Évidemment l’art ne s’est pas arrêté après Duchamp, mais la pratique au XXe siècle en a été durablement bouleversée. Dans la foulée des expérimentations lancées par les artistes à cette époque, comment certains ont fait le choix de se rapprocher du sacré, sujet qui paraît contradictoire avec une modernité en art. Dans cet article, nous pourrons nous demander comment des artistes du XXe siècle ont cherché à rattacher, à lier, leur pratique artistique  avec une certaine spiritualité voire lui donner une dimension sacrée. Pour donner des éléments de réponse, nous verrons trois artistes ayant chacun une démarche différente : en premier lieu Roman Opalka dans la ritualisation d’une pratique artistique quotidienne, puis Yves Klein et la recherche d’une immersion spirituelle du spectateur et enfin Pierre Molinier et le rattachement à un système de croyances par le fantasme d’une initiation.

Ritualisation d’une pratique quotidienne, Roman Opalka

En 1965, Roman Opalka est déjà un artiste connu, notamment pour ses monochromes blancs, mais cette année-là, il décide de s’engager dans un nouveau programme. « 1965/1-∞ » va créer l’événement. En effet, il va peindre au pinceau numéro 0, à l’acrylique, sur des toiles de 196 x 135 cm, en blanc sur fond noir la suite arithmétique des nombres. Ce programme n’a donc par définition pas de fin, mais Opalka ne s’arrête pas là, puisqu’en 1968, il commence à enregistrer le comptage des nombres en polonais. En 1970, il se consacre entièrement à ce programme et ne fera plus aucune autre toile et en 1972 et son arrivée au nombre un million, il ajoute 1 % de blanc dans la peinture lui servant de fond. En 2008, il arrive au blanc sur fond blanc, suite à cela il rajoute une condition à son travail : tous les soirs il prend une photographie de lui, dos à la toile, et les archive. Ce blanc sur blanc qu’il appelle « le blanc méritait » symbolise le temps qui passe, à la fois pour lui, puisque chaque toile le rapproche de la mort, mais aussi pour la peinture elle-même. Le blanc sur blanc ne peut que nous rappeler la toile iconique de Malevitch et la disparition progressive des formes amène la peinture vers sa propre abolition. Ce qui ressort de la pratique artistique de Roman Opalka c’est donc un questionnement très fort sur le passage du temps, mais aussi une puissance des chiffres (peut-être à rapprocher des camps de concentration puisqu’il a connu la déportation?), mais ce qui nous intéresse aujourd’hui c’est la ritualisation de sa démarche. Opalka rentre dans le paradoxe de la liberté puisqu’il s’astreint lui-même à un programme contraignant et quotidien. Et évidemment, la fin de ce programme si imposant c’est la mort de l’artiste, qui survint au programme 46, avec comme dernière inscription : 7 607 249. Roman Opalka a tenu jusqu’à la fin son programme, qu’il décrivait lui-même comme :

« Ma proposition fondamentale, programme de toute ma vie, se traduit dans un processus de travail enregistrant une progression qui est à la fois un document sur le temps et sa définition. »

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En anthropologie, le rite est désigné comme « un ensemble d’actes répétitifs et codifiés, souvent solennels, d’ordre verbal, gestuel et postural à forte charge symbolique […] Par extension, il désigne toute conduite stéréotypée, répétitive et compulsive ». Chez Opalka nous retrouvons cette répétition et cette codification que cite Claude Rivière. De plus le travail artistique sur le temps et la mort est souvent à rattacher avec une recherche de spiritualité ou de sacré, ce que l’on retrouve avec les vanités de la période moderne entre autre : une sorte de témoignage de l’humain, une approche qu’il tente de faire avec la mort, comme pour s’habituer à l’idée de sa fatalité. Michèle Fellous écrit notamment que l’art moderne et contemporain « milite pour que l’art retrouve sa dimension rituelle première, pour que sa mise en œuvre soit un vecteur vers un sacré organique et métaphysique ». Roman Opalka transforme sa pratique artistique en véritable rituel, car dans l’art contemporain, ce qui prévaut n’est plus forcément l’objet final mais le processus de création.

Recherche d’une immersion spirituelle du/de la spectateur(trice), Yves Klein

3-1Yves Klein, connu pour ses monochromes, a aussi une forme de rituel avec l’utilisation quasi systématique de son IKB (International Klein Blue) : c’est la couleur qu’il a créé et qu’il est le seul à pouvoir utiliser. Dans son « aventure monochrome », pour reprendre son expression, Klein ne sépare pas sa pratique artistique d’une dimension plus intérieure, plus mystique. Il est à noter ici que l’artiste est rosicrucien, qu’il alimente un goût pour l’ésotérisme et les pratiques occultes. Il est intéressant de noter que Klein est très marqué par la querelle des images, et l’interdiction de ces dernières. Il avance notamment que c’est par la non figuration que le regardeur pourra trouver une surface réflexive qui le renverra vers sa propre intériorité. C’est pour cela qu’il utilise le bleu qui pour lui est « la couleur la plus abstraite qui soit, la plus chargée en spiritualité ». Yves Klein demandait à ce que ces tableaux soient accrochés assez bas sur le mur pour permettre au regardeur de pouvoir être complètement immergé.e dans la toile. En effet, les adeptes du monochromes comme Klein ou encore Marc Rothko ont toujours préféré travailler sur des grands formats pour permettre cette entrée directe du spectateur dans le tableau.

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Yves Klein se distingue aussi par sa manière de travailler : il peint au rouleau. Ce geste est très symbolique, puisque le pinceau symbolise le travail de l’artiste peintre, ce qui lui permet de montrer sa touche, d’être reconnaissable par le public. Yves Klein, par son rouleau, désacralise aussi la manière du peintre, et la peinture classique ; dans le prolongement de Malevitch il continue de tuer ce qui fait la peinture : il rejette la figuration mais aussi l’acte de peindre. Pour lui un « tableau est apparition parmi les hommes », il utilise régulièrement du vocabulaire christique, religieux, particulièrement dans cette déclaration qui rappelle les images acheiropoïètes. Chez Klein toute chose, tout tableau, peut être le support de la manifestation d’une réalité d’un ordre spirituel. C’est ce qu’il recherche par ses monochromes IKB : s’ils se ressemblent tous ils restent différents, Klein leur donne d’ailleurs à chacun un prix différent. Ses toiles servent d’écran de réception où vont se manifester des idées, des ressentis, que l’artiste ne peut anticiper. Pour reprendre la phrase fétiche de l’artiste « d’abord il n’y a rien, ensuite il y a un rien profond puis une profondeur bleue » (Bachelard), cette phrase renvoie finalement très bien à l’œuvre d’Yves Klein, où les monochromes bleus sont un prétexte matériel pour renvoyer le spectateur vers sa propre spiritualité, par le biais de la perte du regard et de l’esprit dans cette étendue monochrome où rien ne paraît.

Rattachement à un système de croyances, Pierre Molinier

Pierre Molinier - Autoportrait en Christ
Autoportrait en Christ

Nous allons maintenant sortir des monochromes et nous rattacher à une figuration modifiée, fantasmée, celle de l’artiste bordelais Pierre Molinier. Ses photographies et photo-montages ont été apprécié un temps d’André Breton et de quelques surréalistes parisiens avant d’être rejetés hors de la capitale. En effet ses images érotiques, parfois sexuelles, ne faisaient pas consensus dans les suiveurs de Breton. Mais ce dernier s’était rapproché de Molinier à une époque où il étudiait l’art magique, il trouvait que les œuvres du bordelais avait quelque chose d’ésotérique. Pierre Molinier s’est rapproché de l’ésotérisme, mais plus que cela, il a créé un mythe autour du tantrisme et de sa personne. Il a fantasmé une initiation à cette religion par deux lamas tibétains venus à Bordeaux spécialement pour lui. Il déclare même :

« Ma propre peinture a évolué, elle a certainement subi l’influence de ces gens qui pensaient peut-être un peu différemment de moi. Ça m’a donné l’idée de l’ésotérisme. Mon inspiration a subi une sorte de bifurcation. À ce moment-là, j’ai essayé de faire des choses autres que ce que j’avais peint jusqu’alors »

Pierre Molinier - Autel de la Patrie
Autel de la patrie

Pierre Molinier date ces rencontres de 1936, ce qui ne paraît que peu probable par rapport à l’évolution de son travail. L’artiste a quelques penchants pour la fabulation. Mais il faut noter que sa bibliothèque personnelle regorgeait d’ouvrages sur le tantrisme, ses divinités et leur représentation. Au vu des thèmes abordés par Pierre Molinier dans ses photo-montages, il est certain que le tantrisme ne peut que l’intéresser. En effet, l’artiste bordelais prend des photos, de lui, de ses modèles, puis les découpe minutieusement. Il les classe ensuite par catégorie : jambes, têtes, bras, fesses, etc. Ce rangement lui permet ensuite de créer des êtres parfaits, androgynes, mélange de femmes et d’autoportraits. Il reprend les images des divinités androgynes, ce qui lui donne une justification supplémentaire pour s’adonner à son art. Il reprend également la figure du chaman qui chez lui devient un être muni d’une poitrine dénudée et d’un phallus imposant. Cette représentation ne reprend aucun attribut d’un réel chaman, ici c’est une image dramatique, avec ce contre-jour très agressif, cela donne un effet spectaculaire à cette apparition. Les yeux bridés et les seins sphériques ressemblent à la statuaire et la peinture asiatique religieuse. Si Pierre Molinier se rapproche de la religion tibétaine il reste contre les dogmes chrétiens. Il multiplie les provocations, notamment dans ses titres d’œuvres, comme avec Autel de la Patrie ou Autoportrait en Christ.Cette dernière œuvre nous présente le visage de Pierre Molinier jeune, maquillé de façon postérieure, avec le corps d’une de ses modèles, auquel il rajoute une paire de jambe. Le fond de la photographie paraît mystique, il est composé d’une manipulation avec de l’encre et d’images de résille. Pierre Molinier choisit une certaine forme de sacré, une religion qui ne condamne pas ses envies sexuelles et son identité de genre.

Avec les exemples de Roman Opalka, Yves Klein et Pierre Molinier nous avons vu trois artistes du XXe siècle qui couplent leur pratique artistique d’une recherche de sacré, de spiritualité. Opalka perpétue un rituel qui devient sacré, et auquel il est dans l’impossibilité même de sortir tant ses gestes ont été sacralisés. Il ne peut plus créer hors de cette routine qui cadre sa pratique et la justifie. Yves Klein veut englober le spectateur dans son travail sur l’intériorité et la réflexivité de l’œuvre monochrome. Enfin, Pierre Molinier trouve dans le tantrisme une justification à ce que la chrétienté blâme : désir homosexuel et sadomasochiste ainsi qu’un désir de sortir de l’assignation à l’identité masculine. Si les formes peuvent se ressembler (monochrome ou quasi-monochrome), les intentions et les références sont différentes dans chacun de ces cas. Même si la religion paraît en perte de vitesse ou délaissé par la population, les artistes ne s’arrêtent pas de chercher à être un intermédiaire entre une puissance supérieure et le spectateur.


Lectures indicatives :

Mircea Eliade, Le Sacré et le profane
Michèle Fellous, Du rite comme oeuvre : l’art contemporain
Marcel Mauss, Oeuvres, Tome 1, Les Fonctions sociales du sacré
Pierre Petit, Pierre Molinier et la tentation de l’Orient

3 commentaires

  1. Merci pour cet article. J’y ai découvert des artistes, mais c’est aussi un sujet très intéressant quand on voit que l’art du moyen-âge est centré sur le religieux contrairement à l’art contemporain.

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  2. Plasticienne engagée, je me permets de répondre à votre article, travaillant entre autre sur la représentation du corps de la femme au travers des dérives religieuses ou des sociétés viriles. Un détournement du sacré !
    A découvrir :
    Vera Icona : https://1011-art.blogspot.fr/p/vera-icona_5.html
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