Le Christ devant le grand prêtre Caïphe, Gerrit van Honthorst

Dans les années 1610-1620, toute l’Europe est marquée par les œuvres du Caravage. Le mouvement caravagesque traverse les Alpes grâce au voyage en Italie de jeunes peintres nordiques, comme Gerrit van Honthorst. Ils vont ainsi adopter le style de l’artiste milanais à la vie si tourmentée, puis le ramener en Hollande pour fonder le foyer caravagesque d’Utrecht. Le Christ devant le grand prêtre, peint en 1617 et aujourd’hui conservé à la National Gallery de Londres, représente cette adaptation du naturalisme qui va caractériser l’art de cette région pendant près de trente ans. 

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Le Christ devant le grand prêtre Caïphe, huile sur toile, par Gerrit van Honthorst (1590/2-1656), vers 1617, 272 x 183 cm, National Gallery, Londres

Un artiste voyageur 

Gerrit van Honthorst est né en 1590/2 dans la ville d’Utrecht, dans les Provinces-Unies. A la différence des autres grandes villes qui sont à majorité luthériennes, l’enclave d’Utrecht est catholique, tout comme la famille de l’artiste. A l’époque, les artistes nordiques ne peignaient pas en fonction des demandes de mécènes, ils choisissaient une spécialisation et vendaient leurs œuvres, d’où l’important développement des scènes de genre et de paysage. En Italie cependant, les commandes de mécènes (princiers, pontificaux…) explosent. Le pays devient le lieu de formation idéal pour de jeunes artistes en quête d’apprentissage, de reconnaissance, mais surtout de soutiens financiers directs.

Honthorst décide donc de partir en Italie vers 1610. Il ne reviendra à Utrecht que dix ans plus tard, en 1620. A Rome, il fait rapidement la connaissance de nombreux artistes comme Guido Reni, élève du Dominiquin et directement influencé par Caravage. Tous les deux sont d’ailleurs mécénés (hébergés et rémunérés) par Vincenzo Giustiniani, qui n’est autre que le mécène principal de l’artiste milanais. Honthorst se fait rapidement remarquer par ses scènes à faible éclairage, souvent à la bougie, fortement marquées par le clair-obscur du Caravage dont il a la possibilité de voir les œuvres directement chez son mécène. C’est de cette période qu’est issu le Christ devant le grand prêtre Caïphe qui resta dans la collection de Giustiniani. Par la suite, il se mit au service du cardinal Scipion Borghèse, connu comme étant le grand mécène du Bernin et le commanditaire de la Villa Borghèse. Il reçu même des commandes du futur pape Urbain V.

Au contact de compatriotes tel Paul Bril, Honthorst repart en Hollande vers 1620. Il est le deuxième artiste nordique à rentrer après un séjour en Italie, Hendrick Ter Brugghenétant rentré six ans plus tôt en 1614. Avec Dirck van Baburen, également rentré en 1620, ils fondent « l’Ecole caravagesque d’Utrecht », à l’origine du mouvement caravagesque en Europe du Nord qui se diffusera parmi toutes les grandes villes du Nord comme Leyde, Haarlem et Amsterdam. Plus tard, vers 1628, une fois sa renommée acquise, il part pour Londres se mettre au service de Charles Ier, puis revient en décembre de la même année, malgré la citoyenneté anglaise qui lui est offerte. Après de nombreuses commandes, il devint finalement peintre de la cour du roi de Bohême en exil, Frédéric V et celui de la famille de Guillaume II d’Orange-Nassau à La Haye.

Le procés du Christ

Deux interprétations sont possibles pour le thème évoqué dans cette oeuvre. Selon Joachim von Sandrart (1675), il s’agirait d’un Christ devant Pilate lorsqu’il le vit dans la collection de Giustiniani mais l’inventaire de cette même collection mentionne un Christ devant Caïphe. Cette deuxième option est plus probable lorsqu’on compare l’air accusateur, ponctué du doigt levé de l’homme assis, avec les Écritures, notamment l’Évangile selon Matthieu:

« Ceux qui avaient arrêté Jésus l’amenèrent devant Caïphe, le grand prêtre, chez qui s’étaient réunis les scribes et les anciens. […] Les grands prêtres et tout le Conseil suprême cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire mettre à mort. […] Le grand prêtre lui dit : « Je t’adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si c’est toi qui es le Christ, le Fils de Dieu. » Jésus lui répond : « C’est toi-même qui l’as dit ! En tout cas, je vous le déclare : désormais vous verrez le Fils de l’homme siéger à la droite du Tout-Puissant et venir sur les nuées du ciel. »» (Matthieu, 26, 57-64)

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Selon Matthieu, Jean et Marc, Jésus aurait été conduit devant le prêtre après son arrestation au Mont des Oliviers. Deux protagonistes, ici en arrière-plan, ont fourni les témoignages nécessaires et attendus par le grand prêtre, rapportant que le Christ aurait déclaré pouvoir reconstruire le temple de Jérusalem en seulement trois jours, une hérésie pour les Juifs quand on sait le temps qu’il a fallu pour l’édifier la première fois. Ce qui est intéressant, c’est que ce genre de procès de nuit était interdit, voire illégal. Caïphe en effet, avait en horreur Jésus qu’il prenait pour un fauteur de troubles.

A cette époque-là, les Romains permirent au prêtre en chef de gérer les affaires juridiques courantes de la Judée. Ainsi, les autorités religieuses juives contrôlaient d’une main ferme la population à la place des Romains, ce qui les arrangeait bien finalement puisque les deux souhaitaient la stabilité politique. Mais le Christ commençait à faire de l’agitation autour de lui, entre les miracles, les marchands du temple qu’il a chassés, sa contestation des lois du sabbat et la foule qui commençait à voir en lui le Messie. Caïphe, grand prêtre depuis 18, assista les mains liées (sans chef d’accusation valable) à la multiplication des actions de Jésus et n’avait qu’une seule envie : se débarrasser de lui.

Ses intentions devinrent plus claires après la résurrection de Lazare. Rapporté par l’Évangile de Jean, un Sanhédrin (assemblée législative traditionnelle d’Israël) fut réuni afin de prendre une décision à propos des actions de Jésus :

« Que devons-nous faire, parce que cet homme accomplit beaucoup de signes ? Si nous le laissons ainsi, ils auront tous foi en lui, et les Romains viendront enlever et notre lieu et notre nation. » (Jean 11, 47-48)

Capture.JPGLa question intrinsèque étant : « Comment conserver notre pouvoir tout en laissant agir, ou non, cet homme qui bafoue nos Lois et qui perturbe l’ordre public ? »  Garant de cette stabilité politique, il fallait leur éviter à tout prix que les Romains interviennent dans leurs affaires. Chacun son business. A ce moment-là, Caïphe ne pensait qu’à conserver son autorité, sans contestation, sur la population, sans toutefois pouvoir nier les faits accomplis par le Christ (à part la résurrection, celle de Lazare et celle du Christ, qu’il n’a jamais voulu admettre puisqu’étant Sadducéen, il ne croyait pas en la vie après la mort). Il tint alors les paroles qui condamnèrent déjà Jésus :

« Vous ne réfléchissez pas qu’il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple et non que la nation entière soit détruite. » ( Jean 11, 50)

C’est pourquoi, dans la scène peinte par Honthorst, le sort du Christ est déjà jeté. L’occasion tant rêvée par Caïphe est enfin arrivée : Jésus vient de blasphémer en se proclamant « Fils de Dieu ». Le prêtre présentera ensuite l’accusé à Ponce-Pilate et sera parmi les premiers à demander sa mise au poteau pour subir la flagellation.

Le caravagisme de Honthorst

Tout l’apprentissage de l’artiste en Italie au contact des œuvres du Caravage est donc ici mis au service de l’expression de la tension entre les deux personnages principaux du tableau. Honthorst s’inspire ouvertement du Caravage avec une lumière artificiellequi est celle de la bougie, procédé également utilisé à maintes reprises chez Georges de La Tour. Au centre du tableau, elle est placée de façon symbolique et théâtrale afin d’éclairer les éléments essentiels : le doigt accusateur de Caïphe, son visage âgé et sa bouche entrouverte, le Livre de la Loi, les mains croisées de Jésus et sa tunique de lin blanche qui préfigure la Passion, rappelant ainsi le saint Suaire. D’ailleurs, peu d’éléments viennent troubler l’échange entre les deux personnages, le décor étant sombre et dépouillé. Cette lumière, bien qu’artificielle, est rendue avec un grand naturalisme. Le fait qu’elle soit explicite, au centre de la composition, et qu’elle se décline dans toutes ses intensités explique ce qui sépare Honthorst du Caravage. Ce dernier utilise en effet quasiment toujours une lumière artificielle cachée pour mettre en valeur la tension dramatique en n’éclairant que ce qu’il désire mettre en lumière. honthorst-christ-devant-le-grand-pretre.jpg

La composition est presque monochromatique, comme chez Caravage, et soigneusement composée avec les deux personnages qui se font face directement. Le camaïeu de bruns met encore plus en valeur l’aspect sculptural des figures et l’éclairage leur monumentalité. Une diagonale puissante relie leur regard et ceux des dénonciateurs, indiquant l’importance de leur échange. Lourde de sens, la gestuelle des personnages est essentielle : le geste accusateur du prêtre répond au geste soumis des deux mains jointes du Christ, qui préfigure en creux la Crucifixion.

Ce tableau eut un grand succès en Italie et donna lieu à de très nombreuses copies. Luca Cambiaso, un espagnol venu également en Italie, s’en inspira fortement pour ses propres compositions du Christ devant Caïphe (Gênes). Véritable chef d’oeuvre des débuts de l’artiste, cette oeuvre grave est néanmoins bien loin des futures compositions qu’il travaillera une fois rentré en Hollande, présentant beaucoup plus de couleurs, de personnages enjoués, s’écartant des thèmes religieux pour aller vers la peinture de genre, très appréciée en Europe du Nord. Cependant, il gardera dans toute son Oeuvre cet héritage caravagesque et c’est ce qui fait de lui un des plus grands peintres flamands du XVIIe siècle.

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