
Qui n’a jamais rêvé de porter à son doigt, à l’instar d’un gros diamant, un morceau de sucre ? Qui n’a jamais rêvé de prendre une tasse de thé dans de la vaisselle en fourrure ou encore de déguster une bonne pinte de bière sertie d’une queue d’écureuil en guise d’anse ? Ou encore, qui n’a jamais désiré servir à ses convives une belle dinde de Noël préparée méticuleusement avec une vieille paire d’escarpins ? Enfin, qui n’a jamais rêvé de repasser le linge d’un indésirable avec le magnifique fer à repasser de Meret Oppenheim ? En découvrant ses œuvres lors d’un cours, quelqu’un s’est exclamé : « Mais c’est ridicule, ça ne sert à rien, on ne peut même pas y boire le thé pour de vrai ». Touché, coulé. C’est très juste, sauf si l’on aime avoir un chat dans la gorge – sans mauvais jeu de mots apparent – le mieux est de se délecter pour de faux. Or, les œuvres de Meret Oppenheim sont justement passionnantes car elles dérangent et chamboulent les perceptions de notre quotidien. L’absurdité de ces oeuvres se rapproche des objets désagréables ou à fonctionnement symbolique du groupe surréaliste. En effet, Meret Oppenheim (1913-1985) est une artiste (peintre, photographe, plasticienne) et écrivaine suisse qui a rejoint le groupe surréaliste vers 1920. Elle noue des relations avec André Breton, Man Ray, Max Ernst, Leonor Fini, Picasso, Jean Arp ou encore Alberto Giacometti. Ses détournements d’objets sont les plus célèbres et caractérisent son travail artistique. Néanmoins, nous allons cette fois-ci nous arrêter sur une œuvre moins connue mais non moins ambitieuse : son autoportrait exécuté grâce à la radiographie.
La radiographie, une pratique en vogue au XX siècle :
C’est en 1895 que Röntgen découvre la radiographie dans le milieu médical. Photographie de l’invisible, la radiographie sert à de multiples reprises dans le champ de l’Histoire de l’art. Elle oscille entre aspect pratique, technique et artistique. Elle permet d’étudier en profondeur les œuvres d’art, leur nature, leur structure, les éventuels repentirs, les zones abimées ou encore l’état de conservation. Au niveau artistique, la radiographie bouleverse la perception des œuvres car elle propose non plus le visible mais le paradoxe de l’invisible. Elle est le négatif de l’oeuvre habituelle et remet en cause les questions fondamentales de l’en-dedans et l’en-dehors, de l’opacité et de la transparence jouant sur la simultanéité de ces derniers. La première à utiliser directement ses propres radiographies est la photographe et écrivaine Claude Cahun qui publie Aveux non avenus en 1930 où le photomontage VIII mêle ses autoportraits, le portrait d’Henri Michaux, des morceaux de sculptures et enfin sa cage thoracique. Les artistes seront nombreux à s’intéresser à la visibilité de la radiographie pour faire évoluer leur peinture comme par exemple Guernica de Picasso ou encore la Belle jardinière de Max Ernst, tous deux s’inspirant de la superposition et des effets de transparence.
En haut: Guernica de Picasso (1937). En bas à gauche: Planche VIII de Claude Cahun dans Aveux non avenus (1930). En bas à droite: Belle jardinière de Max Ernst (1924)
Afin de donner quelques noms indicatifs, des artistes plus récents l’utilisent encore. Xavier Lucchesi allie radiographie d’oeuvres anciennes et radiographie du corps humain dans des œuvres colorées et originales. Quant à Wim Delvoye, il effleure le sacré et le profane en créant des vitraux à base de radiographies ou encore il propose des images radiographiques à la lisière de la pornographie. Enfin, Marc Ferrante avec ses Jeux de mains fait rêver par des ombres chinoises d’un nouvel ordre. Pourtant, la pratique artistique de la radiographie sur le corps humain est vite interdite par le code de santé publique qui ne l’autorise qu’à des fins médicales.
Wim Delvoye
Xavier Lucchesi
Marc Ferrante
Présentation de Radiographie du crâne M.O :

Avec Radiographie du crâne M.O réalisé en 1964, Meret Oppenheim expérimente les limites de l’autoportrait, ou plutôt le négatif de l’autoportrait, en utilisant la radiographie comme outil artistique et méditatif. Alors que le titre porte les initiales de l’artiste « M.O » signant l’oeuvre, le choix de la radiographie supprime volontairement les traits d’identification de l’individu. Une certaine part de magie et de sophistication entre en jeu oscillant entre le caché/dévoilé et le fascinant et l’effrayant. La radiographie permet de traverser toutes les strates de l’identité en allant se nicher au-delà de la forme et du visible. Le sujet, méconnaissable, est paradoxalement dévoilé dans son extrême nudité et le terme d’introspection prend tout son sens. En effet, nous sommes invités à regarder à l’intérieur de. À cela s’ajoute un certain voyeurisme car l’individu est observé, presque disséqué ou dépecé par le rayon X puis par le regard du spectateur. La radiographie élimine l’enveloppe corporelle avec toutes ses marques identitaires. Toutefois, se distingue au niveau du crâne, la forme du nez aquilin légèrement de l’artiste qui marque une reconnaissance identitaire. De surcroît, s’ajoute les ornements qui raccrochent l’individu à la vie et à l’esthétisation du corps singulier car le squelette porte deux bagues, un collier et des boucles d’oreilles rondes.
Allégorie de la Mort :
Cette parure évoque certains rituels funéraires des civilisations anciennes comme les aztèques, les égyptiens qui ornent les morts de bijoux, signe de richesse et d’accès à l’au-delà. Ces bijoux renvoient également au corps vivant car l’on devine que les bagues tiennent encore sur une chair invisible. Une forte ambiguïté s’instaure autour de ce portrait car vie et mort, ornement et dénuement se côtoient. La présence de ce corps-squelette fardé évoque quelque chose de très primitif et archaïque que l’on peut associer à des divinités de la mort – comme Ah Puch dans la religion Maya ou encore la Santa Muerte au Mexique – où les squelettes sont parés de divers objets de culte.
À gauche: Ah Puch. À droite: la Santa Muerte.
Cette œuvre révèle la possibilité de saisir l’invisible, le non-perceptible grâce à un jeu de transparence et d’opacité qui inverse les règles de la représentation humaine. Un rapport de permutation fait de la chair un imperceptible tandis que sont révélées les lignes intrinsèques du corps humain habituellement insaisissables. Le rayon X traverse la peau et la chair en les faisant toutes deux disparaître pour ne laisser qu’un memento mori directement montré à l’intérieur du corps. Meret choisit de faire un autoportrait éternel d’elle-même puisqu’elle se dépouille directement de la chair et de sa carnation. Au sein de cet autoportrait, la représentation du Temps fascine car c’est à la fois une vanité qui rappelle à l’homme qu’il n’est pas éternel mais c’est aussi une manière d’offrir à la postérité le dernier portrait, et sans doute le véritable, de sa tête et de son corps. L’artiste incarne l’allégorie de la Mort dans ce qu’il y a de plus décharné et de plus cruel. C’est le corps mort, spectral, ayant dépassé le stade de la putréfaction, qui nous est montré. D’autres part, les quelques parties d’ombres autour du crâne, des mains et du cou suggèrent une chair en train de s’évaporer plaçant l’être dans un état d’entre-deux.
De l’autoportrait à l’anti-autoportrait :
Le spectateur est invité, non plus à se focaliser sur les traits du visage d’un autoportrait classique, mais à observer le corps humain sous la forme d’une image médicalisée. Alors peut-on réellement parler de portrait, d’autoportrait ou doit-on y voir un anti-autoportrait ? Finalement, opter pour la radiographie est une manière de ne pas se représenter et d’introduire une certaine ironie mordante face au genre classique de l’autoportrait. En utilisant la radiographie, il n’est plus uniquement question d’une mise à nu de l’individu puisque l’on va au-delà. La radiographie révèle la structure des choses, soit la structure de l’être, ce qui le singularise. Mais elle l’entraîne aussi à faire l’expérience de l’altérité par la désexualisation squelettique et la ressemblance anatomique avec l’Autre. Ce qui peut sembler paradoxal se rejoint car en éprouvant l’Autre, c’est une manière de nouer avec sa propre identité :
« Meret Oppenheim embrasse sa propre altérité, dans la mesure où elle donne accès, du point de vue du spectateur, à l’envers et à l’endroit de l’apparence d’un sujet qui croit à la mue et donc, à la métamorphose. La physionomie du visage rencontre la matérialité de la surface (papier à dessin, papier photosensible, pochoir servant de masque, radiographie argentique) sur laquelle sont projetées des images qui renvoient à des figures autres que soi » (« Figuration de soi et de l’autre chez Meret Oppenheim », Andréa Oberhuber)
Si par la transposition du squelette à la place du corps charnel Meret fait l’expérience de l’altérité, de la Mort et de la destruction imminente du corps, elle choisit en outre de se singulariser, de se diviniser par l’entremise d’un ornement qui rappelle la vanité contemporaine et le rituel primitif. Un processus de mythification et d’ironisation est en marche quant à la question de l’autoportrait qui n’est plus conforme aux règles. Il devient le contraire de ce dernier, un pendant mortifère qui est directement dévoilé aux yeux du spectateur : ceci n’est pas mon corps mais ceci est mon squelette. À défaut du masque charnel c’est le masque funéraire, éternel qui prend le dessus n’oubliant pas de conférer la sensation d’une profonde inquiétante étrangeté freudienne. Plus généralement, Meret Oppenheim a été photographiée par les plus grands comme Man Ray, mais elle-même produit très peu d’autoportrait. Ici, elle choisit d’aller contre-nature, contre l’autoportrait en ne livrant pas son visage – ses visages – mais son non-visage. Alors que le portrait de face est essentiel par la mise en avant des yeux – « fenêtres de l’âme » – l’autoportrait de Meret ébranle toute cette philosophie et cette symbolique en proposant d’aller voir directement au-delà, en transgressant les frontières et les limites de la représentation humaine. L’oeuvre se situe dans un entre-deux : entre le passé et le futur, entre la référence à la vanité baroque et l’alliance avec les nouvelles technologies.
Article écrit par Émilie Navarro.