
Après notre article sur l’exposition de Beatriz Gonzales à Bordeaux en l’honneur de l’année France-Colombie, nous poursuivons notre découverte de l’art d’Amérique Latine en abordant aujourd’hui l‘art performance dans l’île des Caraïbes : Cuba.
La scène cubaine artistique contemporaine est très riche, et malgré le fait que ce qui y est produit ne nous parvienne que très peu en Europe, de nombreux artistes cubains sont bien introduits dans les circuits de l’art actuel. Après la révolution cubaine de 1959, les arts à Cuba ont été l’un des moyens utilisés pour représenter le succès de l’expérience révolutionnaire socialiste. En effet, dès les premières années de la mise en place du régime, la culture et l’art ont été sujets à des mesures phares mises en place par l’état socialiste cubain, visant à réaffirmer et renforcer les notions identitaires. Un impressionnant dispositif de création d’institutions culturelles est mis en place dans les années 1960-1970 au sein de l’île.
Rapidement, comme l’état fournissait un accès à l’éducation, à la culture, et aux infrastructures, un contrôle de ce qui était dit ou montré par l’art, s’est mis en place. C’est à ce titre que les développements en art on été impulsés par le biais d’événements organisés par l’État lui-même (citons par exemple la Biennale de la Havane proposée en 1984, article ici) en suivant les moyens économiques dont dispose l’île et les tendances internationales. D’ailleurs expliqué par Coco Fusco dans son ouvrage sur l’art performance à Cuba, les artistes passent par un système de reconnaissance « officiel », système qui est représenté par plusieurs organisations étatiques. Ces organisations répondent aux besoins des artistes mais surtout déterminent ce qu’ils peuvent exposer en public. Ce système tend à être nuancé de plus en plus par l’apparition dans la fin des années 1990 – 2000 de réseaux artistiques parallèles (souvent clandestins) dont l’un des médiums employés est par exemple l’art vidéo.

La performance, qui est apparue dans l’île dans les années 1980, a été le médium le plus important pour challenger le contrôle opéré par l’état sur les arts et tester les limites de l’expression publique des cubains par les cubains. Cette forme d’art questionne ici des thématiques larges comme la discrimination, le sexisme, la religion, l’amour, la répression sexuelle, la marginalité, etc. C’est aussi une pratique artistique peu chère, portable et facilement réalisable et comme elle est éphémère elle possède une force d’impact plus forte. Étant aussi plus discrète aux yeux des autorités, de nombreux artistes s’en sont emparés. Coco Fusco propose ainsi dans son ouvrage une étude de la performance à Cuba où elle détermine trois grandes périodes dans l’histoire de la performance cubaine : les années 1980 avec des pratiques socialement engagées, les années 1990 où la performance commence à être envisagée comme discipline artistique « universitaire » (des études, ateliers d’études sont proposés) et enfin, les années 2000 où l’île voit la progressive introduction des appareils numériques dans les réseaux artistiques et son utilisation dans les sub-cultures qui se font ainsi connaître en ligne.
Enfin, pour l’étudier deux axes d’approche prévalent dans la littérature cubaine traitant du sujet. Un première approche dite anthropologique avec des artistes comme Manuel Mendive, Leandro Soto, Tania Bruguera ou Maria Magdalena Campos-Pons. Ces artistes questionnent le lien au corps qui imprègne la culture cubaine par le biais des carnavals, des processions religieuses, des danses, des rites traditionnels. Et, une seconde approche plus pédagogique et tournée vers les avant-gardes artistiques. On retrouve par exemple Lázaro Saavedra, René Francisco et Ruslán Torres, artistes et professeurs qui ont formé plusieurs collectifs avec les étudiants de l’École Supérieur d’Art de la Havane (ou Instituto Superior de Arte de la Habana). Appelés Galeria DUPP, (Desde Una Pedagogía Pragmatica), Enema et DIP (Departamento de las Intervenciones Publícas), les performances artistiques y jouent un rôle central dans l’expression artistique et le questionnement de la société.

L’espoir est la dernière chose que l’on perd
4 mai 1990, ouverture de l’exposition de groupe « a Sculpted object », un artiste arrive, non invité et pose des photos d’os sur le sol. Il prend ensuite un exemplaire du journal Grandma, le journal du parti communiste, fait un trou au centre de celui-ci et le place au sol, au milieu du cercle. Il entreprend ensuite d’abaisser son pantalon et de déféquer sur le journal à l’emplacement du trou. L’un des agents essaie de l’arrêter. Il finit néanmoins et s’en va. Les déjections resteront sur le sol 24h en guise de preuve de son acte. Filmée et visionnée au sein du parti, la performance est jugée comme « scandale public ». L’artiste est Angel Delgado, il a 25 ans et écope d’une peine de 6 mois de prison pour son œuvre intitulée « Hope is the last thing that we are losing ». Cette performance s’instaure dans une période où, entre 1988 et 1990, soit après la chute de l’Union Soviétique, principale alliée économique de l’île, de nombreuses expositions furent censurées, des œuvres confisquées, des arrestations arbitraires et des interrogatoires pour tester le degré d’adhésion des artistes au régime. Coco Fusco considère que dans l’histoire de la performance artistique cubaine, il y a un avant et un après Angel Delgado.

Une définition de la performance est donnée par Coco Fusco comme étant :
« Forme d’art qui s’engage le plus à refléter les aspirations sociales menées autour du corps et à représenter les codes d’une conduite publique »
Dénonciatrice dans les années 1980 puis progressivement medium expressif des sub-cultures cubaines, la performance reçoit en fait peu d’attention de la part des cubains, ou des critiques internationaux mais leur présence dans les rues, les « home-based galery« ou la blogoshpère font la communication de ce qui est produit.
El peso de la culpa
On peut illustrer ceci avec une performance de l’artiste cubaine Tania Bruguera. Née en 1968, elle vit entre Chicago et la Havane. L’artiste est décrite comme performeuse, activiste qui emploie aussi l‘art vidéo dans son travail. Elle questionne les effets sociaux du pouvoir économique et politique cubain qu’elle s’emploie à venir perturber. Affectée par le manque de liberté d’expression, les discriminations, les contrôles dont souffrent les cubains, elle passe par sa propre expression afin de proposer des questionnements autant sur l’individu que sur le corps social. Dans les années 2000 (2002) elle crée son atelier de performance « Cátedra Arte conducta » ou atelier de conduite (sociale) au sein de l’ISA, comme vu auparavant, l’école d’art de la Havane. Elle a commencé à être connue en réalisant des hommages à Ana Mendieta entre 1985 et 1996 où elle reproduit certaines des œuvres de l’artiste.
En 1997, elle commence une série plus connue et polémique, « El peso de la culpa » (Le poids de la culpabilité). La série commence le 4 mai 1997 en marge de la Biennale de la Havane, puisqu’elle est proposée à son propre domicile. Le public, international, pouvait ainsi se mêler à la foule locale en plein cœur du Habana viejo. Vêtue de blanc, Bruguera est positionnée devant un drapeau de Cuba, confectionné par elle-même avec des cheveux humains. Sur son buste un trophée de chasse – animal mort acéphale placé en guise de bouclier. À ses pieds un bol rempli de terre avec de l’eau, avec lequel elle confectionne des boulettes qu’elle ingurgite lentement. La performance dure 45 minutes. Tania Bruguera la réalise dans une attitude résignée et rituelle. Elle le fait en référence à deux éléments historiques : le premier qui est l’arrivée des colonisateurs à Cuba, où une tribu refusa de se plier aux injonctions et décida de manger inlassablement de la terre jusqu’à en mourir. Le second, pour le sens littéral du terme mais qui parle de façon directe aux cubains. En effet, l’expression « manger de la terre » renvoie à une condition d’extrême pauvreté et fait écho à la « période spéciale en temps de paix », période durant laquelle une pénurie alimentaire ou énergétique a été mise en place par l’état.

Plus contemporainement, Susana Pilar Delahante aborde par le biais de la photographie, l’art vidéo ou encore la performance diverses thématiques comme la violence faîte aux femmes cubaines, et les challenges que les femmes en général ont a affronter de façon personnelle. Née en 1984, elle a étudié à l’ISA, mais aussi en Allemagne et se produit à l’international. De même, elle participe régulièrement à la Biennale de la Havane. Dans « Foundry » (2009), elle est filmée alors qu’elle est en résidence à Montréal. La performance se situe dans un ancien entrepôt, usine d’armes employée pour la Seconde guerre mondiale. Sur le document vidéo témoin, on voit une grande salle vide et des tentures sur lesquelles sont projetés les extraits de la performance. Susana Pilar Delahante déambule nue, dans cette espace qui a servi à stocker les armes causant les exterminations durant la guerre. Elle déambule en enchaînant tour-à-tour gestes d‘auto-protection, gestuelles animales, de fuite. Elle reprend ensuite l’attitude « provocatrice » d’une femme qui se présente nue en public, tout en mettant en avant sa vulnérabilité face à la société. Elle intégrera par la suite des résidences en Allemagne et aux Pays-Bas ou participera par exemple à la Biennale de Venise 2017.
Article écrit par Amélie Pinero