
« Nous vivons à l’époque de l’imagination déchirée. L’information nous donnant trop par démultiplication des images, nous sommes incités à ne plus rien croire de ce que nous voyons, et finalement à ne plus vouloir regarder de ce que nous avons sous les yeux. » Georges Didi-Huberman
Bien que le Rwanda Project s’articule autour du génocide des Tutsi, on peut se rendre compte de son influence dans la production artistique d’Alfredo Jaar. L’artiste bascule pour ainsi dire, dans une critique, un constat de l’action – et de l’inaction – des images de presse, tout comme leur présence qui souligne paradoxalement l’absence de celles qui seraient les plus parlantes. C’est de fait, la mise en lumière de la disparition d’images compromettantes. Cette hypothèse, sous-entendue dans la démarche du chilien et confortée dans ses propos lors d’un entretien individuel, demeure plausible par plusieurs œuvres hors Rwanda Project que nous allons mettre en corrélation dans cet article.
The Eyes of Gutete Emerita
La dernière œuvre consacrée à Gutete Emerita, une rescapée Tutsi qu’Alfredo Jaar et son assistant Carlos Vasquez avaient rencontré en 1994, est une installation en deux temps créée en 1996 intitulée The Eyes of Gutete Emerita. Le premier temps est une salle plongée dans l’obscurité ou entre le spectateur : sur l’un des murs est projeté un texte, en une seule ligne en écriture blanche, relatant l’histoire de Gutete Emerita. Puis, le spectateur entre dans une autre salle, où est installé une table sur laquelle repose un tas immense de diapositives, environ un million. Le chiffre n’est pas anodin : il fait référence au nombre estimé de victimes du génocide. Les images sont consultables de près, par une petite loupe et elles montrent toutes la même image, les deux yeux de Gutete.
Comme un million de regards qui nous fixe, pour l’immobilisme et l’aveuglement en 1994 de la communauté mondiale face au génocide.
A partir de là, Alfredo Jaar élargit son champ de réflexion pour confronter le spectateur au processus de manipulation des images dont le génocide des Tutsi, a été touché, bien après de nombreuses autres affaires comme par exemple les vrais-faux charniers de Timisoara ou encore les clichés de la guerre au Vietnam. Il va partager sa prise de conscience, en réalisant deux autres œuvres consacrées à deux figures majeures.
Lament Of The Images
En 2002, Alfredo Jaar présente Lament Of The Images, une installation conçue en deux espaces concomitants. L’un des espaces est plongé dans le noir, l’autre ébloui par un pan de lumière blanche. La salle sombre énumère sous forme de montage, le destin des images d’aujourd’hui par trois textes, trois informations précises (trois faits, trois lieux, trois dates).
Georges Didi-Huberman nous la décrit comme tel :
« le premier racontait la prison de Robben Island où Nelson Mandela fut détenu pendant vingt-huit ans, obligé de creuser le calcaire des rochers, devenant tout blanc de la chaux extraite, les yeux brûlés par le soleil réfracté (les prisonniers avaient demandé, en vain, qu’on leur accordât des lunettes noires) ; le deuxième évoquait d’anciennes carrières de calcaire en Pennsylvanie, reconverties dans les années 50 en abris anti-aériens puis, récemment, en lieu de stockage définitif – c’est-à-dire en lieu d’inaccessibilité- des dix-sept millions d’images achetées par Bill Gates aux fonds d’archives Bettmann et United Press International ; le troisième expliquait comment, en octobre 2001, le ministère américain de la Défense avait mis au point l’effacement visuel des bombardements de Kaboul, achetant notamment l’exclusivité des droits sur toutes les images satellites disponibles sur l’Afghanistan et des pays voisins. »
A ces mots projetés, l’écran blanc s’embrase sur une photographie de Nelson Mandela devenant une surface d’un blanc éblouissant comme pour rendre compte de la réalité de ces images écartées, sans aucune autre explication. Pas d’images de l’installation n’a été trouvé.
The Sound of Silence
La réflexion devient plus poussée par l’œuvre The Sound of Silence (2006). Toujours en deux espaces, intérieur et extérieur, l’œuvre interroge le photojournalisme à travers l’histoire du photographe sud-africain Kevin Carter. L’espace en lui-même est un cube clos, sous forme de salle de projection ouverte d’un côté aux visiteurs. A l’opposé, une face est illuminée par une série de néons blancs. Un texte défile lentement en lettres blanches sur fond noir, retraçant l’histoire de Kevin Carter et de sa photographie devenue célèbre de la petite fille au vautour.
kevin
kevin
kevin carter
kevin carter est né en Afrique du Sud en 1960
1960 est l’année des massacres de Sharpville
la police sud-africaine ouvrit le feu sur une
manifestation pacifique
qui protestait contre l’apartheid
69 personnes furent tuées
plus de 300 blessées
le Congrès National Africain de Nelson Mandela fut
déclaré hors-la-loi
et la résistance armée à l’apartheid commença
kevin
kevin carter
après avoir abandonné ses études de. pharmacie
il fut enrôlé dans les forces armées d’Afrique du Sud.
qu’il méprisait
un jour il protégea un serveur noir contre d’autres
soldats
ils le traitèrent de kaffir-boetie (ami des Nègres)
et le frappèrent violemment
en 1980, il déserta
il partit pour Durban en moto et devint DJ
mais perdit son emploi
il tenta de se suicider en avalant de la mort-aux-rats
il survécut
et réintégra l’armée pour finir son service à Pretoria
en 1983, alors qu’il était de garde, il fut blessé par une
bombe qui tua 19 personnes
il survécu
et termina son service
kevin
kevin carter
il trouva un emploi dans un magasin de réparation
d’appareils photographiques
et s’orienta lentement vers le photojournalisme
il commença à travailler pour le Johannesburg Star
en 1984
dénonça la brutalité de l’apartheid
et documenta les nombreuses émeutes qui se
propageaient dans les ghettos noirs
il devint célèbre avec trois autres photojournalistes
blancs
ils prirent trop de risques
ils furent arrêtés de nombreuses fois
on les appelait le Bang-Bang Club
ils furent témoin de trop de meurtres
ils survécurent à trop de meurtres
kevin
le 1er mars 1993, kevin carter se rendit au nord du
Soudan
son but était de documenter le mouvement des
rebelles
le Soudan est l’un des pays les plus appauvris du
monde
le Soudan est dévasté par la famine
80% de la population dépend de l’aide alimentaire
kevin carter s’envola vers le village d’Ayod, l’épicentre
de la famine
à peine arrivé, il se mit à photographier les victimes
de la famine
il vit des masses de gens mourant de faimil fit des douzaines de photographies
épuisé, il marcha dans la savane
il entendit un faible murmure
et vit une minuscule fillette tentant de se rendre au
centre de ravitaillement
il s’accroupit pour la photographier mais un vautour
se posa à quelques mètres
il prit soin de ne ‘pas déranger l’oiseau
se positionna pour prendre la meilleure image
possible
il attendit 20 minutes
espérant que le vautour déploie ses ailes
mais en vain
il prit ses photographies
et chassa l’oiseau
il regarda la fillette reprendre péniblement son
chemin
s’assit sous un arbre et alluma une cigarette
parla à Dieu
et pleura
kevin
kevin
le New York Times acheta cette photographie
et la publia le 26 mars 1993
des magazines et des journaux du monde entier
reproduisirent l’image
des milliers de personnes écrivirent
ils appelèrent demandant ce qu’était devenue
l’enfant
pourquoi, demandaient-ils, n’avait-il pas aidé la fillette
« l’homme ajustant son objectif pour prendre la
meilleure image possible de la souffrance
n’est rien moins qu’un prédateur
un vautour de plus sur cette scène », écrivit un critique
en avril 1994, kevin carter reçut le Prix Pulitzer pour
cette photographie
kevin carter se suicida au cours du mois de juillet 1994
il connecta un tuyau vert au pot d’échappement de
son pick-up rouge
et mourut d’asphyxie
« Je suis vraiment, vraiment désolé », écrivit-il
« je suis hanté par le souvenir de toutes les tueries
par les cadavres
la colère
la douleur…
d’enfants affamés
ou blessés… »
« la souffrance de la vie
l’emporte sur la joie de l’existence
au point que la joie n’existe pas. »
kevin
kevin
kevin carter laisse une fille, Megan
cette photographie est propriété du Megan Patricia
Carier Trust
les droits de cette photographie sont gérés par Corbis
Corbis est la plus grande agence photographique du
monde
Corbis contrôle près de 100 millions de photographies
le numéro de référence de cette photographie est
Corbis 0000295711-001
Corbis est aux mains de Bill Gates
personne ne sait ce qui est arrivé à l’enfant
Le cliché représente une fillette famélique accroupi au ras du sol sous le regard d’un vautour, saisi lors d’un reportage au Soudan en 1993. Une seule fois, par trois flashs de lumière laissant apparaître de façon furtive la photographie, le texte est interrompu.
Primé par un prix Pulitzer, harcelé, menacé de mort, Kevin Carter se suicidera trois mois après la récompense car le cliché fait scandale, Carter étant perçu comme un vautour, un voyeur.
Le texte s’achève sur le destin de cette image, rachetée ensuite par le groupe Corbis, plus grande agence photographique du monde (elle gère plus de cent millions d’images) et dont le propriétaire est Bill Gates.
Aucune explication ne vient poursuivre, le geste suffit.
Alfredo Jaar, par ses productions interroge le devenir de ces images, emprisonnées. Vouées à disparaître? Seulement écourtées…pour le moment.
Questionné à ce sujet, l’artiste chilien, a gardé le mystère.
Si de tels clichés sont gardés enfermés, quels sont les autres, et par qui?
Sur la photographie de Kevin Carter et l’enfant :
Article écrit par Anouk Bertaux