Les écrits d’artistes Part. II : Jean Dubuffet, un peintre écrivant

La pratique de l’écriture accompagne toute la carrière de Jean Dubuffet. Un peu comme si ce dernier, après avoir longtemps hésité entre une carrière de peintre ou d’écrivain, n’avait pas vraiment voulu se défaire de la littérature. Certains considèrent même que, face à sa conséquente production littéraire, Dubuffet est davantage à considérer comme un écrivain. D’autres encore pensent que l’homme a embrassé simultanément les deux carrières et témoignait de son existence à la fois en tant qu’artiste et en tant qu’intellectuel.

Jean Dubuffet, Autoportrait II, novembre 1966, marker sur papier, 25x16,5cm, fondation Dubuffet, Paris
Jean Dubuffet, Autoportrait II, 1966, marker sur papier, 25 x 16,5 cm, fondation Dubuffet, Paris

A partir des questions générales que nous nous sommes posées lors du précédent article, nous nous posons aujourd’hui la question de comprendre si Jean Dubuffet est un peintre prolifique ou un écrivain qui a tenu en parallèle une activité artistique.

Simultanéité des pratiques ?

A la manière de quelques historiens de l’art actuels, Céline Delavaux qui est docteur en littérature et qui s’est intéressée aux écrits de Jean Dubuffet considèrent que l’arrivée du peintre sur la scène artistique est contemporaine à son entrée en littérature et à l’invention de l’Art brut. En effet, c’est en 1942 que Dubuffet décide de se consacrer pleinement et définitivement à la peinture, et c’est en 1945 que Gallimard publie son premier recueil de textes, Prospectus aux amateurs en tout genre. Enfin, c’est à partir de 1945 qu’il commence ses recherches d’Art brut. Mais de son vivant, les proches de Dubuffet considéraient que ces quelques mois entre la pratique et la rédaction d’un nouveau pamphlet faisaient toute la différence, et qu’il fallait considérer avant tout les œuvres puisque que l’écrit était constitutif de la peinture. C’est à croire que malgré des dates chronologique précises, Dubuffet porte l’ambiguïté jusqu’à la confusion temporelle de ses créations littéraires et plastiques. Il n’est pas important diriez-vous de savoir si Dubuffet est davantage peintre qu’écrivain. Ce qui est remarquable avec cet artiste c’est que, malgré son esprit tapageur et extrême, tout se fait dans la subtilité. Le glissement est discret, nuancé. C’est là que réside toute la complexité d’analyse de l’auteur. Après observation de sa biographie, on s’aperçoit qu’il n’y pas vraiment de simultanéité à proprement parler des pratiques. En effet, Dubuffet semble consacrer certaines périodes à son œuvre, tandis qu’à certains moments, il préfère s’investir totalement dans le développement de l’Art brut.

Jean Dubuffet, Allées et venues, mars 1965, vynile sur papier, 50x67 cm
Jean Dubuffet, Allées et venues, 1965, vinyle sur papier, 50 x 67 cm, collection particulière

C’est seulement à partir des années soixante-soixante-cinq que nous trouvons véritablement une presque simultanéité entre l’écrit et l’art. Moment qui coïncide avec le développement de L’Hourloupe, comme si avec cet épisode, long de plus d’une dizaine d’années, Dubuffet avait trouvé la stabilité nécessaire, l’écriture picturale appropriée, puisée dans son esprit pour la laisser se déployer à l’infini en toute sérénité.

Nous ne pouvons donc pas dire que la pratique de l’écrit et de l’art soient simultanées chez le peintre qui a en quelque sorte fragmentée sa carrière en consacrant avec plus ou moins d’importance le temps accordé à telle ou telle activité.

Une même conception en art et en théorie

Qu’ils soient pratiqués en même temps ou pas, l’écrit et la création artistique de Dubuffet n’en possèdent pas moins un fonds philosophique identique.

C’est que l’art par essence est nouveauté. Les vues sur l’art doivent être aussi nouveauté. Un seul régime salubre à la création d’art : celui de la révolution permanente.

En partant de ce postulat énoncé dans l’avant-propos de Prospectus aux amateurs de tout genre, Dubuffet annonce clairement qu’à ses yeux l’art doit être perpétuellement en quête de renouveau. Cet état d’esprit se rapproche assez bien de celui de l’ensemble des artistes de l’avant-garde qui restaient bloquaient, selon les mots d’Harold Rosenberg, dans une « tradition de la nouveauté[1] ». En réalité, pour le lecteur, comme pour Dubuffet, tout est question du déplacement du regard. Que ce soit dans ses œuvres ou dans ses écrits, le peintre utilise les moyens de la philosophie pour aider la mise en tension du regard et réactiver ainsi la contemplation du monde et de chaque individu.

Paysage à l'ours (Les Mondes secrets)
Jean Dubuffet, Paysage à l’ours (Les Mondes secrets), 1952, huile sur isorel, 91 x 122 cm

Par la création d’œuvres matiéristes jouant sur la forme suggérée et la prise de conscience d’un « autre pôle » de l’art, issu de la couche la plus profonde et la plus spontanée de la création, Dubuffet tente de transformer l’acte de regarder une œuvre d’art par une contemplation méditative. Et c’est justement par le refus de toute tradition artistique qu’il est possible de créer une œuvre permettant d’accéder à ce stade. Jean Dubuffet tente donc de réinventer la pratique artistique, et non pas la pratique picturale, sur de nouvelles bases aussi antiacadémiques que possibles.

L’œuvre écrite : subordonnée aux ratés du fait artistique ?

Si nous partons du principe que la préoccupation de Jean Dubuffet est le renouvellement de la création artistique, il est légitime de penser que lorsque ce dernier élabore des concepts –tels que l’Art brut, l’art culturel ou l’homme du commun – c’est pour mieux répondre à un raisonnement qu’il ne parviendrait pas à expliciter plastiquement. Ses théories seraient donc élaborées en fonction et pour la pratique artistique.

En effet, dans sa réception, l’écrit, dans son impossibilité d’entrer dans le domaine esthétique à cause de ses nombreuses ambivalences, s’écarte du champ esthétique pour se déporter dans le domaine artistique. Prenons comme exemple l’image de l’ « Homme du commun », si chère au peintre. Il réside une confusion sur cet « Homme du commun » qui est tantôt considéré comme le récepteur idéal de ses œuvres, tantôt comme le nouvel acteur de la démarche artistique, ou alors perçu comme la préfiguration de l’artiste brut. Plus complexe qu’elle n’y paraît dans sa première lecture, la philosophie de Dubuffet ne se limite pas à une pseudo lutte de classes mais à une lutte, toute simplement. Dubuffet est un homme qui ne cesse d’opposer les idées, les concepts conventionnellement acceptés. Et cette expression d’ « Homme du commun » se perçoit davantage comme une antonymie à « l’artiste de génie » que l’image d’une classe sociale populaire.

Dubuffet, artiste peintre

Si Dubuffet ne peut être perçu comme théoricien de l’art, peut-on alors le considérer comme un écrivain ?

Il faut prendre en compte que finalement, c’est l’œuvre de Dubuffet qui au moment de son activité sur la scène artistique, a le plus d’impact. Les textes restant à l’accès d’un groupe restreint de personnes issues de la Culture. La plupart des pamphlets aujourd’hui célèbres ont été publiés dans un contexte plus large de présentation artistique, à savoir les catalogues d’expositions.

Dubuffet n’est ni un théoricien, ni un écrivain. C’est un homme qui se considérait avant tout comme un peintre, qui partageait ses préoccupations de peintre, et proposait des alternatives de peintres aux problèmes qu’il ressentait, aussi bien sur le plan artistique qu’en littérature [poèmes La Fleur de Barbe, publications en jargon illustrés], ou en sculpture même. A la grande époque de L’Hourloupe, Dubuffet se met à utiliser le polystyrène expansé pour fabriquer ce qui s’apparente à des « sculptures » mais que l’artiste nomme « peintures expansées ». 8-197043Le terme d’expansion à prendre une fois encore dans son double sens, physique et philosophique. C’est parce que ses œuvres ont toujours eu tendance à ignorer les limites du tableau qu’il est passé aussi aisément de la surface du tableau à la tridimensionnalité du monde réel. Si nous parvenons à nous projeter le mouvement et l’interpénétration des figures sur la surface réduite qu’est la toile, il est tout à fait possible de les imaginer se développer plus loin, beaucoup plus loin.

Conclusion

Le cas échéant, nous en concluons que l’écrit ne vient pas ici expliciter l’œuvre, mais qu’il est issu de la réflexion engagée par la production artistique. Il pourrait être considéré comme une forme d’échappatoire à l’artiste qui, toujours en proie au doute, tente d’expliquer avec des mots les messages que sa peinture n’a pas pu transmettre. Donc l’écrit ne vient pas expliciter l’œuvre, il vient la compléter. Car finalement, si nous trouvons les mêmes poncifs dans les deux catégories, c’est bien parce-que l’œuvre est accessible et transmet assez clairement son ou ses messages. Si l’on s’en tient aux déclarations de Dubuffet, c’est l’œuvre peinte qui prime sur ses écrits. En revanche, de notre point de vue, les deux sont aussi importants. Les écrits de Dubuffet ne sont pas des témoignages de sa réflexion artistique, mis à peut-être les commentaires qui ont eux-mêmes une autre forme de particularité. Les textes de Dubuffet sont des créations prenant un aspect différent. Mais le fond reste le même. C’est pourquoi aucun n’est subordonné à l’autre. Les deux peuvent totalement être considérés indépendamment l’un de l’autre, mais c’est la philosophie, l’état d’esprit de Dubuffet qui les lie.

Même si la pratique du peintre se rapproche de ses idéaux, c’est moins comme un artiste qui met en pratique ses écrits, qu’un artiste en accord avec l’état d’esprit d’un esthéticien qui n’est autre que lui-même. Et voici un paradoxe de résolu concernant la création artistique mais a-culturelle. Dubuffet devient à la fois son propre maître, et son propre élève.

Article rédigé par Amélie Pascutto


Orientations bibliographiques

ABADIE Daniel (dir.), Dubuffet, [Centre Pompidou, Paris, 13 septembre-31 décembre 2001], Paris, Centre Pompidou, Réunion des Musées Nationaux, 2001.

CORBEL Laurence, Le discours de l’art : écrits d’artistes, 1960-1980, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Aesthetica », 2013.

DELAVAUX Céline, L’Art Brut, un fantasme de peintre, Paris, Palette, 2010.

DUBUFFET Jean, Prospectus et tous écrits suivants, réunis et préfacé présentés par Hubert Damish, Paris, Gallimard, 2 vol., 1967.
–– Asphyxiante Culture, Paris, Les Editions de Minuit, édition augmentée, « Minuit », 1986.
–– Bâtons rompus, Paris, Les Editions de Minuit, 1986.

PICON Gaëtan, Le travail de Jean Dubuffet, Lausanne, Skira, 1973.

Les images utilisées dans cet article sont toutes issues du site de la Fondation Jean Dubuffet.

[1] « La fameuse rupture de l’art moderne avec la tradition a duré assez longtemps pour créer sa propre tradition », écrivait le critique d’art Harold Rosenberg dans sa préface à ce recueil d’articles publié en 1959, et traduit pour la première fois en français en 1962. Son titre, The Tradition of the New, est devenu quasi emblématique des contradictions inhérentes à la modernité, qu’avait déjà soulignées José Ortega y Gasset ou Octavio Paz.

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