
À l’ère de la reproductibilité mécanique théorisée par Walter Benjamin, la pratique citationnelle – qui consiste à copier ou reproduire des figures déjà existantes – connaît une expansion considérable. Un monde d’images se développe avec l’évolution de l’imprimerie et de l’industrialisation. Aux prémices du xxᵉ siècle, les rues s’emplissent progressivement d’affiches publicitaires et l’utilisation de la photographie se démocratise. Après la seconde guerre mondiale, ce médium s’étend massivement et change les conditions de réception des œuvres. Les années 1960 marquent un tournant dans la reproduction d’images confectionnées industriellement. Les artistes du pop art reprennent des œuvres majeurs. Plus généralement, la période contemporaine s’emparent de plus en plus des œuvres précédentes. Aujourd’hui, le monde est saturé d’images qui circulent en instantané et la publicité envahie notre espace. La pratique citationnelle découle de cette expansion visuelle. Elle est présente dans de nombreux domaines : publicités, produits dérivés, arts plastiques… Cindy Sherman, artiste et photographe américaine née en 1954, fait de la citation une technique artistique singulière car elle joue entre authentiques et fausses imitations d’oeuvres. Véritable tour de force dans la création plastique, elle met en scène son propre corps et questionne l’identité.
La série Film Stills (1970-1980)
La série Film Stills est réalisée entre 1970 et 1980 et comporte environ soixante-dix photographies qui s’inspirent des films de série B des années 1950, âge d’or d’Hollywood. Les photographies sont en noir et blanc et semblent représenter des clichés de plateau tel un : « inventaire encyclopédique des rôles féminins inspirés par le cinéma hollywoodien » écrit Éva Respini. Souvent, une femme pose ; elle est dénudée, allongée sur un lit, elle attend au bord d’une route de vacances, valise à la main. Nous sommes immédiatement interpelés par la question suivante : qui est-ce sur la photographie ? La femme riche, snob, sentimentale, attirante, fatale, la mannequin, la ménagère… les caricatures des postures féminines sont représentées et rassemblées dans un immense collage d’identités répertoriées. D’autres artistes s’attèlent à ce classement méthodique des types féminins comme Marta Wilson, qui en 1974, crée la série A Portfolio of Models où interviennent différents rôles : The Housewife, The Working girl, The Professional, The Earth Mother, The Lesbian. Comme Cindy Sherman, l’artiste prête son corps à ces modèles tel un panthéon féminin désenchanté. La femme-cliché y est ridicule avec sa pose exagérée et son physique faussé :
Les photographies de Sherman semblent être prises sur le vif de l’action et nous ignorons si elles sont isolées ou si elles intègrent une série d’images. D’ailleurs, le titre Film Stills signifie images fixes de film, ce qui dénote une certaine ambiguïté. Les personnages (incarnés par l’artiste) paraissent toujours regarder un autre objectif et donnent l’impression que ce n’est qu’un arrêt d’image, que le corps est un corps-acteur, en mouvement, en train de jouer. Les Film Stills endossent et mettent à distance les stéréotypes des rôles des actrices de série B : à la cuisine, dans la salle de bain, allongée sur un lit l’air désespérée, pensive ou suscitant le désir. Les décors sont souvent empreints de réalisme avec des grattes-ciel, des parcs, des bords de route, des chambres, des cuisines décorées comme à l’époque : on présente de l’ordinaire fabriqué. L’artiste sélectionne des vêtements des années 1950 créant une véritable anthropologie des stéréotypes féminins. Dans cette série, Sherman montre que la féminité est d’abord une construction culturelle. Observatrice et observée, l’artiste prouve que la féminité peut être jouée, interprétée et imitée. Stéréotypes qui, au-delà d’un aspect féministe sous-jacent, perturbent le spectateur. En effet, en voyant ces photographies, nous pensons voir la reprise d’une scène de film connu, or, il n’en est rien. Car si Film Stills de Cindy Sherman évoque en nous des scènes familières et nous happe comme des réminiscences enfouies, il n’en demeure pas moins qu’aucune de ces scènes n’incarne réellement un film précis. Les stéréotypes, le maquillage, les vêtements, la mise en scène fonctionnent pleinement puisque nous sommes piégés et croyons voir une citation là où il n’y en a pas. Les images entrent en résonance avec nos références culturelles, provoquent en nous des souvenirs de scène de film. On peut, par exemple, avoir l’impression d’être immergé dans un film d’Alfred Hitchcock pour les décors, les vêtements, les postures et le traitement des regards ; ou encore, à certains films de Douglas Sirk. Plus récemment encore, le sentiment de citation se poursuit avec des films récents comme Carol de Todd Haynes sorti en 2015 et qui reprend toute une sociologie du vêtement et du décors de la femme des années 1950. Ce dernier reprend les codes socio-culturels de la femme riche et malheureuse que l’on retrouve dans sa luxueuse maison entourée de ses produits de beauté et en contrepoint la jeune femme moins riche au milieu de sa cuisine. Ce sont des sortes de scènes de ménages qui nous renvoient directement à Film Stills de Sherman. La citation a d’autant plus d’impact dans ces fausses citations car elle évoquent, non plus un film, mais la survivance d’un style, d’un type. L’artiste explique qu’elle n’a pas donné de titres à ses œuvres afin d’entretenir l’énigme avec le spectateur : « I didn’t want to title the phographs because it would spoil the ambiguity » (relaté dans Création au féminin de Marianne Camus). En regardant un même cliché, le spectateur est frappé par le souvenir d’un film tandis que son voisin en décèle un autre. Une mise en abîme s’exerce par la fausse citation oeuvrant mieux qu’une véritable citation. Nous retrouvons ce mode de fonctionnement dans la série suivante qui imite le format des grandes œuvres de l’histoire de l’art.
La série History Portraits (années 1990)
History Portraits est la série qui a connu le plus de succès. Suivant le même mécanisme que Film Stills ou Fairy Tales, Cindy Sherman réalise des photographies inspirées des tableaux de la Renaissance italienne. Ces œuvres sont soit de véritables citations ou, au contraire, donnent l’impression de. Néanmoins, les œuvres de Sherman ne seront jamais des reproductions à l’identique car ce sont toujours des sujets théâtralisés et donc déformés. Elle tourne en dérision les stéréotypes de la Mère, la Prostituée, l’Amante, la Castratrice, la Bourgeoise. Marianne Camus affirme que :
« Les History Portraits de 1989-90, reprennent les modèles du genre depuis la Renaissance jusqu’au XIX siècle, sans toutefois directement imiter les tableaux de maîtres (à quelques exceptions près). En adoptant la composition du portrait historique, Cindy Sherman confond tout à la fois les genres de la photographie et de la peinture, mais aussi continue à travailler contre les effets de la sublimation en art en appliquant des prothèses et en altérant radicalement son visage à travers l’autre sexe. » (dans Création au féminin)
Ces tableaux citationnels jouent avec un lecteur avisé qui détecte de nombreuses analogies. Le Untitled #224 imite le Bacchus du Caravage (1593-1594) :
L’artiste, travestie en divinité païenne, a grossièrement accentué les traits du visage et les muscles pour souligner, non sans humour, un pastiche bon marché. Elle met en lumière le travail pictural caractéristique du Caravage, à savoir, le clair-obscur qui modèle et offre du relief au corps en deux dimensions. Tandis que le Caravage tentait de faire ressortir les courbes et la carnation du corps humain, Sherman, anti-Pygmalion à l’ouvrage, transforme un véritable corps charnel en peinture. Photographier la peinture déclenche un certain désenchantement, comme si la peinture était devenue obsolète et qu’elle ne pouvait plus renouer avec la picturalité de l’époque Moderne.
Ensuite, le Untitled #205 fait écho à La Fornarina de Raphaël (1518-1519) :
Dans le tableau original, la jeune femme est recouverte d’un voile laissant transparaître sa nudité et porte un foulard de style oriental noué dans les cheveux. Le bracelet au bras souligne la sensualité du corps nu, le désir, bien que le nom du peintre soit gravé dessus et scelle un éventuel amour entre la jeune femme et Raphaël. L’arrière plan très sombre associé au corps très clair de la jeune femme contrastent violemment. Cindy Sherman s’empare de cette forte luminosité qu’elle exagère dans son portrait. L’artiste contemporaine dévoile un buste nu où les seins tombent. Ce buste en plastique est rajouté sur le corps de l’artiste. L’artifice est dévoilé au niveau des épaules car des élastiques, visibles à l’œil nu, soutiennent la pièce sur son corps. De loin, l’illusion citationnelle fonctionne même si les seins de la jeune femme sont difformes. Mais en se rapprochant, le spectateur se rend compte que le voile transparent sensé provoquer le désir est un rideau, le bracelet au bras est un élastique violet. Le fichu dans les cheveux est une écharpe quelconque et sans grande qualité. Le synthétique prend le dessus sur les matières nobles que Raphaël s’était évertué à travailler avec ses pinceaux. Ces processus de substitution donnent une nouvelle valeur aux objets de la société de consommation de masse et apportent conjointement un regard critique sur l’objet pictural. L’entrée du quotidien dans l’art (et ce depuis les Ready-made de Marcel Duchamp) mélange les styles en créant des citations de grands peintres de la Renaissance avec des objets contemporains/populaires. En effet, les années 1980 marquent un tournant dans les utopies car les grandes idéologies sont brisées. Ainsi, une certaine dérision de la création entre en scène.
Quant à la Untitled #228, elle ne se réfère pas à un tableau précis mais à plusieurs œuvres. L’artiste est de pied, une tête à la main et un couteau dans l’autre. Sa tenue et les tentures à l’arrière sont bon marché, la tête du vieillard (un masque) et le couteau rappellent les produits d’une boutique de farces et attrapes. Le thème de la femme dangereuse, castratrice et coupeuse de tête est abordé, non sans dérision, sous l’angle du récit biblique de Judith et d’Holopherme :
On y retrouve la référence au Caravage, à Dontello, Cristofano Allori, Botticelli et bien d’autres encore, même si le lien avec le Caravage est le plus probant au niveau des couleurs et de la mise en scène.
Quant au Untitled #216, il ressemble étrangement à la Vierge du Diptyque de Melun peint par Jean Fouquet entre 1452 et 1458 :
La Vierge à l’enfant est un thème essentiel de la représentation du corps féminin en art. Cindy Sherman s’empare de la féminité exacerbée du sein que Marie tend à son enfant dans l’oeuvre de Fouquet. Encore une fois, elle ne montre pas son véritable corps dénudé car elle utilise une prothèse qui rend le sein anormalement rond, difforme comparé à un sein humain.
Désillusion des récits et évanouissement du moi dans le concept du postmodernisme
La pratique citationnelle est présente dans de nombreux domaines et renvoie à une mouvance de fin de siècle, en rupture avec la modernité, à savoir le postmodernisme. L’art s’empreigne de ce courant car il met en exergue un art qui décloisonne les disciplines (mélange des médiums et des matériaux), et qui favorise l’éclectisme et l’individualisme d’un sujet fuyant. Si bien qu’il est possible de parler de néo-sujet, c’est à dire d’un être difficilement perceptible dans l’espace. Dans sa Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty explique que le sujet existe par l’espace. En contre-point du modernisme, déterminé par la croyance en un métarécit, le postmodernisme ne cherche plus la légitimation d’un récit central car une sorte de désillusion émerge. En effet, après les années 50, Auschwitz fait le grand récit de l’humain; Hiroshima, le grand récit de la technologie enfin la Guerre Froide corrobore le grand récit du communisme. Or, l’effondrement des grandes idéologies enclenche le concept de la postmodernité. L’homme d’aujourd’hui est au carrefour de divers métarécits, tous inachevés, morcelés, érigeants la multiplicité d’un homme qui se déploie dans des espaces complexes et pluriels. De ce fait, l’utilisation de la citation chez l’artiste américaine Cindy Sherman se place dans ce questionnement de l’être désillusionné, fugitif car l’artiste met en scène son propre corps dans les pastiches qu’elle réalise. Au final, en dérobant aux yeux du spectateur son visage originel, intime dirait-on, Cindy Sherman travaille au processus de la Vie, théâtre d’identités et de visages qui naissent puis meurent. Le visage de Cindy Sherman ne serait jamais celui auquel on s’attend car visages et masques sont indissociables. Nietzsche déclarait déjà : « En vérité, vous ne sauriez porter masque meilleur, vous mes contemporains, que votre propre visage ! »2. Corps et identité sont des entités mouvantes, jamais fixées, toujours sur le point de s’effacer, de se reconstruire, de disparaître. La postmodernité résulte de cette déception quasi-systématique de la saisie des choses qui s’évaporent comme s’il était impossible de s’emparer de quelque chose de vrai, d’unifié. Jean-François Lyotard parle d’une certaine forme d’« incrédulité à l’égard des métarécits »3 dans La Condition postmoderne. Les reprises de toutes ces postures féminines par Sherman racontent des histoires au spectateur, instaurant une complicité qui tisse une identité intime et collective. Mais ce sont toujours des histoires qui n’y croient plus, autrement dit, des espaces de fiction qui ne peuvent plus prétendre à l’unité, à la possibilité d’un métarécit. Le sujet humain occidental est dans l’impasse des espaces d’identification provisoires. L’histoire de l’art postmoderne et contemporaine se fait beaucoup plus ironique car elle remet en question la culture occidentale. L’oeuvre n’est plus un objet soumis à un spectateur tentant d’en percer les mystères. Le rapport au réel devient principalement esthétique, ludique, proche de l’idée de métamorphose car c’est bien à la théâtralisation d’un monde que nous avons affaire. L’artiste de la citation est capable de se démultiplier incessamment grâce à la pratique de la série fondée sur l’acte même de pluralité. Cindy Sherman s’inscrit dans la multiplication d’espaces et de temporalités possibles car elle joue sur la sociologie du vêtement, sur les références à des pratiques artistiques historiques dans lesquelles elle intègre les produits de la société de consommation. Ses espaces sont des espaces syncrétiques mêlant le passé et le présent en déconstruisant le discours admirateur des grandes œuvres de l’histoire de l’art. La postmodernité révèle bien cette notion d’un réel qui échappe, d’une image finale n’est jamais unifiée : les récits se diffractent. Le postmodernisme en a fini avec la notion de nouveauté et d’avant-garde car les artistes utilisent les schémas esthétiques du passé sous le joug d’un regard ironique, décalé. Ainsi, Eva Respini ose poser la question suivante au sujet en fuite de l’artiste : « la véritable Cindy Sherman peut-elle se lever ? ».
2Nietzsche Friedrich, Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1989, p. 139.
3Lyotard Jean-François, La Condition postmoderne, Paris, Ed. de Minuit, 1979, p. 7.
Pour aller plus loin :
Camus Marianne (sous la dir.), Création au féminin (Vol. 2 : Arts visuels), Dijon, Éd. Universitaire de Dijon, 2006.
Krauss Rosalind, La Photographie, Paris, Macula, 1990.
Respini Éva, Cindy Sherman, Paris, Hazan, 2012.
Article écrit par Émilie Navarro.
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