
S’inscrivant en force dans l’histoire de l’art, Pierre Soulages est un artiste né à Rodez, en Aveyron, en 1919. Entouré par l’architecture romane et un patrimoine riche, il va alimenter dans sa pratique artistique une différence avec ses contemporain·e·s qui a réussi à entrer en confrontation avec l’horizon d’attente du public. De cette apparente opposition va naître une appréciation puis une fierté, comme c’est le cas pour les habitant·e·s de Conques. Dans cet article nous nous intéressons à la proximité entre ses outrenoirs et les vitraux de l’abbatiale de Conques.
Pierre Soulages est associé depuis la fin des années 1940 à la peinture abstraite, c’est à cette époque qu’il se consacre totalement à l’art. Ses contemporain·e·s européen·ne·s étaient en majorité des figuratif·ve·s, ce qui était complètement différent aux États-Unis. En effet, le soutien aux artistes abstraits représentait un enjeu politique important. Le gouvernement américain soutient des artistes comme Jackson Pollock ou Willem de Kooning car l’expressionnisme abstrait créait un art dit américain qui se plaçait en opposition avec le réalisme socialiste de l’URSS. C’est dans ce cadre que Soulages trouve sa place et peut compter sur un écho transatlantique. Il se fait connaître pour ce qu’il a d’abord appelé « noir-lumière », aujourd’hui connu sous le nom d’ « outrenoir ». Ces œuvres monopigmentaires utilisent les caractéristiques du noir pour refléter la lumière.
Ses outrenoirs représentent sa dernière période picturale. C’est à l’issue d’une expérience mythifiante en janvier 1979 que Pierre Soulages aurait trouvé le concept du noir-lumière :
Le noir avait tout envahi, à tel point que c’était comme s’il n’existait plus – Pierre Soulages

Ce sont des œuvres à expérimenter puisqu’elles sont quasiment impossibles à photographier. Il travaille le sillon, la matière même du pigment pour créer une œuvre active dans le rendu de la lumière.
Ce qui m’intéresse, c’est cette qualité particulière de la lumière quand elle est réfléchie par le noir – Pierre Soulages
Pour la création de ses outrenoirs, Pierre Soulages utilise du matériel non destiné aux beaux arts comme les brous de bois ou le béton. Dans la même logique il rapproche sa pratique du noir des dessins pariétaux. Le geste se raréfie mais gagne en ampleur. L’artiste utilise des formats de très grandes tailles ce qui permet au public de s’engouffrer dans l’œuvre ; c’est le cas de beaucoup d’artistes abstraits. Comme plusieurs d’entre eux, ses œuvres ont été qualifié de monochromes alors qu’elles ne sont pas strictement monochromes puisqu’il utilise des fonds de couleur différents (bleu, brun) que le noir vient découvrir. Éloignées de toute narration, les outrenoirs de Soulages se vivent et se ressentent. Cette absence de lecture claire permet de suspendre, de rendre immobile la temporalité. Les problématiques sur le temps sont fréquentes dans l’oeuvre de Soulages.
Même si les outrenoirs sont des œuvres mono-pigmentaires noires, elles ne se caractérisent pas par leur obscurité mais plutôt par leur clarté. C’est avant tout une recherche sur la transparence et la lumière que nous offre l’artiste aveyronnais. Il cherche à rendre la peinture active, à lui donner un rôle créateur et non plus une position passive et clôturée. Là, selon sa nature, naturelle ou artificielle, la lumière est reflétée de manière différente sur la même œuvre. Cette évolution permet de redécouvrir les œuvres.
Cette gradation impulsée par le matériau de l’œuvre, nous la retrouvons dans les vitraux dont il a dotés l’abbatiale de Conques. Commandées en 1986, les cent quatre baies de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques a demandé à l’artiste Soulages près de huit ans de recherche avec l’aide de son collaborateur Jean-Dominique Fleury (verrier toulousain). Pierre Soulages fait le choix de penser à partir du matériau et non pas à partir d’un dessin préparatoire. Il pense le verre comme une possibilité de capter la lumière, c’est-à-dire de la contenir afin de la modifier instantanément. Toujours dans cette volonté de rendre la matière active dans l’expérience artistique, Pierre Soulages capte la lumière dans ses vitraux et cette transformation du rayon de soleil, qu’on pense furtif, se retrouve matérialisée par le verre.
Ce qui m’a guidé, c’est la volonté de faire vivre la lumière en la modulant et de créer une surface apparaissant comme émettrice de clarté, en accord avec le caractère de l’architecture et des pouvoirs d’émotion artistique ou sacrée qui lui sont propres – Pierre Soulages
Pour correspondre au mieux avec sa pensée, l’artiste doit créer un verre non pas transparent mais translucide avec un certain degré d’opacité. Les cent quatre baies de Sainte-Foy de Conques devaient à la fois garder une certaine autonomie et s’intégrer à l’architecture romane du lieu. Les baies se composent alors de bandes horizontales de même largeur dont les contours restent en courbes afin d’éviter tout angle droit. Ces lignes souples rentrent en contradiction avec la dominance des verticales dans l’architecture. Les vitraux servent l’architecture puisque la lumière diffuse ainsi créée est en adéquation avec l’architecture romane et sa simplicité. En extérieur, les vitraux réfléchissent la lumière du ciel comme des miroirs opaques, mais de l’intérieur les verres translucides peuvent être teintés suivant la place du soleil et les données météorologiques. Le bâtiment se retrouve finalement avec beaucoup plus de lumière qu’avant, à l’époque de ses vitraux polychromes. Cet apport de clarté a permis de redécouvrir des détails de l’architecture qui n’étaient pas ou mal connus. Ce nouveau regard sur les pierres est aussi une volonté de Pierre Soulages.
L’artiste continue de travailler la lumière, que ce soit dans les outrenoirs ou dans les vitraux, il la conçoit comme une matière à part entière. Malgré l’omniprésence du noir c’est bien elle qui l’intéresse en premier lieu dans ses outrenoirs, le pigment reste un prétexte pour faire ressortir la lumière de ses œuvres. Son intervention à Conques a créé le scandale au début, les habitant·e·s et les pèlerin·e·s s’y sont habitué·e·s et le défendent aujourd’hui. L’action de Soulages est d’ailleurs défendue par Jacques Le Goff, historien :
Mon avis personnel […] est que toute restitution d’un espace orné et coloré de l’art roman des XIe et XIIe siècles témoignerait d’une attitude réactionnaire, au mauvais sens du terme
S’il a toujours été en marge de ses contemporain·e·s, il a aujourd’hui une place de choix dans le marché de l’art. Le 26 juin 2013 sa toile Peinture 162 x 130 cm 14 avril 1962 se vend aux enchères 6,1 millions d’euros à Paris. Il obtient aussi une reconnaissance institutionnelle avec, en 2009 au Centre Pompidou, la plus grande rétrospective jamais consacrée à un artiste vivant. Pierre Soulages écrit sa propre page dans l’histoire de l’art français, en s’imposant comme l’artiste de la lumière.