
« Facta démissionne ou je marche sur Rome » tels furent les mots de l’ultimatum de Benito Mussolini envoyé au gouvernement italien, le 28 octobre 1922. Il y a quatre-vingt-seize ans aujourd’hui, avait lieu la marche sur Rome, épisode marquant de l’Histoire de l’Italie contemporaine, quand les faisceaux de Benito Mussolini marchèrent vers la capitale pour faire pression sur le gouvernement libéral du Président du conseil, Luigi Facta. Le chef du gouvernement proposa au roi Victor-Emmanuel III de déclarer l’état de siège et de résister aux fascistes. Le roi refusa et de facto désavoua son gouvernement. Alors que celui-ci aurait pu stopper la marche des fascistes affamés, mal armés et freinés par une pluie d’automne battante. Cette erreur politique fait de Mussolini le maître et lui permet d’instaurer le fascisme en Italie jusqu’en 1943. Nous vous proposons de nous remémorer cette date avec un film, Une journée particulière. Sorti en 1977, ce chef-d’œuvre d’Ettore Scola met en lumière deux étoiles du cinéma italien, Sophia Loren et Marcello Mastroianni, dans un film où deux êtres seuls, à qui on refuse le droit de vivre, s’aiment le temps d’une journée très particulière.
Sophia Loren et Marcello Mastroianni interprètent les deux rôles principaux d’Antonietta et de Gabriele. Deux acteurs phares du cinéma italien mais aussi deux italiens nés sous l’Etat fasciste de Mussolini tout comme le réalisateur, Ettore Scola qui, à six ans, avait défilé devant Hitler, vêtu de son uniforme de « Fils de la Louve ». Quel regard peuvent-ils porter sur cette période sombre de l’Histoire de l’Italie ? Ce film n’est pas un récit de héros qui luttent contre la dictature mais l’histoire d’une journée, celle du 9 mai 1938, à Rome, dans un immeuble vidé par ses habitants partis faire un triomphe au Duce et son invité Adolf Hitler. Une mère de famille et un homosexuel, deux exclus de la grande fête fasciste, se rencontrent. Ils se comprennent et mettent un terme à leur solitude.

Une journée particulière adopte une démarche originale pour dénoncer la marginalisation de ces deux personnes par le régime fasciste. Elle nous montre deux types de victime : l’une est connue, Gabriele, journaliste renvoyé et menacé d’arrestation pour son homosexualité, l’autre est moins évidente, plus discrète. C’est Antonietta, épouse et mère qui doit se conformer aux attentes d’une société qui fait d’elle un modèle de mère romaine sacrifiant son bonheur sur l’autel de la famille. Cachée, oubliée, méprisée par son époux et ses enfants, une scène bouleversante nous montre toute l’étendue de son drame lorsqu’elle avoue à Gabriele que son mari la trompe avec une institutrice. Elle ajoute : « Se mettre avec une femme instruite… C’est comme si mon mari… Comme dire à sa femme qu’elle est une ignorante » et achève avec cette phrase : « Et une lettre comme celle-là, même quand je l’aimais, je ne la lui ai jamais écrite… Parce que je ne sais pas l’écrire. ».
Les larmes que l’on sent dans sa voix sont plus que celles d’une femme trompée, elles disent tout son mal-être, son sentiment d’humiliation d’ignorer ce que savent les autres, une ignorance qui l’enferme et qui l’étouffe. Toute la subtilité de ce personnage consiste en l’évolution qui est la sienne au fur et à mesure qu’elle découvre qui est Gabriele. D’abord choquée par son homosexualité, elle réagit par le rejet. Ce faisant, la barrière, qui s’était érigée entre eux par ce non-dit, s’effondre.
Dès lors, les faux-semblants, la vanité d’Antonietta honteuse de ses bas troués ou se vantant du travail de son mari n’existent plus. Ils sont enfin libres de tout se dire. Suite à cette dispute qui est le tournant du récit, Antonietta s’excuse, montrant toute la finesse de cette femme qui laisse tomber ses préjugés quand elle comprend se trouver devant son alter ego. En cela, elle montre sa différence et incarne la distinction qu’il convient d’établir entre intelligence et connaissance. La première appelle la seconde qu’elle nourrit mais ne saurait remplacer.
Le mal être de Gabriele est tout aussi profond. Rejeté de tous, jusqu’à la concierge de son immeuble, il est l’exemple type du fascisme de l’homme de la rue, constant, quotidien et grégaire, qui passe par les murmures, la suspicion, l’intolérance et la haine. Exemple qui s’exprime chez l’individu dont le mal et les vices enfouis remontent ci-tôt que la société l’encourage. La solitude de ce personnage le pousse à envisager le suicide jusqu’au moment où Antonietta vient sonner à sa porte. On y perçoit une sorte de colère, de violence et d’urgence à parler, se confier, rire. En somme, une urgence de vivre. Cette envie irrépressible de contact humain se ressent particulièrement dans l’échange téléphonique qu’il a avec celui qu’il nomme son « ami » : « Et puis, j’ai envie de parler, parler, parler… Tu t’en aperçois, non ? Ou sortir, arrêter le premier venu, lui raconter ma vie, au point de l’effrayer, le scandaliser, le frapper… Oui lui faire mal ! Tout sauf rester dans cette maison que je déteste ».
C’est cette violente soif de vivre qu’il va étancher avec Antonietta et c’est la confiance en soi et cette attention que cette dernière a perdue qu’elle va trouver chez Gabriele. Nous pourrions dire que chacun est l’antidote de l’autre car ils s’apportent mutuellement ce qui leur manque et guérit leur blessure.
Interrogeons-nous davantage sur les notions de héros et de victime. Pouvons-nous résumer ces personnages à leur qualité de victime du fascisme ? Est-ce si simple ?
Gabriele est-il réellement opposé au fascisme ? Au vu de ses nombreuses répliques satiriques, la réponse semble évidente et positive. Mais l’aurait-il ouvertement montré s’il n’avait pas été renvoyé, s’il avait pu sauvegarder son travail ? Se serait-il, comme beaucoup, résigné à la dictature ? Ainsi, quand Gabriele raconte à Antonietta les circonstances de son renvoi de la radio, il dit : « Un jour, la direction m’a appelé et l’on m’a dit que je ne faisais plus partie de la ‘’famille de la radio‘’. ‘’Tu n’as pas la carte du parti’’ on m’a dit, ‘’Mais si, je l’ai‘’, ‘’Non tu l’avais. On te la retire parce que les gens comme toi ne peuvent pas faire partie de notre parti qui est un parti d’hommes’’ ».
Avant son renvoi, Gabriele ne semble pas avoir l’intention de s’opposer au fascisme. Au contraire, il a adhéré au parti et cherche même à se protéger, se conformant aux attentes d’une société patriarcale en prenant une épouse, acceptant de jouer un rôle, de porter un masque. Il n’est donc pas un héros tel qu’en ont produit les récits romancés de la guerre d’indépendance italienne mais un être humain qui cherche la paix et la tranquillité. Cela fait de lui une personne normale, ce qui rend son histoire plus touchante encore car elle est vraie.
Antonietta, se voit-elle comme une victime ? Fait-elle le lien entre son malheur et le moule auquel la société fasciste attend qu’elle se conforme ? Nous voyons dès le début du film son malheur, le mépris et l’indifférence dont elle fait l’objet mais aussi qu’elle est loin de rejeter cette société qui l’enferme. À l’inverse, elle semble y adhérer avec ferveur en vouant un véritable culte à Benito Mussolini dont elle fait un portrait en boutons ou à qui elle dédie un album entier.
C’est sa rencontre avec Gabriele qui déclenche sa prise de conscience. Le journaliste semble même parfois la mettre à l’épreuve pour la faire réagir comme s’il cherchait à rompre son aveuglement qui l’enferme. Ainsi, quand il lui lit une citation du Duce issue de son album : « ‘’Le génie est seulement masculin‘’ Vous êtes d’accord ? », « Bien sûr. Pourquoi ? Ce sont les hommes qui remplissent les livres d’Histoire » ; Gabriele lui répond : « Oui, peut-être même trop, il n’y a plus de place pour personne, encore moins pour les femmes ».
Antonietta elle-même souligne le paradoxe de son comportement quand, après avoir présenté ses excuses à Gabriele, elle affirme ne pas être bien différente des autres car elle l’a rejeté lui-aussi. Cette réflexion traduit sa prise de conscience du personnage, qui réalise sa peur de la différence, de la complexité mais aussi la sécurité qu’elle trouve dans les théories fascistes qui endorment son intelligence et l’empêchent de faire face à ses vraies peurs : sa solitude, découvrir les causes de son malheur et sa soif inassouvie de reconnaissance et de savoir. Cela l’amène à l’intolérance qu’elle a partagée, pour un temps de cette journée particulière, avec la masse.

Dans ce film, comme dans toute tragédie, le public peut être amené à rire dans une forme d’exutoire pour les passions aussi bien que les larmes. Ettore Scola magnifie son récit par de nombreuses touches d’humour. celles-ci nous font rire même sur les traits tragiques de l’histoire des personnages. Par exemple, lorsqu’Antonietta doit préparer sa famille devant se rendre à la grande fête fasciste, son fils s’étant fait voler le pompon noir de son uniforme, elle utilise celui du rideau qu’elle teint en noir, ce qui laissera une trace sur le visage de l’enfant. Mais c’est le caractère joueur et espiègle de Gabriele qui introduit le plus d’humour dans ce film. Ses phrases sarcastiques sont lapidaires et nous amusent tout en nous laissant y déceler les accents de la tragédie.
Ainsi, lorsque Gabriele fait remarquer son célibat à Antonietta, elle lui dit « Alors vous payez l’impôt sur le célibat ? », « Et oui, comme si la solitude était une richesse » rétorque-t-il. Cet humour tour à tour touchant et grinçant permet d’atténuer le drame, sans le masquer. À la manière d’un tableau, les diagonales rompent et atténuent la verticalité de la composition, et, ce faisant, en subliment l’agencement.
Ettore Scola joue aussi des contrastes. L’histoire des personnages haute en couleurs brillantes d’amour et de vie se joue sur un fond gris et métallique, celui des chants fascistes, des bruits de bottes et des chenilles de char qui résonnent dans la cour de l’immeuble. Les cris de « Duce ! Duce ! Duce ! » retentissent avec force alors que Gabriele et Antonietta sont filmés seuls dans leurs appartements, établissant un lien étroit en cette trame de fond historique et notre récit.
Ce film est une histoire d’amour. Amour qu’il ne faut pas entendre au sens commun : il n’existe ni sexe ni genre mais seulement deux personnes seules qui ont besoin de d’un autre, d’attention, de parler et d’être écoutées. Elles réclament de l’amour et de la chaleur humaine, le temps d’une journée qui les a bouleversées. Cet amour est une fontaine de jouvence pour endurer les affres d’une vie sacrifiée.
Antonietta sera-t-elle la même après cette journée ? L’ultime scène du film la montrant lisant les Trois Mousquetaires que lui a offert Gabriele et pleurer l’arrestation de son ami semble indiquer qu’une journée peut parfois changer une vie.
Peut-être ce film est-il l’un des plus forts, des plus puissants jamais réalisés sur la résistance car, assurément, on peut résister et trouver son courage dans les choses simples et ordinaires, les petites joies qui font une journée particulière.
Crédit image à la une : Une journée particulière, Ettore Scola, 1977 © 2018 ARTE G.E.I.E