Penser l’antiracisme en histoire de l’art

Penser les dites minorités dans l’histoire de l’art est une des bases de mes recherches. J’ai déjà écrit ici plusieurs articles sur les artistes femmes et sur les artistes queers. Même en cherchant à parler de groupes minorisés, les premier·e·s artistes auquel·les j’ai pensé, que je connaissais par mes lectures et mes visites d’expositions, sont en grande majorité blanc·he·s. Ce n’est pas un secret que l’histoire de l’art est un domaine encore réservé à une élite bourgeoise, masculine, blanche et majoritairement cishétérosexuel. Si les artistes ne rentrant pas dans cette catégorisation existent et produisent, iels ont plus de difficultés à accéder à une reconnaissance institutionnelle. Par cet article, je souhaite évoquer des problématiques plus qu’y répondre, puisque je ne suis pas concernée. Lors de mes cours d’histoire de l’art je n’ai que peu étudié d’artistes racisé·e·s, par contre je me souviens d’un tableau représentant une femme noire, particulièrement connu…

 

Marie Guillemine Benoist, une white savior ?

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Marie Guillemine Benoist, Portrait d’une femme noire

Cette artiste française, élève de Jacques-Louis David et d’Élisabeth Vigée Le Brun, peint en 1800 Portrait d’une femme noire. Cette toile est présentée au salon de 1800. Elle représente une femme noire de trois quart habillée d’un drapé blanc. Elle porte un fichu blanc noué sur la tête et un anneau d’or à l’oreille sont des symboles de la servitude. De même, son sein offert à la vue du public n’est pas innocent : en plus de signifier cette servitude, il implique une érotisation du corps qui – au vu du regard de cette femme – ne s’est pas fait avec son consentement. L’aspect gracieux et doux du portrait est un signe clair de l’influence de Vigée Le Brun, aussi, le fond blanc et le modelé vigoureux du corps sont des caractéristiques davidiennes. Benoist se place dans une histoire de l’art plutôt traditionnelle. Le titre ne donne pas d’information sur l’identité de la modèle. On suppose qu’il s’agit d’une femme esclave ramenée de Guadeloupe par le beau-frère de l’artiste. S’il parait certain que le modèle n’a pas pu commander ce portrait nous pouvons nous questionner sur l’origine de ce projet.

Ce portrait de femme noire reste une exception dans la production artistique de l’époque. Il est rare de dédier une image valorisante à une personne noire. L’initiative de cette peinture semble s’inscrire dans un élan de publication de gravures par des abolitionnistes présentant des personnes noires, les femmes étant coiffées du même fichu que la modèle de Benoist. Cet élément serait symbole de liberté, ce qui s’oppose à son interprétation originelle ce qui constituerait un retournement du stigmate. Il semble important de noter ici que ces gravures et ce choix symbolique sont le fait d’artistes blanc.hes. Dans un anachronisme assumé nous pourrions qualifier Marie Guillemine Benoist de white savior, dans le sens où elle s’inscrit dans une pratique artistique anti-esclavagiste tout en peignant la femme esclave de son beau-frère et en l’utilisant comme symbole, de ce fait cette femme perd sa propre individualité pour servir de symbole sous le pinceau d’une peintre blanche. Portrait d’une femme noire (initialement appelé Portrait d’une négresse) a été interprété comme un appel à la liberté alors même que la modèle était esclave de la famille de la peintre, et que nous pouvons douter de sa participation à l’élaboration de la toile.

 

L’histoire de l’art occidental : une histoire d’un monochrome blanc ?

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Edouard Manet, Olympia

Un regard d’horizon sur l’histoire de l’art occidental nous permet de constater que l’immense majorité des personnages représentés sont blancs ou blanches. Les rôles tenus par des personnes racisées sont majoritairement stéréotypés comme la servante (cf : Édouard Manet, Olympia), le barbare ou l’esclave. Pourquoi ne pas représenter de personnes de couleur ? Outre les personnages historiques, l’idée comme quoi la blanchité est plus valorisante, et surtout plus universelle, est persistante. La notion d’universalité est importante car elle montre tout l’euro-centrisme dont nous faisons preuve : elle est universelle car elle nous ressemble à nous, dominant·e·s, on ne prend pas en compte les personnes racisées car on considère que l’art ne s’adresse pas à elles. Cette idée est évoquée par le groupe « Décolonisons les arts » dans leurs articles et leur ouvrage éponyme. Il nous enjoint à « décoloniser nos imaginaires« , notamment pour arrêter de penser que la présence de personnages racisés doit se justifier. L’assignation à des rôles stéréotypes péjoratifs est toxique à deux niveaux : elle empêche au public racisé de s’identifier à des personnages valorisés et elle ne permet pas une évolution des consciences.

Certain·e·s artistes racisé·e·s sont parti·e·s de ce constat : les places valorisantes sont réservées aux blanc·he·s, alors iels vont ré-occuper l’espace.

 

Yasumasa Morimura et Kehinde Wiley : se replacer dans l’histoire de l’art occidental

Morimura - Olympia
Yasumasa Morimura, Olympia, Self-portrait as Art History

Ces deux artistes vont chacun à leur manière réutiliser les œuvres canoniques de l’histoire de l’art occidental pour se replacer dans les scènes et les rôles valorisants.

Morimura - After Audrey Hepburn 1996
Yasumasa Morimura, Self-portrait after Audrey Hepburn, Self-portrait As Actress

Yasumasa Morimura prend les traits des personnages blancs dans les toiles iconiques comme l’Olympia de Manet. Ce tableau est connu pour représenter une femme blanche nue, accompagnée d’une servante noire. Cette dernière n’a qu’une utilité dans le tableau : porter un bouquet de fleurs, élément qui sous-entend un cadeau d’un prétendant, puisque certain·e·s voudraient voir en l’Olympia une courtisane. Dans l’œuvre de Manet la peau de la servante est très foncée, tout comme le fond ; en réalité on ne voit presque pas les traits de son visage, son individualité s’efface devant son rôle de porteuse d’accessoire. La toile de l’artiste français se caractérise par un fort contraste entre le noir et le blanc. Morimura prend le contre-pied de Manet en ajoutant beaucoup de couleurs et de motifs : le drapé, le mur, la robe et la coiffe de la servante, les fleurs aussi. L’éclaircissement du fond permet à cette dernière de ressortir et d’exister dans la scène. Ce photo-montage de Morimura fait parti de sa série Self-portrait as Art History, il exécute une autre série photographique tout aussi intéressante : Self-portrait as Actress où il se travestit en star de cinéma hollywoodien et français. Il prend les traits de ces canons de beauté féminine, occidentale et blanche. Dans Self-portrait after Audrey Hepburn il reprend toutes les caractéristiques de l’actrice : vêtements, accessoires et mimiques. Ce qui sous-tend cette série, comme la précédente, c’est la notion d’universalité de la blanchité, cette monopolisation du rôle valorisant et du canon de beauté. Ce dernier se déploie à travers les stars hollywoodiennes et la diffusion rapide du cinéma américain en dehors de ses frontières. Cette image de beauté s’impose dans les pays européens et au-delà, jusqu’à devenir hégémonique. Il ne reste pas de place pour des représentations de beauté racisée, tout semble se rattacher à la blanchité. Yasumasa Morimura réinvestit ces figures canoniques de l’histoire occidentale par des autoportraits travestis. La pratique de Keinde Wiley se rapproche de celle de Morimura par cette même volonté de se replacer directement dans l’histoire de l’art occidentale.

 

 

Wiley - Juliette Récamier
Kehinde Wiley, Juliette Récamier

Kehinde Wiley replace des personnages noirs dans les toiles européennes, en ajoutant une touche à la fois hip-hop et kitsch. Il reprend notamment le célèbre Portrait de madame Récamier peint en 1800 par Jacques-Louis David. Cette peinture représente Juliette Récamier, qui est une femme de lettre connue pour réunir dans son salon parisien des grands noms du monde politique, littéraire et artistique. Figure de l’élite lettrée, elle tenait un des rangs les plus hauts réservés aux femmes. Kehinde Wiley la remplace par une femme noire afin de montrer qu’elles aussi, elles ont participé à la vie littéraire et artistique. Nous pouvons d’ailleurs citer Augusta Savage, une sculptrice afro-américaine, qui participa à la Renaissance de Harlem, mouvement de renouveau de la culture afro-américaine dans l’entre-deux-guerres.

Wiley - Napoleon
Kehinde Wiley, Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard

Wiley reprend aussi Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard peint en 1801 par David toujours. Cette peinture de propagande montre toute l’admiration du peintre pour l’homme politique. L’image équestre est éloquente sur la volonté de mettre en avant la puissance et l’élégance de Bonaparte. Kehinde Wiley replace un homme noir à la place de Bonaparte, il garde le sol rocheux mais change le fond. Utiliser un arrière-plan à motif répété lui permet de rajouter une touche kitsch, mais aussi de décontextualiser l’événement cité. Sans idée du contexte, la démarche devient universelle et symbolique. C’est exactement ce que recherche l’artiste. Le style hip-hop de certain·e·s de ses personnages permet aussi d’introduire une notion de classe : l’histoire de l’art n’étant plus réservée à une élite, qu’elle soit blanche et/ou bourgeoise. Wiley introduit ses toiles à toutes les dites minorités, qu’elles soient racisées, féminines et/ou populaires.

Yasumasa Morimura et Kehinde Wiley ont choisi de se replacer dans l’histoire de l’art occidental en renversant les rôles, les rapports de domination. C’est une des multiples stratégies utilisées par les artistes racisé·e·s pour dénoncer la blanchité de l’histoire de l’art, tant dans son écrit, sa monstration que sa réception. Nous retrouvons le fil rouge de la blanchité comme notion d’universalité. Si Morimura et Wiley l’a critique c’est afin d’offrir des représentations positives de personnes racisées en art, et de permettre au public de couleur d’avoir des possibilités d’identification. Ils permettent aussi par ce biais de toucher un autre public. D’autres artistes ont choisi de faire des œuvres plus clairement dénonciatrices et revendicatives, nous les verrons lors d’un prochain article.

Morimura - Van Eyck
Yasumasa Morimua, Self-portrait en Jan Van Eyck, Self-portrait As Art History

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