« Timeloss » d’Amir Reza Koohestani, à la recherche du temps persan

Timeloss, deuxième opus du triptyque (Timeloss, Hearing, Summerless) réalisé par Amir Reza Koohestani, metteur en scène iranien, s’exporte à Pau aux Espaces Pluriels ce lundi 5 novembre. Déjà venu en 2016 avec Hearing, basé sur la tragédie d’une héroïne iranienne projetée entre imaginaire et réalité, il revient cette année pour affirmer son théâtre de l’allusion abordant les thèmes riches en émotion du temps et de la mémoire.

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Portrait d’Amir Reza Koohestani

Né à Chiraz, ville-capitale du sud-ouest de l’Iran, Amir Reza Koohestani vit et travaille aujourd’hui à Téhéran. Très tôt, il se passionne pour le cinéma et l’écriture où la lecture de Céline et Dostoïevski constitue pour lui un déclic. Par la suite, le dramaturge décide de publier des nouvelles dans la presse de sa ville natale et prend des cours de réalisation et de prise de vue. À l’âge de 21 ans, Amir Koohestani met en scène sa première pièce – And the Day Never Came – mais l’autorisation de se produire n’est pas confirmée par le ministère de la Guidance islamique. Collaborant avec le Mehr Theatre Group, Koohestani se consacre simultanément à l’écriture de ses propres pièces : The Murmuring Tales (2000).

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Extrait de Dance On Glasses

En 2001, il crée Dance on Glasses avec l’aide des membres du Mehr Theatre Group – troisième pièce de théâtre à son actif – rédigée à l’issue d’une rupture d’un amour de jeunesse, point de départ et leitmotiv de son travail. Tournée pendant quatre années consécutives, cette pièce connaît un succès conséquent propulsant le jeune acteur au-devant de la scène internationale. Il est mis en scène la rupture douloureuse de deux jeunes comédiens face à face, attablés, éloignés de plus de quatre mètres.

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@ Mani Lotfizadeh

Douze ans après en 2013 et toujours avec l’équipe du Mehr Theatre Group, il écrit Timeloss, commandée par le Festival actOral à Marseille. La pièce n’échappe pas au succès ; de New-York à Los Angeles, en passant par l’Europe où elle est encore produite. Elle met en scène les deux comédiens séparés, Hassan Madjooni et Mahin Sadri physiquement présents sur scène de Dance on Glasses et se retrouvent des années après, enfermés dans un studio d’enregistrement, à la suite d’un appel d’offre, pour prêter leurs voix au doublage son de Dance on Glasses, en vue d’une sortie en DVD.

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@ Mani Lotfizadeh

Le dispositif scénique, volontairement dépouillé, regorge d’inventivité : les acteurs jusqu’alors à la même table dans le précédent opus, se retrouvent séparés, chacun, assis à une petite table, décalés, face au public. Derrière eux, projetés sur deux écrans distincts, en hauteur, le jeu ouvert direct des deux acteurs dialogue avec les images retransmises de Dance on Glasses. Au centre de ces deux écrans, est traduit en sous-titre français, la discussion des deux accents ciselés et persans. En régie, se tient l’auteur de la pièce, chargé parfois de les rappeler à l’ordre.

Ce travail d’enregistrement pour ces doubleurs n’est qu’un prétexte à régler leurs comptes et à remettre sur la table leur séparation. Ces deux anciens complices renouent avec émotions, entre deux doublages, l’envie forte chez l’un de reconquérir le cœur de l’autre qui loin de resté passif, lui oppose une résistance et questionne les raisons du tumulte passé.  Leur histoire s’immisce à celle qu’ils reconstituent, état de ce qu’ils étaient et de ce qu’ils deviennent ; va et vient entre le passé inhérent au présent.

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La pièce s’agence en mise en abyme entre rapport au travail et vie intime. Elle offre un regard sur le passé, questionnant les traces qu’il reste de la mémoire, les non-dits et les souvenirs refoulés. Les niveaux de réalité se multiplient entre acteurs, personnages et interprètes et les différents supports utilisés – scène et écrans – forment ensemble une corrélation du passé et du présent. Les boucles du temps se déroulent sous nos yeux. Les repères spatiaux temporels vacillent et parfois se contrastent, conséquence volontaire de mises en distance des individus. On assiste à un moment de dispute chargé de brutalité se traduisant par une situation dans laquelle les feuilles de répliques du doubleur se voient projetées pendant une série de réponses sèches de l’actrice fumant une cigarette. Pendant ce temps sur l’écran, la retransmission d’une dispute jouée des deux jeunes adultes apporte le contrepoids de ce qui se passe sur scène. Au contraire, à la fin de la pièce, dans ce jeu de miroir, le public peut admirer la réconciliation dans toutes ses réalités, qui remémore le passé déroutant.

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@Mani Lotfizadeh

L’œuvre peut prétendre à plusieurs grilles de lectures. Politique ? Les pièces de Koohestani sont souvent perçues en Europe comme critique et scrutatrice de la société iranienne contemporaine. Le dramaturge traite de la petite histoire, de l’intimité qui se raccroche à l’histoire du pays. La censure est contournée par l’usage de moyens d’expressions subtils et perceptibles (métaphore, poésie, ironie…). Depuis quelques années, les artistes peuvent repousser les limites imposées par le gouvernement. Le régime en place en Iran apparaît en transparence en écho à l’une des interrogations présentes dans Dance on Glasses « Arriverons-nous à danser sur du verre ? ». Depuis la Révolution Islamique de 1979, l’Iranienne est perçue par l’Occident comme soumise, asservie et dominée. Dans ce pays où la femme se marie à 23 ans, peut-on se permettre d’y voir, à travers Timeloss, (subtilement bien maîtrisé) l’émancipation de la figure féminine dans les rapports du travail et du couple ? L’Eurydice voilée qu’Orphée tente de reconquérir, fait preuve d’une fermeté redoutable en toutes circonstances. Les femmes et les jeunes pratiquent l’esquive qui se construit dans les pas de la sphère privée, à l’abri des regards du pouvoir théocratique, déconnecté des réalités. Paradoxalement, les réseaux sociaux, pour la plupart interdits, se banalisent comme les relations hors mariages. L’Iranien trouve sa liberté chez lui, derrière sa porte fermée à clé et ses rideaux tirés.

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@Mani Lotfizadeh

L’Iran où « tout est interdit et tout est possible » réflexion faite d’un proche du metteur en scène, laisse aux artistes « des poches d’inventivité » selon le dramaturge à condition d’exclure la sexualité, la religion et d’être prudent. En effet, toute production artistique fait systématiquement l’objet d’un contrôle préalable par le Conseil de surveillance et d’évaluation, une structure gouvernementale habilitée à interdire un spectacle et dans les cas extrêmes, couper des subventions. Le théâtre iranien – art où se côtoient hommes et femmes sur scène dans le respect d’une « distance de pudeur » – nécessite une autorisation de l’instance, que ce soit pour fonder une compagnie et s’installer dans un lieu ou produire un spectacle. Malgré cela, les règles peuvent être « assouplies », il arrive que les membres de ce conseil soient connus des artistes, mordus de théâtre, auquel cas, le dramaturge peut négocier une scène, ou une réplique, ce qui accuse d’un gage d’ouverture d’esprit. Le pays, friand de représentations – une soixantaine par jour à Téhéran –  a compris l’enjeu contre-productif d’une pièce interdite vis-à-vis des médias et du public étranger.

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@Mani Lotfizadeh

Le travail de Koohestani rompt la tradition théâtrale iranienne des autres dramaturges iraniens, tracé dans la poétique et la critique. Il impose son style, inspiré par les plans contemplatifs du réalisateur iranien Abbas Kiarostami, en Europe ou à Téhéran. Bien loin de l’influence des metteurs en scènes russes des années 60-70 qui jouaient en Iran, il incarne le renouveau de la scène iranienne contemporaine.

Amir Reza Koohestani travaille depuis quelques années en Allemagne où il propose plusieurs créations. Summerless – sa dernière pièce avec le Mehr Theatre Group – s’affiche comme la troisième partie de la trilogie énoncée précédemment (Timeloss, Hearing, Summerless) dont les thèmes reprennent le temps et la mémoire. Présentée en première mondiale au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles en mai 2018, elle sera prochainement prévue pour la première fois au Festival TNB à Rennes le 22 et 24 novembre prochain et s’exportera au festival Les Vagamondes à Mulhouse le 11 et 12 janvier 2019 ainsi qu’au Festival Internacional Santiago a Mil.

Article écrit par Laëtitia Raawan 

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