Cooper Jacoby explore les souvenirs d’enfance et la critique sociale

PARIS—La première chose que constate le visiteur de l’exposition Cooper Jacoby, Susceptibles sont les sculptures de couleurs vives—bleu ciel, orange et jaune fluorescents. Elles se dégagent de la blancheur aveuglante des salles de High Art, galerie située au rez-de-chaussée de l’immeuble où Georges Bizet a commencé à composer l’opéra Carmen. Entouré par des lambris blanchis du XIXe siècle, les œuvres de Cooper Jacoby, jeune artiste américain, font allusion aux espaces du quotidien, intérieurs et extérieurs, privés et publics.

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Vue d’installation, (© High Art, Paris 2018)

Il y a, par exemple, plusieurs cloches d’école de la variété que l’on trouve dans les collèges et lycées américains. Celles appartenant à la série Thin Insulator (Full) (2018) sont intégrées dans des têtes de lit rembourrées de copeaux d’acier tandis qu’autres, comme la paire de Force of Habit (2018), situées d’un côté à l’autre de l’entrée d’une salle, reprennent la forme sous laquelle on les trouve habituellement dans le contexte scolaire. Avec ou sans les têtes de lit, ces œuvres sont d’une telle spécificité dans l’iconographie et l’imaginaire de l’enfance américaine que le fait de les rencontrer dans le contexte de la galerie en white cube nous replonge dans les souvenirs de jeunesse, à l’instar de la petite madeleine de Proust. On se rappelle de la sonnerie qui ponctuait notre quotidien de jeune étudiant, d’abord celle du réveil associé à l’espace intime de la chambre à coucher, puis celles qui scandent le début et la fin de chaque cours dans la journée scolaire. Sauf, ces cloches-ci ne font pas de son, leur rond dôme métallique étant remplacé par une version fluorescente en caoutchouc doux.

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Force of Habit, 2018. Silicone, acier inoxydable, aluminum, moteur, mousse, acier poudré. 43 x 57 x 12 cm (© High Art, Paris 2018)

L’inversion des qualités matérielles (Têtes de lit en métal et cloches en caoutchouc) s’ajoutant aux allusions de l’enfance et à la blancheur de l’espace créent une ambiance que le psychanalyste Sigmund Freud aurait appelé Unheimliche. L’inquiétant étrangeté en traduction française, ce terme désigne une atmosphère dérangeante de la quasi-familiarité : ce sont à la fois des objets qui paraissent familiers, qui ressemblent à ceux de notre quotidien domestique et sont, en même temps, totalement dissemblable à tout objet que nous aurions pu rencontrer précédemment.

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Pacifier, 2018, Résine, graphite, coton teinté de rouille, récepteur de radio, haut-parleur, piles et support en aluminium, 16 x 14 x 21 cm (© High Art, Paris 2018)

Dans le même esprit est la série d’œuvres intitulée Pacifier (2018), consistant des répliques du Radio Nurse, premier babyphone inventé en 1937 par l’éminent artiste et designer nippo-américain, Isamu Noguchi. « Malgré le talent de Noguchi et le succès de ses autres projets, ceci était un échec », m’explique Jacoby au vernissage. « La forme qui est censée d’évoquer la tête d’une infirmière faisait peur aux enfants. Puis, la voix transmise était souvent déformée, ce qui rendait l’objet encore plus dérangeant ».

Une dizaine de ces interprétations du Radio Nurse sont parsemées sur les murs de la galerie, accrochées à une hauteur qui nous donne l’impression qu’ils nous surveillent. Contrairement au modèle originel de Noguchi en bakélite, ceux-ci sont d’une mélange de résine et graphite blanc. Leur blancheur et des veines tracées le long des côtés les donnent vaguement l’apparence d’un crâne.

On passe des allusions à l’espace intérieur et intime de l’enfance à l’espace extérieur et social mais tout aussi Unheimliche avec une dernière série d’œuvres intitulée One hand washes bench (2018). Cet ensemble de quatre sculptures s’inspire du mobilier urbain de Camden Town, quartier dans le nord de Londres. En fait, elles sont une réplique des infâmes « Camden Benches », installés dans ce quartier en 2012 dans le cadre d’un projet de renouvellement urbain, puis vivement critiqués par la population locale pour leurs qualités « d’architecture hostile ». Le Camden Bench a été conçu pour influencer le comportement du public en restreignant certaines comportements dits « indésirables », notamment l’utilisation comme lit par les sans-abris.

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Vue d’installation, Thin Insulator (Full), 2018, Aluminum, copeaux en acier inoxydable et laiton, tissu plaqué de nickel et de cuivre, résine époxy, silicone, coton, mousse, contreplaqué. 193 x 149 x 13 cm (© High Art, Paris 2018)

Dans sa version, Jacoby découpe le long banc aux formes incurvées en quatre morceaux, remplaçant le béton armé grisâtre de l’original avec des lisses panneaux bleu clair. Une série de grands boulons encadrent plusieurs interstices qui révèlent ce qui paraît, de loin, comme des bandes de marbre. Mais si on se rapproche, elles se révèlent d’être quelque chose ressemblant à la chair morte. En fait il s’agit des blocs de silicone avec lesquels l’artiste a fait l’empreinte des rues de Camden, recueillant ainsi leur saleté. On voit effectivement de la poussière et des poils parmi d’autres éléments de l’insalubrité urbaine imprimés sur la surface de ces blocs. L’effet est évidemment repoussant et de cette manière les œuvres semblent vouloir synthétiser les tensions au cœur du polémique du Camden Bench. Derrière les promesses de renouvellement urbain par des investissements privées se cachent les intentions pernicieuses du marché immobilier : rendre le quartier plus désirable (et plus cher) en excluant les personnes marginales. Jacoby anime ces tensions avec sa grand sensibilité matérielle et tactile : le contraste entre les surfaces lisses d’un bleu gai et les interstices de silicone oppose une façade agréable, propre et artificielle à un noyau organique, dégoûtant et torturé, leur frontière bornée par un régiment de boulons redoutables.

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One Hand Washes Bench (détail), 2018, Résine polyester composite, fibre de verre, silicone, terre, PVC, émail et boulons en acier inoxydable, 125 x 54 x 67 cm (© High Art, Paris 2018)

Cette critique sociale s’étend au motif que l’on trouve sur les côtés de ces sculptures. Il s’agit du logo municipale de Camden, composé de quatre paires de mains entrelacées disposées dans un anneau. Pour Jacoby, le logo semble vouloir évoquer le contrat social : mains dans les mains, c’est la promesse de la prospérité à travers la coopération et le partage. L’impression de ce symbole sur le Camden Bench l’imprègne pourtant d’une ironie acerbe que Jacoby exploite en représentant le logo à maintes reprises brisé, fracassé, des mains supprimées tandis que d’autres flottent dans l’espace de la même manière que les SDFs zonent la ville.

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One Hand Washes Bench, 2018, Résine polyester composite, fibre de verre, silicone, terre, PVC, émail et boulons en acier inoxydable, 125 x 54 x 67 cm (© High Art, Paris 2018)

Les œuvres de Jacoby présentées dans « Susceptibles », en parcourant la gamme entre l’intimité enfantine et onirique et la critique sociale, nous donnent l’occasion de considérer la manière dont les objets de notre quotidien façonnent nos espaces de vie, les imprégnant de sens, de mémoire et parfois d’injustice.

« Cooper Jacoby, Susceptibles », à High Art, Paris. Jusqu’au 1 décembre.

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