
Pour présenter la figuration narrative il semble nécessaire de revenir sur le contexte politique qui aura une influence certaine sur les productions des artistes concerné·e·s. Les années 60 sont marquées par plusieurs guerres dont celle du Viêt Nam et d’Algérie qui ont débuté toutes deux en 1954. Elles ont engendré un afflux massif d’images dites choc dans les médias, ce qui a nourrit une iconographie de la violence. A Cuba, la crise des missiles fait rage tandis que la Chine commence sa révolution culturelle en 1966. Le mur de Berlin se construit et les troupes du pacte de Varsovie envahissent Prague à cause de leur dite libéralisation. L’Afrique connaît ses premières décolonisations administratives, et Kennedy se fait assassiner. La jeunesse parisienne monte au créneau en mai 1968 et symbolise alors le sentiment d’injustice d’une population entière. C’est dans cet environnement là que les artistes rattaché·e·s à la figuration narrative évoluent. La société de consommation est en pleine expansion et permet l’émergence de la publicité et de sa future omniprésence. Le réseau national de télévision est achevé en 1960 et permet à tous les foyers de recevoir les chaînes télévisées et donc, de découvrir un flot intensif d’images stéréotypées qui deviendront symbole de cette époque. Le cinéma joue un rôle important également dans cet ensemble d’images avec des réalisateurs comme Kubrick, Godard ou Hitchcock. Côté peinture, c’est le rayonnement de l’abstraction, de l’expressionnisme abstrait états-uniens. Il paraît important de saisir qu’une grande partie de cette génération d’artistes est proche du Parti Communiste Français, ou même adhérant. Le PCF demande à ses artistes de respecter la politique artistique de Jdanov et de produire du réalisme socialiste. Mais cela ne correspond pas toujours aux volontés des artistes en quête de nouveauté, d’un langage neuf à explorer et à construire. C’est dans une accumulation nouvelle d’images de plusieurs types que ces artistes vont chercher à s’exprimer et parfois à faire passer des messages. Nous verrons aussi avec des artistes comme Fougeron que le rejet de l’abstraction se mêle au rejet du modèle économique américain avec une œuvre comme Civilisation atlantique où l’on remarque cette énorme Cadillac – symbole du capitalisme – et un soldat allemand – avec casque nazi. Pour lui c’est sa manière de montrer les USA comme une « puissance impérialiste opprimant le peuple » faisant alliance avec l’Allemagne revencharde.

On peut se demander après l’hégémonie de l’abstraction comment des artistes européen·e·s vivant une période artistique et politique charnière créent un nouveau langage pictural qui peut sembler commun à plusieurs d’entre elleux, mettant en avant la contemporanéité de leurs images et de leurs enjeux.
Ce questionnement sera développé sur trois articles. Le premier se penchera sur l’existence même de la figuration narrative. Peut-on le qualifier de mouvement artiste, d’école, ou de groupe ? Quels sont les réalités et les paradoxes ? Et enfin, quelle place occupe Gassiot-Talabot. L’article suivant présentera l’insertion d’une nouvelle iconographie dans les oeuvres, tout d’abord de façon isolée par la bande dessinée ou le cinéma chez des artistes comme Monory, Rancillac ou Peter Saul, puis, de façon collective avec Equipo Cronica qui jongle entre citations et détournements. Pour finir, le dernier article se focalisera sur l’engagement politique des artistes, de manière personnelle avec Fanti, Fromanger, Spadari ou Rebeyrolle, puis de manière collective par la série Guernica d’Equipo Cronica et le Mural de Cuba.

Nous verrons que le mouvement de la figuration narrative est rythmé par des expositions importantes pour la fédération des artistes autour de thèmes communs et la comparaison des recherches de chacun.
En 1948 c’est l’ouverture de l’exposition « Manifeste de l’homme témoin », les invités sont tous communistes ou proche du PC. Les œuvres présentées traduisent un rejet de l’abstraction, dominante à l’école de Paris, mais aussi de la figuration conforme à la ligne officielle du Parti hérité de Jdanov et de sa politique en URSS. C’est le constat de l’impossibilité de continuer dans ces voies, et l’obligation d’en ouvrir de nouvelles. En 1953, après le 4e Salon de la Jeune Peinture, Rebeyrolle fonde l’Association de la Jeune Peinture qui a pour mission la « défense des intérêts moraux et matériels des jeunes peintres ». Aragon jugera avec sévérité les œuvres de ce peintre, le jugeant trop loin du réalisme nécessaire aux œuvres politiques. Mais Rebeyrolle joue un rôle catalyseur et déclencheur chez les jeunes artistes communistes : le réalisme socialiste n’est plus la seule issue possible à la peinture politique à leur époque. Il prendra la vice-présidence et l’animation du 5e et véritable premier Salon de la Jeune Peinture en 1954. Cette exposition est dans l’air du temps avec des recherches proches de de Staël. C’est quelques années après que se passe l’arrivée de plusieurs peintres importants de la future figuration narrative avec Bernard Rancillac, Peter Klasen, Alleaume et Eduardo Arroyo notamment. Arroyo présente en 1963 à la Biennale son œuvre narrative et politique Les 4 Dictateurs où sont représentés Salazar, Franco, Mussolini et Hitler. Les deux premiers étant encore vivants, l’œuvre a été un vif sujet de préoccupation des officiels. Arroyo, républicain convaincu incarne cette génération nouvelle de peintres, il écrivait à ce sujet :
« (…) le courant d’une génération nouvelle qui réfléchit aux problèmes qui se posent à l’homme actuel fait surface. Elle désire liquider le compromis qui liait l’art à de vieilles étiquettes et ceci se manifeste par le souci du peintre de soumettre dans sa toile l’art de peindre à sa préoccupation idéologique. »
Mais l’événement réellement fondateur de la figuration narrative est l’exposition « Mythologies quotidiennes » de 1964 au Musée d’Art Moderne de Paris, organisée par les peintres Rancillac et Télémaque et un jeune critique d’art dont nous verrons le rôle essentiel : Gérald Gassiot-Talabot. Le titre fait référence à l’ouvrage de Roland Barthes publié sept ans plus tôt. Le but était de « rendre compte en détail de la mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle ». Cette exposition est aussi le moment de montrer que les artistes sont intéressés par autre chose que le pop art ou l’expressionnisme abstrait. Parmi les accrochages, Gassiot-Talabot remarque que plusieurs œuvres se caractérisent par la narrativité de leur composition.
Gassiot-Talabot dit alors :
« (…) est narrative toute œuvre plastique qui se réfère à une représentation figurée dans la durée par son écriture et sa composition, sans qu’il y ait toujours, à proprement parler de ‘récit’ ». Il différencie la Figuration narrative de la Nouvelle figuration en cela : « la figuration narrative restreint le champ de la Nouvelle figuration (catégorie large) pour retenir certains artistes à partir de critères formels (la fameuse temporalité) et surtout politiques ». Pour Télémaque, « l’histoire tient en une seule phrase, le titre peut aider le spectateur. On doit tenir compte de la rapidité de lecture, de la circulation des objets dans la toile (…) »

En 1965, le trio Aillaud, Arroyo et Recalcati expose Une passion dans le désert, une série de treize toiles présentant l’amour d’un soldat de Bonaparte avec une panthère, référence à Balzac. C’est un travail collectif où la facture personnelle est refusée, vue comme le socle de la conception bourgeoise de l’œuvre d’art. C’est une tentative, selon Gassiot-Talabot, de lyrisme narratif, remettant en cause la temporalité et la méfiance vis-à-vis de l’anecdote. Lors de l’exposition « La Figuration narrative dans l’art contemporain » où Gassiot-Talabot réunit 68 artistes pour donner un « aperçu provisoire de l’expression narrative qui se place au-dessus des cloisonnements, des tendances et des mouvements », le trio fit une deuxième série de toiles, qui défraiera bien plus la chronique. Vivre ou laisser mourir ou la fin tragique de Marcel Duchamp est une série de huit toiles, éminemment narratives, devenues célèbres de façon immédiate. Les artistes ne visaient pas vraiment Marcel Duchamp mais plus « la culture comme noblesse du monde, notre culture occidentale » dira le trio. C’est l’affirmation que Duchamp était un pion de la culture bourgeoise, son otage. Arroyo déclare en 1988 que « le but visé ne consistait pas à faire des tableaux, ni beaux, ni laids, mais à agir directement avec des images ». L’assassinat de Duchamp mis en scène a été un sujet de débat très fort à son accrochage, beaucoup furent choqué·e·s, notamment du panneau mêlant pop artistes américains et nouveaux réalistes français portant le cercueil de Marcel Duchamp. Mais comme dit Aillaud :
« Ce n’est pas le père que nous voulons tuer, mais l’ordre que représente le père et par rapport auquel nous voulons nous démarquer, c’est pourquoi nous avons dû prendre la figure de délinquants. »

En terme purement formel, la figuration narrative se caractérise par des œuvres où la temporalité joue un rôle important, avec des superpositions de moments différents, de plans ; par une narrativité importante qui peut être discontinue, par l’emprunt d’images aux nouveaux médias, et par l’utilisation de la peinture comme argument politique. Ce que nous pouvons d’ailleurs voir avec l’œuvre Die Rote Fahne de Giangiacomo Spadari qui présente une superposition des plans, des temporalités en reproduisant la une du journal mais aussi en empruntant ces profils à l’imagerie de propagande spartakiste. Toute l’histoire de ces deux personnages politiques, Rosa Luxembourg et Karl Liebnecht, est résumée sur cette toile dans un minimalisme au final assez déconcertant. Ces profils trônent au centre de la composition, avec des couleurs vives, tandis qu’au premier plan une foule de personnages semblent regarder la scène, ou plutôt les scènes, en parallèle avec notre propre statut de spectateur finalement. Sur le côté est représenté un policier, symbole de leur assassinat et un journaliste qui relaiera l’information. En pleine révolte spartakiste, le gouvernement a décidé d’éliminer les deux leaders, un soir de 1919. Spadari a souhaité ici réaliser une œuvre partisane des deux communistes en créant un langage différent du réalisme socialiste beaucoup plus sobre et codifié. Ce travail rentre dans le cadre d’une série de trois œuvres, l’une représente Rosa Luxembourg regardant les masses en mobilisation, et l’autre Karl Liebnecht se faisant fouiller aux abords d’une manifestation. Spadari réalisera d’autres séries politiques, comme nous le verrons plus tard.
Comme vous avez pu l’entrevoir un nom revient à plusieurs reprises et c’est celui de Gérald Gassiot-Talabot, à l’époque jeune critique d’art. Invité à participer à la sélection d’artistes pour l’exposition menée par Rancillac et Télémaque en 1964 « Mythologies quotidiennes », il saura rester proche de ces artistes qu’il va suivre pendant plusieurs années. Il est partout où il sont, il organise les expositions, écrit les catalogues, fait la publicité, théorise et écrit des articles dans l’OPUS (journal). Même s’il est un peu à part, car non-artiste, il est tout de même suivi par plusieurs artistes qui se tiennent au courant de ses publications et écoutent son avis d’une oreille avertie. Gassiot-Talabot a regroupé des artistes sous cette bannière de la figuration narrative en connaissant les limites de son action. Il est conscient du caractère arbitraire et subjectif de ses choix, il déclare aussi que de vouloir donner une définition scientifique de la figuration narrative est impossible. Il justifiera les décisions prises pour « Mythologies quotidiennes » par :
« (…) ces artistes ont ceci de commun qu’ils se sont refusés à être de simples témoins indifférents ou blasés, auxquels la réalité s’imposait par sa propre inertie, par son envahissante et obsédante présence (…) »
C’est un moment où le mouvement n’est pas formé, ce sont des artistes isolés travaillant sur des thèmes pouvant être rapprochés. Le contact se fit à cette exposition et par le biais de Gassiot-Talabot. Des artistes qui auraient pu rentrer dans le cadre de cette peinture narrative n’ont pas été convié car ils n’étaient pas en contact avec le critique, c’est là aussi une limite de son approche.

Gassiot-Talabot saura devenir indispensable sur le plan théorique, à tel point qu’il est impossible de lire un article sur ce mouvement sans tomber sur une de ses citations. Se rajoute à cette omniprésence du critique, un consensus général sur sa vision. En effet personne ne vient critiquer ses choix ou son point de vue sur la figuration narrative. Il est suivi, par des auteurs comme Chalumeau, Pradel ou encore Ameline. On n’assiste pas à une remise en question de son rôle unificateur dans ce mouvement, ce groupe s’il pouvait en être un. On est en droit de se demander si Gassiot-Talabot avait refusé l’invitation de Rancillac et Télémaque, la figuration narrative aurait existé en tant que telle ? Ou sous des formes différentes ? Sa présence a-t-elle modifié la réception des œuvres ? Beaucoup ont fait débat, outre le célèbre Vivre ou laisser mourir du trio Aillaud, Arroyo et Recalcati, on peut citer d’autres œuvres politiques, notamment celles critiquant Franco. On pourrait penser aussi au Grand méchoui du groupe Malassis sur lequel nous nous attarderons plus tard. L’appui d’un théoricien non-praticien est-il le même que celui d’un artiste pour le groupe ? Nous pouvons penser ici aux surréalistes fédérés autour de la figure d’André Breton, toute proportion gardée. Nous pouvons également citer le rôle de Restany pour les nouveaux réalistes. Cela reste des questions ouvertes. Gassiot-Talabot suivra les artistes de la figuration narrative tout au long des actions et expositions communes. Il dit de la figuration narrative : « cet art s’adresse aux hommes d’aujourd’hui et leur tend un miroir fraternel ». Ce qui sous-tend cette citation est tout l’aspect très contemporain des productions des artistes du mouvement, des sortes de peintures d’histoire pleine d’ironie, de parti pris et de détournement. C’est cela qu’offre les peintres de la figuration narrative au public, à leurs contemporains pour mieux leur expliquer leur vision du monde et intervenir dans celui-ci. Ces artistes ont toujours essayé de rester en connexion avec leur temps, et de traduire les événements importants qui se produisaient devant eux, et parfois avec eux comme nous le verrons pour l’atelier populaire du mouvement mai 68. Le critique commentera chacune des œuvres, des actions, des expositions menées par ces artistes ou auxquelles ces artistes sont invités. Il est devenu l’unique intermédiaire avec eux et nous, et ne nous donne que son point de vue. Ce qui peut paraître regrettable car dans tout travail d’écriture il y a une part de subjectivité et de choix arbitraires que les auteurs·trices ne justifient pas toujours.
Article très intéressant ! A relire … 🙂
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