
(Cet article aborde le mouvement de la figuration narrative, il fait parti d’un cycle de trois articles, le premier est disponible ici.)
L’abstraction ou le surréalisme ont été des paliers à franchir pour beaucoup d’artistes de cette époque, mais iels sont venu·e·s à bout des possibilités de ces mouvements. Cet épuisement des solutions picturales va les conduire à se tourner vers d’autres chemins, d’autres matériaux, d’autres supports, une autre figuration. C’est une époque d’ingurgitation intensive de nouvelles images qui vont nourrir l’imagination des artistes mais aussi la mémoire collective de leurs contemporains, aidant les détournements populaires.
Parmi les autres types d’images utilisées par les artistes de la figuration narrative on note l’influence de la bande-dessinée, participant à une nouvelle figuration mais aussi à une nouvelle narrativité. La figuration narrative est d’ailleurs présente à la première grande exposition consacrée à la bande dessinée au musée des arts décoratifs de Paris en 1967. Il y a là également une volonté d’abattre les hiérarchies artistiques. La B.D. comme les images publicitaires seront sources de détournements pour nos artistes. Par exemple avec Télémaque en 1963, l’œuvre My darling Clementine est un assemblage d’une figurine en caoutchouc qui hurle le titre, référence à John Ford avec un cow boy effrayé qui vient tout droit d’un Walt Disney, le tout entouré de publicités qualifiées de triviales. On notera aussi l’œuvre de James Rosenquist F111. Il fut l’invité vedette de l’exposition « Bande dessinée et figuration narrative ». Cet immense tableau-environnement est démesuré, à l’image des bombardements au Viêt Nam. L’influence narrative de la B.D. est claire ici, avec des morceaux d’images laissant penser d’abord à un non-sens total. Les couleurs vives détonnent avec la violence de certains extraits comme l’explosion de bombes.
Les artistes de la figuration narrative utilisent également le procédé du détournement, dans une volonté de redonner du pouvoir à l’image, à la peinture. Les emprunts sont de natures très diverses mais toujours très connues du public ce qui facilite l’identification immédiate. Cette lecture rapide permet de charger l’œuvre d’une charge flagrante, subversive. Le détournement est soigneusement agrémentée d’humour avec des compositions toujours très recherchées dans les découpages et assemblages des différentes images. On notera par exemple Sardanapolis duck de Peter Saul, œuvre d’après La Mort de Sardanapale d’Eugène Delacroix. Les distorsions portent la véhémence qu’a voulu montrer l’artiste. L’emprunt à la culture populaire du personnage de Walt Disney Donald Duck décrit par Peter Saul comme étant « l’image type de l’Américain moyen, de tout ce que je déteste ». Peter Saul réutilisera ce procédé à plusieurs reprises pour tourner en dérision la culture américaine.
Nous nous attarderons à présent sur l’influence du cinéma sur les artistes de la figuration narrative. Le cinéma est la forme d’expression majeure au 20e siècle et hante l’univers de la peinture. Le mouvement de Gassiot-Talabot y trouve un allié certain, ces artistes vouent une sorte de culte aux films de série B à la Godard où la temporalité les retient. Giangiacomo Spadari que nous avons vu précédemment s’est beaucoup inspiré du monde du cinéma comme on peut le voir dans Die Rote Fahne ou Le Cuirassé Potemkine, emprunt direct au cinéma soviétique et à ses révolutions tant artistiques que politiques. Il déclare d’ailleurs
« Je considère le cinéma comme une usine à rêves individuels et collectifs. J’ai choisi les plus célèbres prises de vue d’avant couleur : films soviétiques des années 20, du Front Populaire, de l’expressionnisme allemand ou du néoréalisme italien … Il s’agit pour moi d’établir un rapport dialectique entre l’image et la peinture »
Mais si on doit citer un artiste de la figuration narrative influencé par le cinéma c’est Jacques Monory. Sont présentés au Musée des Beaux-Art de Pau deux tableaux de sa série de Meurtres ainsi que La Fin de Madame Gardénia. Si ce dernier tableau a des références narratives à la bande dessinée c’est aussi un clin d’oeil au film The blue Gardenia de Fritz Lang de 1953. Hommage au cinéma mais aussi à la photographie en ce que l’œuvre de Monory immortalise l’instant fugace cinématographique. L’intérêt pour la photographie se retrouve dans sa série de Meurtres, et revient sur une réflexion de l’artiste, sur la narration et la fiction, jeu entre réalité et illusion. La couleur, si particulière chez Monory permet de poser une distance froide entre le public et l’œuvre, puis invite les spectateurs à entrer dans cet univers. Jacques Monory réalisera d’ailleurs en 1968 un petit film appelé « EX- », c’est 5 minutes d’un montage rapide où on alterne entre des vues de Cuba et d’une course de Monory lui-même fuyant des poursuivants. Le tout est entrecoupé de scènes apaisées où une décapotable roule le long du Pacifique. Le héros finit par s’écrouler sous les tirs puis se relève et époussette ses vêtements comme si rien ne s’était passé.

On pourra voir également Peter Saul qui réalise des œuvres imprégnées de l’imagerie des bande-dessinées mêlant figures cartoons et scènes violentes, voire thèmes sujet à débat comme on peut le voir avec ses deux peintures représentant Staline seul puis Staline et Mao tuant en masse leurs ennemis. Ces œuvres se situent entre, pour ce qui concerne la figure de Staline, la reconnaissance de la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie, par notamment la bataille de Stalingrad en 1943 mais aussi un point de vue critique sur les assassinats prémédités par le secrétaire général du PCUS. Pour Mao, l’idée est la même avec la représentation des nationalistes du Kuomintang ayant tenté d’empêcher la progression de la politique maoïste notamment à Taïwan. Peter Saul utilise tout un arsenal symbolique constitué d’armes, d’attributs militaires, d’argents, d’éléments festifs, de références à des crimes de guerre, etc. Il joue sur les contradictions pour soulever un débat avec cette impression de vrac où les deux figures principales ressortent.

Nous finirons ce point avec Peter Klasen, et son œuvre Inhalation Harard (2012), tardive certes, mais caractéristique de son corpus. Il mêle des morceaux de corps féminins issus de magazines et les assembles avec des objets du milieu médical et ou industriel. L’éditorial de l’OPUS n°1 dit à ce sujet « La peinture ne se conçoit plus sans référence au cinéma, à la publicité, au roman, à la photographie, aux sciences humaines ». C’est une volonté commune de réconcilier l’humain avec les images de son temps et d’intégrer ces images-là dans le registre artistique.

Equipo Cronica est un groupe d’artistes de Valence qui se forme en 1963-64. Composé de Manolo Valdès, Rafael Solbes et de Juan Toledo qui quittera rapidement l’aventure. À présent seul, Valdès et Solbes vont développer un art en réaction contre les tendances actuelles. Au début des années 60, et comme plusieurs artistes, ils ressentent le besoin de développer une esthétique figurative, engagée dans la critique de l’appareil d’État. Ce n’est pas innocent s’ils travaillent à deux, et se font appeler équipe. C’est là une réelle volonté de produire en restant loin de la subjectivité, c’est une toute autre vue de l’art, l’œuvre d’art et le statut même de l’artiste. Ils appliquent à aux chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art un traitement graphique qu’ils empruntent aux mass-médias. Ces assemblages revêtent une part de subversion importante, c’est le rôle de l’artiste dans la société qui est mis en cause. Equipo Cronica adopte une attitude polémique d’opposition en face de certains secteurs des avant-gardes artistiques contemporaines supposant une autonomie des valeurs esthétiques, Valdès et Solbes considèrent eux qu’on ne peut séparer la référence des données artistiques à la réalité sociale.
Le groupe fonctionne beaucoup par série, la première que nous verrons est appelé La Récupération (1967-69). Equipo Cronica utilise ici des références à la peinture espagnole classique comme avec Velázquez et ses Ménines mais aussi des images des mass-média. Un jeu est créé sur l’anachronisme, la décontextualisation et la confrontation d’images. Ce procédé de la parabole prétend rendre satirique et démystifier les aspects de leur histoire contemporaine.
En 1969 le duo commence une série sur le thème de Guernica, petite ville basque rasée par les bombardements de l’aviation nazie et italiennes en 1937. Cette ville est devenue un symbole que Picasso a su rendre célèbre dans le domaine des arts. Equipo Cronica reprend des éléments du tableau du maître dans cette série. Par rapport à la série précédente, on peut remarquer la plus grande accumulation d’informations et que cela emprunte à l’art contemporain, à une œuvre hautement symbolique. Pour eux « cette série représente une opportunité de refléter le processus de transformation d’une image et de sa signification ». Dans l’Intrusion on remarque tout de suite le contraste de traitement des personnages : le chevalier masqué au centre aux couleurs vives prend ses racines dans la bande-dessinée, tandis qu’une partie des personnages de Picasso reste fidèlement reproduits et que d’autres prennent un aspect plus organique avec le dessin des muscles. Le chevalier fait l’effet de ne pas être à sa place, son arme droite et propre n’a pas de logique avec le sang que l’on retrouve sur certains personnages, dont celui sous les pieds de l’homme armé. Son attitude est franche, décidée comme tous les héros de BD, il est sûr de lui et de ses actions, le dessin est précis et cohérent ; ce qui le rend encore plus étranger au reste de la scène où les personnages ont des silhouettes anguleuses et les corps sont déformés par la douleur de l’événement, dans une palette sombre de gris, noir, brun. Dans le deuxième exemple traité de cette série, nous voyons une vue d’une salle de musée quasiment vide où les personnages sortent de la toile devant un petit groupe de personnes en noir qui restent sur le pas de la porte. La fenêtre donnant sur l’extérieur, sur le ciel bleu, est quelque peu obstruée par des barres comme dans une prison. La deuxième image présentée ne traite qu’une partie de la toile de Picasso en ajoutant un élément très BD simulant l’explosion et juste au-dessus du texte nous voyons la tête du cheval hurlant et le soleil artificiel.
Equipo Cronica essaie de redéfinir l’histoire de l’art par la citation et l’autocritique avec par exemple la série sur les Ménines de 1970/71. Avec El Recinte de 1971, les artistes insèrent des policiers dans le décor du célèbre tableau de Velázquez Les Ménines. Dans un deuxième détournement de cette œuvre, le groupe de personnages est inséré dans un décor aux couleur très vives et contrastent par leur tenue peinte dans une palette de blanc gris noir relevée de touches de rouge. Les peintres ont remplacé le miroir évoquant le reflet des parents par une télévision, symbole de cette nouvelle société dans laquelle ils évoluent. On remarquera aussi la disparition du personnage dans l’encadrement de la porte, la suppression aussi de la toile du maître espagnol. Les deux artistes se sont représentés derrière les jeunes filles et ont inséré des jouets de plage pour jouer avec une certaine désacralisation de l’œuvre d’art.

La série « Police et culture » de 1971 est le fruit de leurs revendications sur le pouvoir policier et la répression policière. Elle mêle architectures antiques, art moderne et police. Ce mélange étonnant permet de symboliser le poids du pouvoir répressif, son inscription dans une longue tradition d’états et de régimes policiers et militaires. Sur les trois exemples que je vous présente ici on peut voir que les policiers évoluent dans un environnement emprunté à d’autres artistes. À gauche un personnage hérité de Dubuffet se fait arrêté tandis qu’un corps que certains rapprochent de Bacon gît au sol. Au centre, Opération parallèle ici une autre vue de Bacon est possible. Sur la droite enfin Pimp Pam Pop met en scène plusieurs policiers quelque peu ridiculisées par leurs armes colorés comme des jouets pour enfants, dans un jardin de Warhol et un ciel de Roy Lichtenstein. La série commencée en 1970 peut rappeler des événements répressifs comme mai 68. Le langage se radicalise et attaque directement une partie de l’État. Equipo Cronica se questionne sur la relation entre art et société. Cette série se caractérise par des gros formats carrés (2x2m), une iconographie basique, une narration autour d’un groupe de policiers sur chaque panneau
Au Musée des Beaux-Arts de Pau nous pouvons faire face à Considération sur la métaphysique, œuvre de 1972. L’homme représenté est Saint François en habit gris traditionnel, il tient une sorte d’œuf orné d’un nœud qui se finit en corde. Autour de lui des objets géométriques sont disposés au niveau de son genoux gauche. Sur sa droite nous pouvons voir des objets de mesures et un bout de colonnes. Cet élément à la présence étonnante fait pendant à un morceau de cadre posé à gauche dans logique apparente et sortant du fond noir par sa couleur brune claire. Le fond donc, est presque entièrement noir, hormis le coin supérieur gauche où une lueur non identifiable est présente. Plus que la toile en elle-même il faut aussi regarder le cadre qui accentue ce jeu sur le cadre en mettant le coin inférieur gauche en brun clair, faisant référence au morceau de cadre perdu dans le noir. Equipo Cronica a ici emprunté l’image du Saint au Greco dans son œuvre Saint François recevant les stigmates réalisée à la fin du 16e ou début du 17e siècle. On peut également la voir au musée des Beaux-Art de Pau, au rez-de-chaussé. Le Saint est représenté sur un fond très foncé, avec une diagonale coupant le coin supérieur gauche laissant une lueur divine percer. Chez le Greco il est uniquement accompagné d’un crâne. Crâne remplacé de toute évidence chez Equipo Cronica par cet œuf. On remarquera la similitude du vêtement et du visage de Saint François. Le titre donné par Equipo Cronica, Considérations métaphysiques désigne donc ce qu’Aristote désigne comme une science, comme philosophie première. La métaphysique aurait pour but de s’élever jusqu’à la connaissance du « suprasensible » en quoi elle recoupe le domaine de la théologie. Descartes affirmera l’existence de Dieu dans Méditations métaphysiques. Saint François se distingua par une conversion en plusieurs étapes et par son vœu de pauvreté. Peut-être faut-il y voir ici un parallèle avec sa conversion qui aurait pu être tout autre en d’autres époques, ou bien en parallèle au moment de la réception des stigmates chez le Greco, un moment de remise en question chez Equipo Cronica.
Dans le prochain et dernier article sur la figuration narrative nous verrons comment les artistes ont lié leurs recherches sur une nouvelle figuration et un engagement politique.
Merci pour toutes ses découvertes !
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