
Le nu extime
La société patriarcale a toujours mis une distance entre la femme et son propre corps : de par les diktats et les censures, le corps de la femme appartient finalement au regard de l’homme. C’est par ce dernier que le corps est validé ou interdit, lorsqu’il est validé il devient objet de désir, et lorsqu’il est interdit, objet de répression. Il ne semble pas avoir d’espace où la femme détient les pleins pouvoirs sur son propre corps.
La question de la nudité a largement été étudiée et utilisée dans l’histoire de l’art, et ce dans toutes les périodes. Nous noterons tout de même, que jusqu’aux avant-gardes féministes de la seconde moitié du XXe siècle, la nudité féminine était un thème masculin. L’apparition de la photographie, de l’art vidéo et de la performance a permis aux artistes femmes de se réapproprier leur corps en le mettant en scène par et pour elles. Le nu utilisé par des artistes féministes revêt un tout autre sens – évidemment – que lorsqu’il est utilisé par un artiste homme. Nous pouvons montrer cet écart de traitement en prenant comme exemple masculin les anthropomorphes d’Yves Klein où l’artiste utilise des corps nus de femme comme des pinceaux : dans ce cas précis elles ne sont vues que comme des outils, inertes et passifs, obéissant au regard impérial du dit génie masculin.

L’utilisation féminine et féministe serait représentée par Valie Export avec sa performance « Genital Panic » où elle est entièrement habillée de cuir avec un découpage rendant visible son sexe. Ce qui importe dans cette image c’est qu’elle tient une mitraillette : par cet objet elle renverse le rapport de domination voyeur / femme en rappelant que les femmes ont tout pouvoir sur leur corps. Son aspect belliqueux et non apprêté la sort directement d’une vision érotique lascive. Elle s’expose à nous, au monde, son sexe, alors que personne ne lui a demandé. La nudité est acceptée en art, mais elle est encore soumise à des règles. Comme le rappelle William Dello Russo dans son ouvrage L’art du nu (2010) :
« La frontière entre nudité et érotisme, comme entre érotisme et pornographie, se déplace subtilement en fonction de la morale et de la culture d’une époque. […] C’est généralement l’absence d’idéalisation qui provoque le scandale »
Il est évident que Valie Export refuse à la fois l’érotisme et la pornographie puisqu’elle sort le corps féminin d’un enjeu sexuel en l’exposant de son propre chef et avec une telle frontalité. La seule frontalité de la vision du sexe qui est acceptée – et encore – est celle d’un nu artistique, idéalisé, qui rentre dans une catégorie du « beau ». Nous pouvons prendre l’exemple de L’Origine du monde de Gustave Courbet : ce sexe en plan resserré et acéphale. Ce qui compte pour l’artiste ici, n’est pas de rattacher ce sexe à une personne, une individualité, mais d’en faire une image provocatrice. Montrer ce qu’il y a de plus intime comme ce qu’il y a de plus interdit. Courbet enlève à son modèle ce qu’elle a de plus précieux et ce qui n’appartenait, jusqu’à présent, qu’à elle. Constance Quéniaux (+), en se dénudant devant Courbet s’offre au monde, en n’ayant pourtant aucune main mise sur cette représentation et son interprétation. Valie Export dans Genital Panic reprend les rennes de la visibilisation de son sexe. Elle décide où, quand, comment et surtout pourquoi.
« Se demander si, à ce point de l’histoire, les femmes sont en mesure de simplement « apprécier » le nu féminin de manière directe, non problématique, oblige à s’interroger sur la possibilité même d’une représentation positive des femmes » – Linda Nochlin

La réappropriation du corps féminin par Valie Export tient du renversement du rapport de domination entre artiste homme / modèle femme. Grâce à la performance et la photographie les artistes femmes peuvent se mettre en scène elles-mêmes, sans avoir à passer par un intermédiaire masculin. Elles entrent dans la scène artistique avec ces outils et les utilisent avec colère. Deborah De Robertis s’expose elle aussi le 29 mai 2014 devant le tableau de Courbet. Cette performance, qui fait date, la montre jambes écartées et le sexe visible sous l’œuvre de l’artiste masculin. Une voix préenregistrée répète « Je suis l’origine / Je suis toutes les femmes / Tu ne m’as pas vue / Je veux que tu me reconnaisses / Vierge comme l’eau / Créatrice du sperme », sur un fond d’Ave Maria de Schubert. Ce que montre De Robertis et qu’a voulu cacher Courbet c’est ce qui se trouve entre les lèvres, et qui devrait être visible dans la position adoptée par la modèle.
Le nu intime

Nombre d’artistes femmes utilisent à présent la photographie nue comme outil de réappropriation de leur corps mais aussi comme moyen pour leurs modèles de redevenir actives dans l’image d’elles-mêmes. Si dans les avant-gardes la question du sexe paraissait centrale, le sujet se déplace sur le corps entier chez les artistes contemporaines. Ainsi plusieurs jeunes photographes femmes explorent la question de la censure, des complexes et de l’interdit du nu dans leur travail. Nous pouvons citer Ada, son travail étant visible sur son compte instagram @brumeverte. Elle travaille les plans ciblés permettant au regard de se concentrer sur une seule zone du corps qui tend à prendre tout l’espace photographique.
« La nudité est commune, la pudeur aussi – le nu, lui, relèverait d’un choix. Et ce choix serait celui-là même qui fonde la philosophie : car le nu est la « chose même » – il est l’en-soi, il est l’essence. Ce qui nous renvoie aussitôt à la question : en quoi le nu caractériserait-il, en amont de la philosophie, un certain parti pris de la pensée dans la façon de se saisir du réel et de s’y rapporter ? » – François Julien
Se saisir du réel, se saisir des corps, de son propre corps face au patriarcat et à la pression omniprésente et quotidienne relève du défi. Se sentir maître, ou plutôt maîtresse, de soi est encore un combat féministe d’actualité. Sortir des carcans de la beauté idéalisée pour en inventer une nouvelle, c’est le travail de la photographe Pauline (instagram : @eniluapski). Avec sa série « Sensitive Surface » elle explore le corps dans son entièreté, avec ses plis et ses aléas naturels. Ce qui est jugé comme immontrable par le patriarcat, Pauline l’immortalise. L’utilisation du noir et blanc vient sortir ses clichés d’un espace temps, ils sont comme flottants. Ils suggèrent plus qu’ils ne montrent et sacralisent un corps authentique, un corps saisi dans la réalité. L’idéalisation du faux, des retouches, du caché n’a pas lieu d’être ici, puisque l’image s’intéresse à ce qui n’est pas visible habituellement. Pauline s’intéresse au nu non-sensuel, et en sortant le corps de sa vision érotisante elle photographie en fait le nu quotidien.

L’intime est ce qu’il y a de plus intérieur, l’extime est la dynamique de l’intime voulant se rendre public. Le nu extime est souvent politique : le seul fait d’imposer un corps qui n’est pas autorisé dans l’espace public, le seul fait d’exister et de le revendiquer est un affront aux règles du patriarcat. Mais cela ne doit pas cantonner le nu intime à l’érotisme et la passivité. Un nu intime peut être tout aussi puissant, nous en avons la preuve avec le travail de Pauline sur Sensitive Surface. La production contemporaine d’images nues de la part de la jeune création affirme que le sujet continue d’être un champ des possibles. L’intérêt d’une démarche par et pour les femmes et/ou les personne queer est de respecter les corps et de ne pas les essentialiser dans une posture sexuelle, leur permettre de représenter autre chose que de la sensualité et d’émettre autre chose que du désir. L’émancipation des corps passe aussi par une nouvelle représentation, qui ne cesse de se renouveler depuis la seconde moitié du XXe siècle.