Calder/Picasso, deux maîtres de l’espace

Coup de poing visuel associant deux maîtres touche-à-tout du XXe, l’exposition Calder/ Picasso au Musée Picasso mêle avec énergie les expériences plastiques des deux artistes autour de la thématique du vide et de l’espace, du 19 février au 25 août 2019. En 120 œuvres, elle met en lumière les correspondances entre leurs créations, car si les deux hommes se sont rencontrés à seulement quatre reprises, leurs recherches témoignent d’une même volonté d’explorer le vide et de le faire palpiter, aux frontières de l’art. Alliant mobiles, papiers découpés, bois sculptés, dessins, huiles sur toile, plâtres, bronzes, le parcours proposé permet d’étudier comment les deux artistes, chacun à leur manière, s’approprient l’espace, d’innovation en innovation, mettant ainsi en relation leur évolution artistique au fil du temps, et ce dans les volumes baroques et généreux de l’Hôtel Salé du Musée Picasso qui rendent toute leur densité à l’énergie géométrique de leurs travaux.

Capturer le temps

Calder (1898-1976), « sculpteur du temps » selon les mots de Prévert, capture l’espace, devant un Picasso (1881-1973) qui préfère l’explorer : « Calder ne suggère rien ; il attrape de vrais mouvements vivants et les façonne » écrit Sartre en 1949 dans Situations III. C’est la sensation que nous avons lorsque nous pénétrons dans l’exposition : un Calder qui danse autour du vide, s’approprie l’espace et le façonne, avec ses grands mobiles qui ondulent majestueusement aux plafonds. Face à lui, Picasso explore avec plus de distance les contorsions du temps et de la gravité au fil de toiles et de sculptures qui contrastent avec la légèreté de Calder. En effet, si le maître espagnol sculpte l’espace, ce n’est pas pour le capturer mais pour le questionner. Cette dissension se ressent dès le début de l’exposition, avec la mise en scène des Baigneurs en bronze de Picasso (1956, Musée Picasso) placés sous l’égide des tourbillonnants nénuphars rouges de Calder (1956, musée Guggenheim) : les lourds baigneurs demeurent statiques tandis que les nénuphars flottent et dansent au-delà de la pesanteur humaine. Il en va de même pour la Petite fille sautant à la corde (1950, Musée Picasso) placée sous une autre constellation colorée : Picasso défie la pesanteur tout en y restant soumis, donnant à son saut un aspect massif, tandis que Calder l’apprivoise et joue avec l’espace.

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Dans cette étourdissante danse du vide, on regrette néanmoins l’absence des croquis de danseurs réalisés par Picasso dans les cafés-concerts ou auprès des ballets russes, dont les lignes frémissantes auraient fait bel effet aux côtés de la vibrante Joséphine Baker en fil de fer de Calder. Cette petite incursion dans le domaine de la danse, que Picasso chérissait particulièrement et qui avait donné lieu à une exposition l’année dernière au Palais Garnier, aurait permis de revenir sur sa façon dynamique de capturer, dans l’instant, le temps en mouvement. Pour autant, l’exposition demeure très documentée sur la thématique proposée (de nombreuses citations d’artistes et de théoriciens viennent éclaircir ce rapport à l’espace chez les deux maîtres) et l’aspect particulièrement intéressant résidait dans la mise en lumière, au-delà de la danse de l’oeuvre autour du vide et des problématiques de la tridimensionnalité, de cette fascination pour le vide qui liait les deux artistes et rend leur union au sein d’une même exposition éminemment convaincante.

Dompter le vide

« Picasso a toujours voulu faire une sculpture qui ne touche pas le sol » se remémore Françoise Gilot dans Vivre avec Picasso : se confronter au vide, pour le maître espagnol, c’est un terrain de création à la fois enchanteur et sorcier. Cette fascination pour le vide est particulièrement éloquente pour les deux artistes chez qui l’on remarque, en effet, une recherche de simplicité, une même volonté de schématiser, condenser, dépouiller le réel, que ce soit à travers les fils de fer et mobiles de Calder, ou les huiles à la ligne et à la couleur pure de Picasso. Aussi, au fil de l’exposition, c’est vers cette sensation de légèreté, d’apesanteur que nous naviguons. Cette progression est particulièrement patente dans la mise en relation des études de taureaux de Picasso (1945-46, Musée Picasso) avec les Scarlet Digitals du maître américain (1945, New York, Calder Foundation). On ressent chez les deux hommes cette même recherche de la vérité du sujet : « C’est tout simplement le superficiel qui est parti de lui-même » affirmait Picasso.

 

Cette simplification des formes, dont la progression de l’exposition rend compte, nous donne une des clefs du passage à l’abstraction, ainsi nous voyons se succéder avec fluidité les sculptures figuratives en fil de fer, peu à peu dépouillées (Le Lanceur de poids de Calder, aux formes simplifiées à l’extrême, est réduit au mouvement à l’état brut) et les constellations qui surplombent le visiteur, de même les traits du maître espagnol qui se condensent et s’épurent. Les formes et les couleurs l’emportent peu à peu sur la figure humaine.

Sublimer l’espace

4.pngDe même, les volumes s’étendent et se libèrent, se monumentalisent (avec l’impressionnant stabile La grande vitesse de Calder, 1969, New York, Calder Foundation), et tendent ainsi à la création d’un nouveau rapport au spectateur : l’artiste ne lui présente plus des couleurs figées sur une toile, mais un espace à explorer. Le parcours proposé par l’exposition se fond dans cette idée aux teintes très contemporaines. Chaque visiteur perçoit différemment, selon la lumière, l’atmosphère, les œuvres exposées.

En somme, cette exposition aura permis de faire ressortir les points communs et différences entre ces deux artistes majeurs du XXe siècle, les tensions qui animent leur art et leur progression dans leur rapport à l’espace. Leurs œuvres ainsi réunies acquièrent une force inédite : si l’on connaît bien les deux maîtres, leur mise en relation ouvre sur une conception nouvelle de leur art et permet de faire ressortir des problématiques moins étudiées, de voir les œuvres d’un autre œil : les constellations de Calder nimbent les œuvres de Picasso d’une atmosphère onirique. Ainsi, la confrontation donne à leurs travaux une sensualité moderne, tout en annonçant l’intérêt grandissant des artistes contemporains pour la notion d’espace et de vide, à l’instar de Tomas Saraceno qui, lors de sa résidence au Palais de Tokyo cet hiver, revient sur ces problématiques de l’espace, en peuplant le musée de poussières cosmiques et autres toiles d’araignée : pour exposer, désormais, il convient de faire exploser le lieu.

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Ninon Ribot

 

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