
L’affiche n’a pas fini de nous surprendre… En témoigne l’exposition Fiesta Grafica, visible jusqu’au 7 mai 2019 à la Maison de l’Amérique Latine, qui réunit une sélection de productions graphiques réalisées par des artistes latino-américains de neuf pays. Si elle n’a pas fini de nous surprendre, c’est parce qu’on oublie trop souvent qu’au delà de la publicité design, l’affiche a su se trouver une place en tant qu’art émancipé. La discipline née en France à la fin du XVIIIè siècle a tant évolué que des grands prix lui sont aujourd’hui consacrées dans toutes les grandes capitales. Du Mexique à la Terre de Feu, un vaste réseau d’amitié et un très fort lien culturel a réuni dix-huit artistes et collectifs via les commissaires de l’exposition, Michel Bouvet et Daniel Lefort. Michel Bouvet, dont les affiches sont régulièrement affichées dans les couloirs de métros et les colonnes Morris, propose lui aussi une sélection d’oeuvres personnelles telles des photographies prises lors de ses voyages à travers le continent américain. Enfin, une partie de l’exposition est consacrée au procédé créatif. Croquis préliminaires, production des objets nécessaires et produits dérivés viennent enrichir l’exposition.
« L’affiche est un poème » German Montalvo
Explorer les médiums graphiques
Au-delà de l’évidente hétérogénéité qu’implique une exposition réunissant différentes personnalités, une remarquable particulière est l’utilisation de médiums que l’on considère comme désuets en Europe Occidentale et en Amérique du Nord. C’est ainsi que le brésilien Rico Lins utilise un système d’encrier qui lui permet d’avoir une image unique pour chaque tirage, dotant ses affiches d’un caractère précieux.

Gilselle Monzón perpétue quant à elle une tradition graphique cubaine. Il est important de préciser que l’île dispose d’un statut exceptionnel parmi les pays présentés. En effet, l’arrivée de la sérigraphie dans les années 1940 fait de Cuba l’une des nations les plus avancées en matière d’affichage, jusqu’à atteindre un âge d’or lors de la révolution au cours des années 1960. L’énorme patrimoine graphique havanais s’est fait oublier à la suite de la chute du bloc communiste. Giselle Monzón renoue donc avec une pratique d’héritage, et en faisant de l’utilisation systématique de la sérigraphie sa marque de fabrique, elle réduit drastiquement ses contraintes financières.
Beaucoup explorent une palette d’outils en rupture avec l’ère du numérique : sérigraphie, gravure, dessin, peinture, collage, photographie… En découle alors une véritable stimulation dans la liberté des formes. On doit probablement cette tendance à l’alternatif, à la formation même des exposants issus de l’architecture, du design, de l’art plastique ou de la photographie.
« Tan lejos de Dios y tan cerca de Estados Unidos »
Un art contemporain fait de mythes et de traditions populaires
On doit à l’homme d’État Porfirio Diaz une phrase qui sera restée célèbre : « Pobre México, tan lejos de Dios y tan cerca de Estados Unidos » (« Pauvre Mexique, si loin de Dieu et si proche des Etats-Unis »). On peut aisément élargir l’énoncé à la moitié du continent, sous tutelle américaine tant sur le plan économique que sur le plan culturel jusqu’aux années 1970. C’est à compter de cette date qu’on peut parler d’un graphisme proprement sud-américain, celui-ci étant auparavant le monopole des super-boîtes de graphisme new-yorkaises. Conserver ses repères culturels et renouer son identité avec devient alors un enjeu majeur pour toute une génération de jeunes artistes.
Le français Michel Bouvet, autour de qui toute l’exposition s’est organisée, se proclame « latino de coeur ». Le territoire qu’il sillonne depuis une trentaine d’années a influencé son travail coloré et c’est autour des amitiés nouées pendant son chemin que s’articule l’exposition. Une question s’impose alors ; qu’est-ce qui distingue ce graphisme qui l’aura tant inspiré, et de quoi de quoi se nourrit-il ? Rares sont les immensités terrestres à avoir su conserver un lien culturel aussi fort, notamment grâce à une langue commune, à une religion partagée, à une histoire parallèle. Mais, les productions qui en immergent sont disjointes et singulières.
Ci-dessous une sélection de quelques exemples significatifs :
A gauche, par la réinterprétation des iconographies religieuses aztèques et mayas, le mexicain German Montalvo nous fait part d’un imaginaire stylisé et audacieux. Au centre, les argentins du Colectivo Gráfico Onaire et Mono Grindaum retranscrivent l’environnement dans lequel ils ont grandi, c’est-à-dire la culture trash propre à la dimension urbaine des mégalopoles latino-américaines. A droite, le collectif Atolón de Mororoa reprend la pittoresque thématique de la « fête des morts », dont le folklore résonne à l’échelle mondiale.
De l’iconographie précolombienne au graffiti insurgé en passant par l’art baroque du Haut-Pérou colonial ou à l’omniprésence du catholicisme dans la vie quotidienne, tout exhorte à la création. Il est aussi à noter que certains repoussent les frontières : Veleste Preito instaure par exemple un dialogue graphique avec les indiens Tomaraho Chamcoco de la forêt paraguayenne à travers les dessins d’une chamane. Quant à l’équatorien Pablo Uturrales, il cite les chroniques gravées en espagnol d’un indigène du XVIIème siècle.
On en retient, en outre, un usage immodéré de la couleur, polychromie qui sera le filon scénographique car les murs peints de l’exposition servent à différencier les pays des exposants.
« Une bonne oeuvre graphique est synonyme de développement, de dignité humaine » Martha Granados
L’encrage dans une réalité sociale et historique
Bien que riche d’une oeuvre graphique hétéroclite, la cohésion de l’exposition est assurée par un engagement socio-politique certain. Cet engagement n’est pas anodin ; la seconde moitié du XXème siècle est pour l’Amérique Latine une période d’instabilité politique marquée par des coups d’Etat réguliers, bien souvent précurseurs de dictatures. Les orientations sont plurielles, mais qu’elles soient progressistes, anticommunistes ou conservatrices, censure et répression militaire sont alors monnaie courante.
Les procédés utilisés par les artistes diffèrent et leur implication est inégalement prononcée. Mais, tous font, comme le dit très justement le commissaire d’exposition, « de la création graphique l’instrument de leur engagement ». Exprimer son avis politique aussi ouvertement peut s’avérer être un exercice périlleux : « Le Mexique est le pays en paix le plus dangereux au monde pour les reporters » indiquait Reporters Sans Frontières dans un rapport en 2017. Le courage dont font preuve certains de ces graphistes est donc honorable. Certaines de leurs affiches sont entrées dans la sphère publique en étant reprises lors de manifestations.
Prenons pour exemple Natalia Iguiñiz Boggio, née à Lima en 1973, trois ans après un d’État national-réformiste. Au Pérou, 70 000 victimes moururent durant les années 1980 et 1990 suite à des conflits civils. Elle est active au sein de groupes militants, son travail s’est donc tout naturellement enraciné en tant que manifeste politique. Elle aborde des questions citoyennes comme le harcèlement sexuel et le droit des femmes, l’exercice de la démocratie ou encore la mémoire nationale.
L’affiche de gauche titre : « Nous sommes / l’exception des droits du travail / Nous exigeons un projet de loi qui ne nous exclue pas des droits du travail » suivi d’une liste de revendications comme la réglementation des heures de travail, la sécurité sociale, une proposition de congés minimums, la réclamation du salaire minimum… Les affiches de droite reprennent le moyen le plus fréquemment utilisé au Pérou pour annoncer les tournées de groupes de musique populaire. Elle détourne ces éléments tape à l’œil qui ornent les murs des villes pour en faire une affiche politique accessible à toutes les strates de la société. Difficilement traduisibles car jouant avec humour sur les mots et les les coutumes locales, elles appellent à des élections propres et à la fin des pratiques frauduleuses.
Tous étant peu ou prou socialement impliqués, il serait redondant de tous les citer. On pourra néanmoins saluer le travail du duo argentin El Fantasma de Heredia qui travaille pour Greenpeace ou les cinq membres de Colectivo Grafico Onaire qui collaborent avec des associations en faisant directement intervenir dans la production écoliers, malades ou incarcérés. Le mexicain Benito Cabanas conseille l’UNESCO en tant que consultant graphique. Quant à Alejandro Magallanes, il a été premier prix à la Biennale de l’affiche politique de Mons (Belgique) en 2004.
Tous enfin s’emploient à faire connaître la culture locale/indigène à un niveau international. Si leur travail s’inscrit dans un système capitaliste, c’est nécessairement pour diffuser des produits à vocation culturelle (affiches de théâtre, cinéma, concerts ou festivals, pochettes de disques, catalogues d’exposition, couvertures de livres, etc). Oeuvrer pour un directeur de théâtre ou un parti politique n’implique pas les mêmes enjeux que de faire une publicité pour de la lessive. Le graphiste est ici un auteur qui s’adresse à un public consciemment, qui établit des processus créatifs complexes et prend des risques en théorisant ses recherches. On dépasse donc largement le slogan esthétisé ou la propagande culturelle, notions à laquelle certains voudraient réduire l’affiche.
L’exposition « Fiesta Grafica » se tient au sous-sol de la Maison de l’Amérique Latine du 217 Boulevard Saint-Germain à Paris. Ouverture du lundi au vendredi de 10h à 20h, et samedi de 14h à 18h.
Écrit par Angelina Le Leuxhe