
Jusqu’au 30 juin se tient au musée du Luxembourg la première rétrospective sur l’art décoratif des Nabis, un petit groupe d’artistes français qui se crée à la fin des années 1880. Organisée en 5 salles, l’exposition présente les œuvres de plusieurs des artistes du groupe tout en mettant l’accent sur des thématiques récurrentes comme la femme au jardin, le japonisme ou l’importance du sacré…
Article co-écrit avec Céline Galy
Qui sont les Nabis ?
Groupe aux contours flous, les Nabis sont principalement composés de Maurice Denis, Paul Ranson, Paul Sérusier, Edouard Vuillard et Pierre Bonnard. Ils se rencontrent pour la plupart à l’Académie Jullian, une école d’art parisienne très réputée à la fin du XIXe siècle.
Le nom du groupe a une signification toute particulière, puisque « nabi » signifie prophète en hébreu ou en arabe. Ces artistes se voient comme les prophètes d’un nouvel art qui veut abolir les frontières entre art et arts décoratifs. A la manière des artistes anglais des Arts & Crafts, les Nabis produisent aussi bien des tableaux de chevalet que des œuvres décoratives : paravents, papiers peints, mobilier voir abats-jours.
Les Nabis ne dureront qu’une petite décennie et vers 1900, le groupe se sépare. C’est cette courte période que présente l’exposition du musée du Luxembourg par le prisme des arts décoratifs et des obsessions picturales de ces jeunes peintres.
La femme au jardin
Si les Nabis ont une production dans les arts décoratifs protéiforme, il est possible d’identifier des sujets communs entre les différents artistes du groupe.
L’exposition commence donc par un thème qui se révèle récurrent chez les peintres nabis : la femme au jardin. A l’opposé de la femme fatale, dangereuse, séduisant et conduisant l’homme à sa perte, le modèle de la femme au jardin est une femme rassurante, le plus souvent une sœur, une fiancée, ou un modèle régulier de l’artiste.
C’est en 1891 que le peintre Pierre Bonnard associe pour la première fois femme et fleur dans un de ses tableaux. Par la suite, le reste du groupe nabi reprend cette imagerie comme Maurice Denis avec un ensemble de quatre tableaux à destination d’une chambre de jeune fille peint entre 1891 et 1892.
Chez Denis les femmes évoluent dans un jardin changeant, car soumis à l’évolution des saisons. Par ailleurs ces pastels étant dispersés dans plusieurs musées, il s’agit de la première fois où ils sont toutes réunis pour recréer l’ensemble d’origine.
En 1894, Vuillard reçoit la commande de neuf panneaux qui constituent un cycle sur les jardins publics. Le thème du jardin est alors un prétexte pour une dilatation de l’espace, où le lieu n’est plus reconnaissable (est-ce les Tuileries ?), ni les distances entre les éléments, ou la place des personnages par rapport aux arbres. Il est l’illustration de l’intérêt pour l’abstraction vers lequel tendront d’autres artistes nabis, comme Maurice Denis à la fin de sa vie, où les couleurs prédomineront sur le sujet.

Peindre et décorer les intérieurs
Au-delà du jardin, les Nabis vont également représenter les intérieurs et les décorer. Edouard Vuillard est un des premiers à recevoir des commandes pour des intérieurs privés. Dans un ensemble de cinq tableaux pour le couple Thadée et Misia Natanson, des collectionneurs, il y livre une vision très intimiste, où les femmes sont omniprésentes. Misia Natanson, grande figure de l’intelligentsia parisienne de l’époque dont Vuillard et la majeure partie du mouvement nabi était amoureux, est notamment portraiturée dans le corsage rayé, à gauche, au premier plan.
Cette ambition décorative est soutenue par d’autres mécènes comme Siegfried Bing qui possède un magasin parisien, la Maison de l’Art Nouveau, consacré exclusivement aux arts décoratifs.
Bing commande plusieurs œuvres aux Nabis pour sa galerie. Parmi elles, une frise décorative de Maurice Denis en 1899. Le galeriste propose d’y associer des meubles de Gallet, qui n’appartient pas au mouvement nabi mais s’apparente plutôt à l’Art nouveau, mais Denis refuse. Il veut réaliser ses propres meubles, et cette expérience sera un échec. L’ambition des Nabis ne se conjugue pas ainsi toujours avec le succès. Quatre ans plus tôt, Siegfried Bing avait déjà commandé un ensemble décoratif à Paul Ranson, que l’exposition présente dans un espace dédié, où les meubles étaient d’Henry Van de Velde, un artiste belge proche de l’Art nouveau.

Le marchand d’art est également très important pour l’évolution du mouvement nabi puisqu’il organise en 1890 une exposition sur l’estampe japonaise qui marquera le groupe artistique.
Le troisième espace de l’exposition est ainsi consacré au japonisme, ou l’influence des arts décoratifs japonais sur les artistes français à la fin du XIXe siècle. Les Nabis collectionnent les estampes extrême-orientales, comme Paul Ranson qui les reprenait dans sa série pour Siegfried Bing.

L’extrême diversité des supports artistiques adoptés par les Nabis s’exprime dans cette partie de l’exposition notamment par d’étonnants cartons de vitraux. Le style cloisonné des verrières est recréé par l’aplatissement des formes et la simplification de la ligne qui leur confèrent une sobriété toute graphique.
Mais les objets les plus surprenants sont les projets d’abats-jours, nombreux, comme celui du Trottoir roulant appartenant à une collection privée.

Cette oeuvre de Maurice Denis parvient à représenter sur un support aussi contraint une petite histoire : une fillette échappe à sa mère et grimpe à toute vitesse sur les marches d’accès du « trottoir roulant » une attraction de l’Exposition Universelle de 1900, qu’elle meurt d’envie d’essayer. Mais déséquilibrée, elle tombe et n’est sauvée que de justesse.
Les Nabis remplissent ici parfaitement leur mission d’abolition des frontières entre art et artisanat et de diffusion du Beau partout, jusque dans les intérieurs. Il est aussi pleinement de son temps, à une époque où l’électricité s’invite dans les espaces intérieurs et naît le premier projet cinématographique.
Un peu plus loin, un ensemble de très beaux papiers peints saturent l’espace de leurs motifs floraux et animaliers. Aux antipodes d’un art savant, l’art nabi est ici proche de la Nature, joyeux et vivant. Tout sujet peut ainsi être transcendé en motif artistique, y compris des thèmes pourtant liés à l’enfance comme Les Canards de Paul Ranson.

Sacralité
La quatrième salle de l’exposition explore le thème des rites sacrés. Ici, on est dans le domaine des réalités supérieures : la philosophie, l’Histoire des religions, ainsi que des légendes peuplées de créatures fantasmées deviennent des sources d’inspiration essentielles pour les Nabis.
Suite à la séparation du groupe autour de 1900, un grand nombre de ses artistes se tourneront ensuite vers des spiritualités orientales comme l’orphisme.

Un très bel exemple est le décor de Sérusier, Femmes à la source, qui met en scène une procession de femmes, peut-être des fées, dans une forêt toute droite sortie de légendes bretonnes.
Elles dessinent un arabesque+ menant à un lac où se reflète un ciel doré évocateur d’icônes médiévales. Par ces formes imaginaires, l’artistes se fait l’intermédiaire entre le spectateur et les forces mystérieuses qui se révèlent dans sa toile.
Cette sacralité apparaît également chez Maurice Denis notamment dans les esquisses d’un décor dont on ne conserve que des fragments. Sur ces dessins, dansent des êtres angéliques sur une musique sacrée. Denis fait ainsi le lien entre terrestre et céleste. Remontées en paravent, elles sont le souvenir d’un décor malheureusement disparu.

L’exposition se clôt par un autre cycle du même Maurice Denis consacré à la légende de Saint-Hubert, commandé par le baron Cochin pour son cabinet de travail. Hubert, en pleine chasse à courre voit soudainement surgir de la forêt un cerf dont les bois portent une croix ; il comprend alors qu’il s’agit d’une apparition divine et se convertit au christianisme. Pour Maurice Denis, ce récit est le prétexte pour représenter la chasse et son decorum dans un cycle où chaque panneau à son atmosphère propre.

L’artiste restitue parfaitement la course frénétique qui mène au moment crucial où l’animal va être abattu. La lumière de l’incendie avive la cruauté et l’horreur de ce qui se joue, pour terminer finalement avec une image apaisée de toute la famille Cochin, en prière.
Conclusion
Cette très belle exposition réussit à plonger le visiteur dans l’univers des artistes nabis, pourtant si particulier, et leurs décors qui renouvellent si radicalement l’ornementation des intérieurs. Adaptés à la vie moderne, ils expriment également des thèmes à forte portée symbolique. Si l’art nabi est antinaturaliste, c’est parce qu’il est inspiré par les visions intérieures de ces artistes et qu’il parvint à recréer un espace mental aussi mystérieux qu’envoûtant.

Envie d’en savoir plus sur les Nabis ?
- Jusqu’au 2 juin 2019 au musée d’Orsay se tenait une exposition consacrée au Talisman de Paul Sérusier, peint en 1888 à Pont-Aven où le paysage n’est plus que couleurs pures et synthétiques : Le Talisman de Sérusier, une prophétie de la couleur
- Tout un étage du musée d’Orsay est réservé aux arts décoratifs des Nabis. Rendez-vous au niveau 2 du pavillon Amont section « Décors modernes 1905-1914 ».
Les Nabis et le décor jusqu’au 30 juin 2019 au musée du Luxembourg
Commissariat
Isabelle Cahn, conservatrice générale des peintures au musée d’Orsay ;
Guy Cogeval, directeur du Centre d’études des Nabis et du symbolisme
Scénographie
Hubert Le Gall, assisté de Laurie Cousseau