Keith Haring, Fight Aids

« Après que l’un de mes ex-amants tomba malade, il devint évident que je finirai par tomber malade à mon tour ; d’ailleurs certaines personnes avec lesquelles j’avais eu des rapports précédemment étaient déjà décédées » – Keith Haring

Keith Haring (1958-1990) est un artiste états-uniens principalement connu pour ses dessins synthétiques de personnages à quatre pattes et de chiens. Figure incontournable de l’art contemporain, il occupe une place particulière notamment dans l’art engagé : beaucoup de ses œuvres pointent du doigt le racisme, l’apartheid en Afrique du Sud, la pollution, les guerres mais aussi l’épidémie du sida et l’inaction gouvernementale.

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Keith Haring, Autoportrait (1985)

Son affirmation, qui peut sembler terriblement défaitiste, ne peut que rappeler l’ambiance lourde dans laquelle évoluait la communauté gay américaine dans les années 1980. L’épidémie du sida fait rage, la communauté homosexuelle est désignée comme coupable, comme un « groupe à risque ». On rappelle que l’identification des premiers cas l’ont été dans les milieux gay nord américains au tout début des 1980. Cette histoire occidentale du sida est marquée par les différentes appellations données à cette maladie dès le début : gay pneumonie, gay cancer ou encore gay plague (= peste des homosexuels). Ces noms ont marqué la perception que l’opinion public pouvait avoir sur la maladie, alors que dans le même temps étaient enregistrés les mêmes symptômes chez des hétérosexuels. Comme l’écrit Michael Rinn dans « Les discours sociaux contre le sida » (2002) le choc psychologique de l’épidémie a été tempéré par le fait qu’elle touchait en majorité des communautés marginalisées. Les épistémologistes avaient d’ailleurs désigné quatre coupables sous le nom du « club des quatre H » : homosexuels, héroïnomanes, Haïtiens et hémophiles (ou souvent hookers, c’est-à-dire travailleur-euses du sexe). Gisela Bleibreu-Ehrenberg conclut que dans ces années-là l’opinion publique avait réalisé une relation de cause à effet systématique entre sida, homosexualité et mort. Ce stigmate social s’est donc transféré sur les malades, mais aussi sur tous les homosexuels. Cet isolement social dans lequel ont été mis ces populations marginalisées va être quelque peu revu puisqu’en 1983 c’est l’isolement du virus et dans l’été 1985 la mise au point du test sérologique de dépistage et sa diffusion. Le nombre d’hétérosexuel·les infecté·es apporte une nouvelle appréhension du virus chez le public. Mais le stigmate reste imprégné, on peut ici reprendre l’expression de Goffman :

« Les personnes affligées d’un certain stigmate acquièrent en général une même expérience de leur sort et connaissent des évolutions semblables quant à l’idée qu’elles ont d’elles-mêmes, parcourent en d’autres termes, un même ‘itinéraire moral’ »

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Act Up New York

C’est cette expérience commune qui va amener à la création de groupes de prévention et d’action comme Act Up (1989). Ce dernier est notamment connu pour son logo : un triangle rose sur fond noir, marque distinctive des homosexuel·les dans les camps de concentration nazis. Ce visuel est en fait créé par le collectif SILENCE – DEATH Project qui rejoindront Act Up. On retrouve ce motif dans l’une des œuvres de Keith Haring et ce n’est pas la seule référence à Act Up dans son corpus. Keith Haring développe un dessin épuré où la ligne devient seule figuration et résume tout l’objet représenté :

« Le dessin est ‘achevé’ dès l’instant où tu commences avec le premier trait. Il y a des endroits où tu peux ‘arrêter’ le dessin et le déclarer ‘terminé’ jusqu’à ce que le temps et l’espace soient eux-mêmes ‘terminés’. Il y a toujours un nombre infini de choses que tu peux ajouter à la composition, le problème est de savoir quand s’arrêter. La beauté, c’est savoir quand s’arrêter. Je choisis quand m’arrêter, mais mon travail n’est à la fois jamais et toujours ‘terminé’ »

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Keith Haring, Untitled (aids (1985)

Keith Haring commence à traiter du sida dans ses œuvres au milieu des années 1980, on peut citer par exemple Autoportrait (1985) qui se distingue par cette multiplication des points rouges sur son propre visage, visant à symboliser la propagation du virus, tout comme les plaques pouvant apparaître sur la peau des malades. Nous ne savons pas exactement si Keith Haring était déjà au courant de sa séropositivité, ses biographes datent l’annonce de 1988, mais il pouvait le soupçonner au vu du nombre de ses relations diagnostiquées. Le tableau Untitled (aids) (1985) est d’un jaune impressionnant où le personnage au centre est marqué – au sens littéral du terme – par la maladie. Les crânes et les squelettes qui l’entourent représentent la mort imminente, comme quelque chose d’irrémédiable, de constant, d’oppressant. Cette marque, cette croix rouge, symbolise le stigmate social subi par les malades du sida et les membres de la communauté homosexuelle par extension.

 

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Keith Haring, Safe Sex (1988)

La prévention est un thème qui le préoccupe particulièrement : il va multiplier les dessins sur ce sujet, en espérant pouvoir toucher les autres membres de sa communauté. Safe Sex (1988) est signé l’année où – supposément il apprend sa séropositivité -. Il promeut une pratique du sexe mais protégée, son but n’étant pas de censurer sa communauté mais de la prévenir. Keith Haring prend l’habitude de représenter le sida comme une sorte de serpent à la gueule ouverte avec une langue ondulée et longue, parfois une dentition qui accentue l’agressivité du motif.

On le retrouve dans Stop Aids et dans la fresque qu’il réalise pour le MACBA (musée d’art contemporain de la ville de Barcelone, Catalogne) en 1989. On peut souligner l’attachement de l’artiste à répondre positivement aux institutions lorsqu’elles l’invitaient à réaliser des fresques dans le lieu d’exposition et/ou l’espace public. Haring répète sans cesse sa volonté de produire un art pour tou·tes et accessible à tou·tes :

« Le public a droit à l’art. Le public a été ignoré par la plupart des artistes contemporains. Le public a besoin d’art, et il est de la responsabilité de ‘l’artiste autoproclamé’ de comprendre que le public a besoin d’art, et de ne pas faire de l’art bourgeois pour quelques-uns seulement, tout en ignorant la masse. L’art est pour tous »

Il sera sujet de débats houleux lorsqu’il monte son magasin et commercialise des objets issus de sa pratique artistique. C’est aujourd’hui monnaie courante dans les musées, mais à son époque cela créait une rupture entre l’art pour l’élite, pour les collectionneur·euses, et l’art populaire, déclassé, accessible au plus grand nombre. L’argent récolté lui permet notamment de créé en 1989 la Keith Haring Foundation chargée de venir en aide aux enfants et de soutenir les organisations qui luttent contre le sida. Sa fondation prolonge son engagement bien après sa mort, survenue à ses 31 ans, et permet le financement de programme de soutien aux personnes séropositives. On peut noter cet oubli volontaire, dans l’histoire de l’art, de signifier sa séropositivité ainsi que son engagement dans la prévention contre l’épidémie du sida et sa solidarité avec les personnes séropositives. Cette omission va dans le sens de l’invisibilisation des personnes séropositives dans l’art et a fortiori dans la société. Nous pouvons considérer cette mise à l’écart comme une continuité du stigmate social issu des années 1980.

 

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Lectures indicatives :

François Delor, Séropositifs, Trajectoires identitaires et rencontres du risque (1997)
Patrice Pinell, Une épidémie politique (2002)
Michael Rinn, Les discours sociaux contre le sida (2002)
Musée d’art moderne de la ville de Paris / Paris-Musée, Catalogue de l’exposition Keith Haring, the political line (2013)

2 commentaires

  1. Son combat pour l’appropriation de l’art pour le plus grand nombre définitit l’engagement de toute sa vie! De la même façon, investit dans la prévention et la connaissance de ce fléau qui a ravagé dés le début des années 80 il en a fait son combat ! Merci pour cette chronique !

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