
Il y a deux ans à la même époque, Sarah écrivait déjà un article sur le matrimoine :
Les initiatives autour du matrimoine sont autant de projets artistiques, historiques et sociaux. Grâce à eux, les créations de femmes et leur apport à l’Histoire sont de plus en plus mis en lumière : la femme n’est plus seulement muse mais bel et bien actrice.
L’objectif de cet article ne sera donc pas de construire à nouveau une définition du matrimoine mais plutôt de poursuivre la réflexion dans la même direction, les soubassements du patriarcat n’étant pas miraculeusement tombés en poussière au cours des deux dernières années. Tout d’abord, il nous faut adresser de grands remerciements à l’association HF, qui oeuvre depuis 2015 pour la reconnaissance des femmes au sein des milieux artistiques et ailleurs. C’est d’ailleurs auprès de la branche bordelaise de l’association que l’article a pu se nourrir, lors de l’événement “Je ne suis pas femme de, je suis”.
Qui sont-elles ?

Des regards curieux et légèrement perplexes se posent sur les grands panneaux ornés de photographies et de noms : mais qui sont toutes ces femmes ? C’est là la grande question de la soirée : il nous faut mettre des trajectoires de vie sur les visages méconnus ou oubliés de femmes qui nous ont pourtant laissé d’importants héritages. Nous sommes ici au cœur de ce qu’est le matrimoine, la mémoire défaillante de tout ce que l’on doit à celles qui nous ont précédées. Ce soir, il est temps de la rafraîchir un peu, cette mémoire, avec trente-quatre portraits de personnes qui ont marqué notre histoire à leur singulière manière et ont bien trop souvent été laissées pour compte, oubliées ou réduites à leur statut marital. Pour ne pas rendre cet article indigeste, concentrons-nous ici sur trois de ces figures : Dora Maar, Alma Reville et Elsa Triolet.

Dora Maar était une photographe d’origine croate, née en 1907 et proche du mouvement surréaliste. Après des études dans une école de photographie, à l’académie Jullian et à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, elle travaille comme photographe à Barcelone, puis à Londres et revient finalement à Paris. C’est dans la capitale française qu’elle rencontre Pablo Picasso, par l’intermédiaire de Paul Eluard. Elle l’introduit auprès des surréalistes, il la prend pour sujet de beaucoup de ses toiles et l’invite à se tourner vers la peinture, elle qui se passionnait alors pour la photographie. Retirée dans une maison offerte par le peintre, dans le Vaucluse, elle se laisse aller à des œuvres tragiques qui ne quitteront son atelier qu’à titre posthume. Elle meurt finalement en juillet 1997 à Paris, plus de cinquante ans après la fin de leur aventure extra-maritale ; c’est à travers le prisme de cette relation qu’elle est principalement connue.

Alma Reville est quant à elle très peu connue, et pour cause : elle a passé la plupart de sa vie dans l’ombre de son trop prestigieux mari, Alfred Hitchcock. Aux côtés de celui que l’on appelle le Maître du suspense, elle contribue à tous ses plus grands films. Assistante réalisatrice pour L’inconnu du Nord-Express, Fenêtre sur cour, Psychose, Les oiseaux et de nombreux autres films, scénariste de Soupçons ainsi que de L’ombre d’un doute, monteuse parfois, cette femme est un rouage indispensable de l’oeuvre d’Hitchcock. La reconnaissance de son travail ne va cependant pas plus loin qu’une mention de son nom au générique, et elle n’est même pas systématique ; qui plus est, on ne trouve aucune photo d’elle sans son mari.

Elsa Triolet n’est pas seulement l’épouse de Louis Aragon et sa muse dans le très célèbre recueil Les Yeux d’Elsa. A son actif, de nombreux poèmes en russe et en français ainsi que plusieurs romans, comme Roses à crédit. En 1944, elle devient la première femme à obtenir le prix Goncourt pour son recueil de nouvelles, Le premier accroc coûte 200 francs, dont le titre fait référence à un message codé diffusé à la radio pendant l’Occupation. En plus de son activité d’écrivaine, Elsa était également très engagée dans les luttes politiques : fervente Résistante, elle assiste au procès de Nuremberg en 1946 et écrit un reportage à ce sujet pour Les lettres françaises ; militante pour le Parti communiste aux côtés de son mari, elle garde cependant un regard très critique sur le stalinisme.
Interview : Lolita Cornuaud, masterante en histoire de l’art et en études sur le genre, militante pour HF Bordeaux

Marion : Comment t’es venue l’idée d’organiser cet événement ?
Lolita : L’idée m’est venue avec Mélissa, qui fait partie des fondatrices d’HF Bordeaux (bientôt relié à HF Nouvelle Aquitaine). On a voulu faire une soirée pour les Journées du Matrimoine, et l’idée était de trouver des points communs aux femmes dans le milieu de la culture pour proposer de la visibilité. Comme c’est mon domaine d’études, j’ai pensé à mettre en avant celles que l’on considère comme « femme de » afin de montrer qu’elles sont bien plus qu’un nom rattaché à un homme. À partir de là, Melissa a proposé le Qui Est-ce comme principe basé sur le jeu « Who’s she ? » de Playeress.
Marion : Peux-tu me parler d’une femme en particulier, qui aurait retenu ton attention ?
Celle pour qui j’ai une affection particulière est Vera Nabokov, que l’on connaît majoritairement à travers les dédicaces de Vladimir Nabokov au début de ses livres et… c’est tout. En réalité, sans elle nous n’aurions certainement pas accès à l’œuvre de son mari. C’est elle qui a tapé ses ouvrages à la machine à écrire, c’était aussi son agent littéraire, sa juriste, sa conseillère fiscale, sa garde du corps. Elle s’occupe d’absolument tout ce qu’on ne voit pas mais qui est nécessaire pour la publication d’un livre, et elle a elle-même écrit des lettres auxquelles nous n’avons jamais eu accès.
Marion : Pourquoi mettre en avant le matrimoine te semble-t-il important ?
Lolita : Le matrimoine pour moi est absolument nécessaire pour qu’on se rende compte que nous aussi on a une histoire, un héritage, des femmes qui étaient bien présentes et qui sont des inspirations pour la plupart. Je suis souvent ramenée à l’inscription sur le Panthéon, la fameuse « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante » et je me dis pourquoi pas nous ? Pourquoi pas « Aux grandes femmes, la matrie reconnaissante » ? Comme on nous a pas vraiment laissé le choix que d’étudier uniquement des hommes dans l’Histoire, je me dis que ça peut être pas mal de nous réapproprier ça et puisque personne n’a l’air encore trop décidé pour que ça avance, autant le faire nous-mêmes.
Qu’est-ce qui t’a donné l’envie de militer pour l’association HF, et pas une autre ?
Lolita : J’ai eu envie de militer pour HF parce que je trouvais qu’à Bordeaux on manquait cruellement d’initiatives pour revaloriser la place de la femme, que ce soit dans la culture ou même généralement dans la rue. On est totalement invisibilisées au quotidien, et si on commence à se montrer, à montrer celles qui nous ont précédé, on peut réellement faire changer les choses, et c’est ce qu’on essaye de faire avec HF.
Est-ce que tu es d’accord pour me dire quelques mots sur tes actions militantes du quotidien, comme tes recherches actuelles ?
Actuellement, je suis à la fois en Master études sur le genre et en Master histoire de l’art à l’université Bordeaux Montaigne. Dans mon mémoire, je dépouille attentivement les catalogues d’exposition qui parlent de Sophie Taeuber-Arp afin de déterminer les changements de considération liés à l’entrée des mouvements féministes en histoire de l’art. Je fais aussi partie de l’association Mauvais Genre·s, qui organise de nombreux événements à Bordeaux comme des soirées débats autour du genre, de l’intersectionnalité, des questions queer, aussi des conférences à l’université, des ateliers manuels dans lesquels j’excelle beaucoup moins … Et enfin, de manière plus personnelle je suis aussi présente sur Instagram, qui est je pense un des meilleurs outils de communication actuel, sous le pseudonyme @levelesvoiles. Je parle surtout littérature et c’est très souvent orienté vers des ouvrages féministes, mais ça me permet aussi de mettre en avant des artistes que j’aime énormément comme Sophie Calle. Je suis surtout tournée vers l’universitaire et l’associatif, mais ce que je veux surtout c’est permettre un accès aux questions de matrimoine à un très large public.
Pour aller plus loin …
Collectif Georgette Sand, Ni vues, ni connues. Panthéon, histoire, mémoire : où sont les femmes ?, octobre 2017
Liv Strömquist , I am every woman, avril 2018
France Inter, ”Comment le matrimoine culturel s’est imposé en quelques années”, novembre 2019