Creative Growth, un studio d’artistes handicapés

Fondé il y a plus de quarante ans à Oakland, en Californie, l’atelier Creative Growth se démarque par la particularité de ses artistes en résidence, tous atteints de troubles variés ou de handicaps physiques ou mentaux. À la croisée entre un centre d’accueil de jour et un studio d’art contemporain, ce projet collectif, singulier et avant tout communautaire, a su persister dans le temps grâce à un modèle durable, équitable, humain, et qui contribue véritablement à la création contemporaine. Les artistes, dont on sait susciter la créativité, sont remarqués et reconnus professionnellement en-dehors de leur handicap, mais bien pour ce qu’ils ont su produire.


Au fil des décennies, Creative Growth est devenu le plus grand et le plus ancien studio d’artistes non-valides au monde, et a lancé la carrière internationale de nombreux membres, dont certains ont vu leurs œuvres entrer dans les sphères les plus prestigieuses de l’art contemporain comme le MoMA, le Smithsonian et les biennales. Souvent perçus par les valides comme des personnes en incapacité, les artistes résidents du studio révèlent leur talent comme un négatif de leur handicap. Au départ marginalisés, pris en pitié ou mis au banc de la société, les artistes, par ce qu’ils rendent au monde et par ce qu’ils disent d’eux-mêmes, sont replacés au centre de la grande usine à gaz qu’est le monde de l’art contemporain, qui, depuis le début du siècle, se pluralise et devient plus inclusif.

Le but du projet n’est pas l’art-thérapie, ni la formation aux beaux-arts conventionnels : le centre vise la création artistique dans son essence la plus pure, libre et autonome, par la mise à disposition auprès des artistes handicapés d’une grande variété de techniques (dessin, peinture, mosaïque, textile, tissage, artisanat du bois, estampes, etc.). Les artistes résidents sont également entourés des volontaires auxquels se référer s’ils veulent des conseils. Ces encadrants sont également tous artistes, et favorisent auprès des personnes un soutien professionnel d’égal à égal, qui n’est aucunement opéré par des thérapeutes, ni des « managers », ni des travailleurs sociaux ou des psychiatres. Leur rôle est surtout primordial lors de l’arrivée d’un nouveau membre qu’il faut parfois aider à trouver le médium qui suscite le plus sa créativité.

Maureen Clay

Née en 1947, Maureen Clay est une artiste touche-à-tout qui travaille la peinture, le textiMAUREEN CLAY CLOTHINGle et la sculpture. Son univers est caractérisé par une esthétique festive qui nous plonge dans une constellation en fête éclairée de néons disco. Maureen Clay, bien qu’atteinte d’un retard intellectuel, présente une brillante maîtrise de la couleur et du design. Ses toiles, qui sont une vision distordue de nourriture et de poissons, sont composées généralement d’une superposition de larges brossages d’impasto et de petites touches au feutre. Le tout donne l’impression d’être plongé dans une galaxie multicolore et prismatique, effet qu’on retrouve dans ses petits rochers météoriques en papier-mâché, bien plus légers qu’ils en ont l’air.

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Judith Scott

Judith Scott (née en 1943 et décédée en 2005) était une artiste plasticienne sourde-muette et atteinte de trisomie. Les premiers médiums qui lui furent présentés, dessin, papier, peinture, ne lui insJUDITH SCOTT1piraient que des siestes sur sa table…jusqu’à ce qu’elle découvre la sculpture de recyclage, élaborée principalement à partir de matériaux de rebut, notamment la corde, des fils et des cordons enchevêtrés avec lesquels elle bâtissait des armatures uniques, brutes, particulièrement frappantes et évocatrices tout en restant libres d’interprétation. Une rétrospective retraçant son travail auto-dirigé a eu lieu au Brooklyn Museum. Plusieurs de ses œuvres sont conservées au MoMA de New-York, au Musée d’art moderne de San Francisco, au Smithsonian Institute de Washington, mais aussi à l’ABCD de Montreuil et dans la Collection de l’Art Brut de Lausanne. Légitimes, autonomes, surprenantes, ses œuvres ne seront pas oubliées dans l’histoire de l’art contemporain. Le travail de Judith Scott représente parfaitement à quel point l’art permet de révéler son individualité, notamment lorsqu’il s’agit de son unique moyen d’expression.

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Dan Miller

dan miller portraitNé en 1961, Dan Miller est un peintre dont les œuvres ont été exposées dans plusieurs galeries à New-York, Miami et Paris ; il était également présent sur les cimaises immaculées de la Biennale de Venise en 2017 . Comme les oeuvres de Judith Scott, certaines de ses pièces font partie de la collection permanente du MoMA de New-York et du Smithsonian. Dan Miller est un homme atteint de troubles du spectre autistique qui ne s’exprime que très peu par la voix, mais ses peintures, appartenant au genre de l’art brut, révèlent le torrent tortueux de ses pensées par la concrétion de mots, de chiffres et de formes abstraites et multicolores matérialisant une vigueur expressive qui fait sens. Il transgresse l’idée qu’une personne non-verbale ne peut pas s’exprimer en s’ouvrant au monde d’une façon différente de la norme et qui lui sied. Au-delà de la thérapie, il fait de l’art sa profession à part entière, légitimée, sans même qu’on évoque son invalidité.

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Donald Mitchell

DONALD MITCHELL PORTRAITNé en 1951, Donald Mitchell est l’un des plus anciens artistes du studio, qu’il a intégré en 1976. Souffrant d’épisodes hallucinatoires et d’une timidité maladive suite à un accident de la circulation étant petit garçon, il ne s’exprime que par le murmure et a toujours vécu auprès de sa famille nombreuse. Ses illustrations ont beaucoup évolué depuis le commencement de sa carrière : d’abord totalement hachurées et abstraites, comme un exorcisme de ses obsessions, elles ont progressivement figuré des visages tuberculeux et sériels qui rendent ses travaux immédiatement reconnaissables, comme si Donald Mitchell avait réussi à rendre son expression moins inhibée et plus extravertie. Ses personnages anonymes, pensifs, tantôt oppressants ou enfantins, ne sont pas toujours densifiés et mus de la même façon dans l’espace et interrogent le spectateur sur la nature et l’état de ces petits êtres sans environnement. Ils révèlent la perception, peut-être agoraphobique et sûrement distanciée, que l’artiste porte sur les foules et les relations humaines. Par ailleurs, sa sophistication graphique s’est révélée au fil du temps. Il a été exposé à la galerie ABCD de Montreuil, à la collection de l’Art Brut de Lausanne mais aussi à New-York et à San Francisco.

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Franna Lusson

FRANNA LUSSON EN PERSONNENée en 1952, Franna Lusson mélange différentes techniques allant de l’encre à la peinture à l’huile, en passant par le pastel, le graphite et le charbon. Caractérisée par une ligne très libre, son illustration est simple mais le rendu est paradoxalement naturaliste et énergique, couronné d’une certaine maîtrise anatomique. Les animaux sauvages sont les sujets principaux de son corpus.

Bien que concernée par des troubles psychiatriques, Franna Lusson a suivi une formation académique d’illustratrice. Elle est exposée régulièrement dans les quatre coins du globe, dans les musées de New-York, de Paris, de Berkeley en Californie et d’Ansan en Corée du Sud. Elle fut également sélectionnée par la marque de vêtements et de décoration Anthropologie lors de sa collaboration avec Creative Growth en 2014.franna lusson dograbitcorbo

Monica Valentine

monica valentine portraitMonica Valentine a perdu totalement la vue et porte depuis longtemps des yeux en verre, cependant elle compense par une très forte sensibilité à la synesthésie (la faculté, ici, de sentir, entendre, ressentir quelque chose provoqué par une couleur). Aussi bizarre et incompréhensible que cela puisse paraître aux yeux bien valides de certains, Monica Valentine ressent la température et les différentes énergies des couleurs, raison pour laquelle elle s’habille souvent de façon monocolore. En sentant les températures et les vibrations émanant des couleurs, elle bâtit ses œuvres par intuition. Il s’agit toujours de sculptures de formes très variées, recouvertes entièrement de sequins et de perles multicolores, agencées en fonction de la sensation et du dynamisme que la plasticienne souhaite engendrer. À l’instar de Franna Lusson, elle a également participé à la collaboration Anthropologie x Creative Growth.  Ses œuvres vibrantes partagent au monde ces sensations que la plupart des gens ne peut qu’imaginer. (Uniquement 4% de la population disposerait de la synesthésie neurologique, soit involontaire.)

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Fondateurs et raison d’être

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Elias et Florence Katz

Creative Growth fut fondé en 1974 par Florence Ludin-Katz et son époux Elias Katz. Elle, psychologue, et lui, artiste et éducateur, s’alarmèrent des fermetures successives des hôpitaux psychiatriques de la région pendant les années 1970, qui sont l’une des conséquences de la politique de Ronald Reagan (gouverneur de la Californie de 1966 à 1975). En résultait une explosion du nombre de sans-abris et de détenus atteints de maladies mentales. Depuis l’an 2000, le centre est dirigé par Tom Di Maria.

Le projet initial du couple Katz fut la création d’un centre d’accueil pour les anciens patients d’hôpitaux psychiatriques, visant principalement les personnes autistes et trisomiques.  Ce centre se démarqua rapidement par une action qui allait au-delà du soutien thérapeutique et de l’accueil humain. Il visait, comme écrit dans leur

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Tom Di Maria

livre publié en 1990, « la création d’un travail du plus grand mérite artistique ». Basé sur la certitude que, comme les valides, les personnes handicapées ont le besoin de se réaliser à leur plus haut potentiel.

La plupart des artistes ne s’inscrit pas volontairement dans un mouvement artistique particulier, bien que souvent les œuvres issues du studio sont rattachées à l’art brut. Pour toutes et tous, la démarche est dépouillée des fioritures élitistes des artistes contemporains conventionnels, l’expression est sans filtre, honnête, sans prétention innée. Les œuvres sont dépourvues de la cogitation post-création des artistes valides, elles sont sans contorsion intellectuelle : les artistes ne recherchent pas consciemment la séduction d’un marché, d’un public, d’un commissaire, ils ne visent pas l’avant-garde, ni le renouvellement, ils ne cherchent pas à être « bankable ». Les artistes du studio Creative Growth créent à travers un médium qui les séduit ce qu’ils souhaitent dire de leur expérience intérieure. Néanmoins, la légitimité artistique et la qualité esthétique qui découlent de leurs œuvres sont toujours évidentes.

Le modèle économique

Les artistes, pour la majorité d’entre eux, ont conscience que leurs œuvres sont vendues et qu’ils gagnent de l’argent grâce à leur activité : cela permet de les motiver et de les empêcher de juger trop durement leur art, puisqu’il acquiert une valeur monétaire et sociale. Si certains redoutent une forme d’infantilisation ou d’inéquité quant à l’introduction d’artistes handicapés sur le marché de l’art, Tom Di Maria, le directeur du centre, est opposé au traitement de faveur. Celui-ci, et les artistes eux-mêmes, considèrent que les défis dus à la professionnalisation, s’ils attisent quelquefois des émotions négatives comme la déception et la jalousie, suscitent aussi la créativité, le perfectionnement et l’affirmation de l’identité.  Les introduire aux défis du marché de l’art apporte des enjeux, des remises en question et permet de faire bourgeonner et grandir les artistes. Cela permet aussi d’entretenir leur engagement artistique et de susciter leur intérêt sur une période très longue. Ils mènent ainsi une véritable vie d’artiste professionnel tout en bénéficiant d’un support communautaire bienveillant.

Chaque artiste trouve son rythme sans qu’on ne leur impose aucun objectif de productivité. Au studio, il est également primordial de laisser le choix aux artistes de s’insérer sur le marché de l’art ou de ne pas en faire partie. Les opportunités professionnelles, les gains, la valeur de leur art : tout leur est expliqué, les choix qui en résultent sont les leurs, dans la mesure de leur entendement. Les artistes ne sont pas dépossédés de leur création ni de leurs gains ; le tout étant strictement encadré par des tuteurs et par les membres de la famille. Le centre est une association à but non-lucratif qui vit par des dons et surtout grâce à la part de bénéfices touchée pour chaque œuvre vendue, comme n’importe quelle galerie d’art. Creative Growth n’est pas non plus une usine mercantile pour amateurs d’art souhaitant s’acheter des valeurs.


 

 

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