
Un soir de mi-septembre 2016, quelques élèves de l’École du Louvre se rassemblèrent, se concertèrent et s’entendirent (non sans vin) sur la création d’un web-journal culturel étudiant régulier et de qualité. Florilèges est né il y a maintenant trois ans et le projet a bien grandi, il a su tenir debout et se légitimer.
Cet anniversaire, qui n’est pas anodin, est l’occasion de revenir sur l’importance et la symbolique du chiffre trois dans de multiples ères culturelles. Tantôt gage d’harmonie et d’équilibre pour certains, il peut être pour d’autres une référence à la cellule familiale traditionnelle ou encore une évocation spirituelle ou mythologique fondamentale.
Les Trois Grâces
Leur dénomination en grec ancien est Χάριτες / Khárites et vient de la racine χαίρω / khaírô qui signifie « se réjouir, être content ». En français, leur nom est traduit tantôt par « Grâces » que par « Charités ». Selon Hésiode et Pindare, elles sont le fruit de l’union de Zeus et d’Eurynomé et incarnent les gratifications que la vie (au sens philosophique du terme, ζωή / zôế) donne aux mortels. Ce sont les personnifications de la plénitude des plaisirs terrestres et non nécessaires : le festin (faire bonne chère en l’absence de faim), le sexe en dehors du mariage et la danse. Elles apparaissent tantôt dans les cortèges d’Apollon, d’Aphrodite et de Dionysos (le thiase). Les Charités sont donc:
- Euphrosyne, la représentante de la liesse, de l’allégresse à son plus haut degré. C’est l’incarnation du festoiement qui jaillit lors des banquets.
- Thalie, la figure de la florescence et de l’abondance végétale, qui se prodigue comme un don. La muse de la comédie porte le même nom.
- Aglaé, la cadette des trois sœurs, incarne la beauté suprême et jeune, c’est aussi la messagère d’Aphrodite.
La triade qui leur est symboliquement opposée est celle des Érinyes (ou Euménides), les trois divinités vengeresses et persécutrices. L’une des plus célèbres représentations des Trois Grâces est celle du panneau de bois peint en 1531 par l’allemand Lucas Cranach dit l’Ancien. L’œuvre, en excellent état, est acquise en 2010 par le musée du Louvre et est reconnue comme Trésor National. Le maître a dépeint non sans une certaine ironie les trois divinités nues et richement parées, ce qui apparaît, à la lumière du contexte réformiste austère comme une dénonciation des perversités et des vices attribués aux femmes (la cupidité, la vanité et la luxure). Le thème des Trois Grâces jouit d’un grand succès auprès des artistes, puisqu’il est une évocation philosophique forte liée de façon indissociable à l’opportunité de représenter trois corps de femmes (généralement nues). Parmi les plus belles œuvres, on retient bien sûr les sculptures grecques classiques et hellénistiques, les fabuleuses copies romaines encore bien conservées, et à l’époque moderne, les représentations d’Andrea Botticelli, Raphaël, Germain Pilon, de Rubens, de Fragonard ou encore de Niki de Saint Phalle.
Une « triade » méconnue de la mythologie égyptienne
Osiris, Oupouaout et Khentimentyou
Ces trois divinités ne sont pas à proprement parler une triade mythologique, mais apparaissent ensemble à Abydos, lieu de culte osirien où l’on a célébré annuellement l’inhumation et la régénération d’Osiris, sous forme de mystères, à chaque mois de « Khoïak » (octobre-novembre). Selon le mythe, Osiris a été tué puis démembré par son frère Seth, qui a disséminé les morceaux du cadavre partout en Égypte. Sa colonne vertébrale fut retrouvée par Isis, l’épouse et la sœur d’Osiris, à Busiris, dans le Nord du pays, ville dont il est la divinité tutélaire, et sa tête fut retrouvée à Abydos dans le Sud. Cet endroit devint au Moyen-Empire le lieu supposé de la tombe du dieu ; on y célébrait des processions dont le reliquaire contenait la tête d’Osiris.

- Khentimentyou est une divinité funéraire ancienne dont le nom signifie « celui qui préside aux Occidentaux », et c’est le dieu principal de la région d’Abydos. Les morts rejoignent l’Occident, là où le soleil se couche chaque soir : il s’agit donc du gardien des défunts, particulièrement ceux d’Abydos (qui se situe sur la rive Ouest du Nil). C’est une divinité qu’Osiris évince et absorbe à partir du Moyen-Empire. Il en fait l’une de ses épithètes, en tant que gardien de la nécropole. Son iconographie correspond à celle du canidé noir. Osiris-Khentimentyou est le maître d’Abydos et un temple lui a été dédié.
- Oupouaout « l’ouvreur de chemins », réside en Abydos et est à la tête des cortèges cérémoniels de la ville qui se dirigent vers la tombed’Osiris, située dans une localité nommée Peker. C’est aussi le dieu tutélaire de la ville d’Assiout. Grâce à ses pouvoirs apotropaïques, il écarte de la procession toutes les forces nuisibles. Divinité protectrice de la royauté, son iconographie de canidé est proche de celle de Khentimentyou, car ils sont tous les deux des gardiens. Il s’identifie sous la forme d’un pavois surmonté d’un emblème de canidé, en ouverture du cortège et apparaît dès l’époque prédynastique.
Osiris, initialement seigneur sur terre, devient après sa mort le seigneur du monde des morts et confie la royauté terrestre à son fils Horus, conçu de façon posthume avec Isis. C’est la raison pour laquelle on attribue le préfixe d’Horus aux pharaons vivants et celui d’Osiris aux pharaons morts, ou ceux dont on annonce tout juste le décès. À Abydos, on a retrouvé en 2014 une chapelle datant du règne de Montouhotep II représentant sur ses parois Osiris absorbant les deux figures de Khentimentyou et d’Oupouaout ; il devient ainsi la divinité proprement abydénienne « Osiris-Khentimentyou-Oupouaout » le grand dieu, seigneur d’Abydos, ouvreur de chemins. La plupart du temps, leurs noms apparaissent tous les trois dans les textes des stèles funéraires avec Osiris-Khentimentyou (une seule entité), suivi d’Oupouaout, dissocié.
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Le relevé de la paroi sud de la chapelle de Montouhotep II, XIIe dynastie. À droite, la figure cumulée d’Osiris-Khentimentyou-Oupouaout.
Le triskèle
Il est difficile d’interpréter avec certitude le symbole interceltique le plus célèbre. D’un point central partent trois branches incurvées qui tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre : si ce symbole suggère instinctivement, par son axe de rotation statique, le mouvement perpétuel et l’harmonie, de nombreuses théories plus poussées ont été élaborées à partir du matériel archéologique retrouvé. Très courant en Irlande, on pense que le symbole existait déjà là-bas avant l’arrivée des Celtes vers 500 av. J.-C. Le triskèle en lui-même n’est en effet pas proprement celtique, puisqu’il s’agit d’un dessin géométrique ancestral que les artisans du néolithique employaient déjà, et ce dans différentes régions d’Europe (en Irlande, à Malte et en Sicile). Les orthostates gravés d’Irlande, datant du quatrième millénaire, sont la preuve de cette ancienneté, au même titre que, deux mille ans plus tard, le mobilier mycénien se recouvre parfois de ces symboles incurvés. Près d’un millénaire passe encore et le triskèle refleurit avec l’émergence artistique de la civilisation celte, dont le premier développement en histoire de l’art correspond à l’âge de la Tène (450-Ier siècle av. J.-C.). Il est néanmoins commun à de nombreuses cultures indo-européennes. Le triskèle est très récurrent sur les armes, preuve que la population lui attribuait des propriétés talismaniques, ou du moins protectrices.
Parmi les diverses théories attribuées à la signification du triskèle, on peut citer celles-ci, sachant qu’elles pourraient très probablement s’accumuler :
- L’harmonie et l’unification entre les trois royaumes de la mythologie celte.
- Les éléments Eau, Terre et Feu ou Eau, Terre et Ciel.
- Les divinités celtes Lug (dieu universel, guerrier, artisan du monde et maître des arts), Ogme (dieu guerrier) et Dagda (dieu druide).
- L’illustration du soleil comme point central d’où toutes les énergies semblent être une dérivation.
Selon l’exégète Hippolyte de Rome, dans son catalogue de croyances païennes Philosophumena, ou Réfutation de toutes les hérésies, le triskèle serait une invention grecque issue de l’art pythagoricien, transmise chez les Celtes par l’intermédiaire d’un thrace.

Si cette idée est à prendre avec toutes les précautions du monde, elle nous rappelle le fait que l’école pythagoricienne de mathématiques et de religion était très familière des Celtes. Il est certain que ce symbole dérive d’un hexagramme régulier, qui a une place déterminante dans l’art celtique de l’âge du fer car il porte une signification religieuse forte. Dans cet hexagramme se trouvent deux triangles équilatéraux qui peuvent être interprétés comme des symboles d’équilibre et d’harmonie entre les éléments féminin et masculin. Le triskèle est sans nul doute lié à une perspective cyclique de la vie. Un triskèle est représenté avec les branches qui tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, qui est le sens bénéfique de la paix. Lorsque les branches sont inclinées dans l’autre sens, il s’agit d’un symbole de maléfice.
Dépendantes les unes des autres, les trois branches du triskèle celte en mouvement cyclique sont l’illustration de l’énergie inéluctable et inépuisable d’un univers dans lequel les humains ne peuvent compter que sur leur propre espèce pour s’entraider.