
Nous tenons à alerter les lecteurs et lectrices que l’article comporte des photographies qui peuvent heurter la sensibilité (auto-mutilation, sang, maigreur extrême, excréments).
David Nebreda est un photographe espagnol né en 1952, atteint de schizophrénie. Le début de sa maladie coïncide avec les prémices de sa pratique artistique. En effet, il connaît cinq internements forcés, et le premier amorce le début de ses autoportraits. Sa pratique de la photographie s’accompagne de l’écriture de quelques textes, de quelques dessins, mais en nombre bien plus réduit. Il concentre son travail sur l’autoportrait, il est son unique modèle. Sa démarche s’accompagne d’un regard sur lui-même, sur sa maladie, sur son mode de vie. Il vit reclus dans le domicile familial, ou plutôt dans sa petite chambre dont il ne sort pratiquement jamais :
« Le domicile familial, le silence et la réclusion, l’auto-contrôle et le principe de soumission volontaires à des interdits personnels, le régime végétarien maintenu depuis trente ans, le refus de toute drogue et l’assimilation de l’histoire de l’art et de la culture occidentale comme continuum de référence » – David Nebreda
David Nebreda s’impose toute une suite de règles très restrictives : atteint de myopie avancée, il ne porte plus de lunettes depuis 1990, il ne voit le monde de façon nette que via l’objectif de son appareil photographique. Il ne consomme que huit aliments en quantité moindre, il compte ses pas et rythme sa respiration. Sa vie entière est ritualisée et soumise. Cela comprend également ce qu’il fait endurer à son corps. C’est ce dernier qu’il nous montre, amaigri, jauni, marqué par les blessures volontaires. Ce qu’il appelle son « projet vital » est constitué de 5 séries d’autoportraits, qui ne témoigne pas d’une volonté de se mettre en scène. L’atmosphère qui ressort de ces clichés est plus proche de la photographie médicale que de la tradition des portraits. Censés représenter l’identité profonde des modèles, ces derniers sont généralement flatteur, voire idéalisé. David Nebreda ne nous ment pas, il se livre, dans son plus simple appareil, sans artifice.
Il ne se réclame d’aucune école, d’aucune tradition artistique; d’ailleurs, il préfère se déclarer « non-artiste« . Mais il est connaisseur, et nous pouvons percevoir des influences de la tradition catholique et occidentale, notamment dans la perception du corps mutilé, de l’image du martyr en souffrance. David Nebreda crée la plupart du temps en période de crises, mais cela ne l’empêche pas de créer des images techniques, propres, au temps d’exposition très long. Il utilise régulièrement la pluri-exposition pour donner un effet flou, certain-es considèrent que c’est une tentative de représenter l’identité en partance, la peur de disparaître.
Le corps dans l’art comporte des problématiques, des questionnements, qui évoluent au gré des époques et des situations matérielles des artistes. Nous pouvons constater un tournant dans le seconde partie du XXe siècle avec un plus grand dévoilement du corps et sa réalité. Par réalité, nous entendons que ce corps n’est plus idéalisé, faussé, illusionné, mais montré tel qu’il est, avec ses défauts et ses marques. Dans cette démarche il y avait la volonté de dépasser l’académisme, l’idéalisation, mais aussi toute l’influence de la pratique photographique et performative féministe.
« Le corps désacralisé devint le symbole des ressentis, de l’humain, de sa violence ou de ses faiblesses » – Alice Lebailly, dans David Nebreda, peau en lambeaux et sentiment d’inexistence
David Nebreda s’inscrit dans cette lignée de désacralisation des corps. Il ne cherche pas à paraître mieux, mais à être là, réel. Il appelle sa maladie « ce qui est nécessaire » car elle lui a permis, en quelque sorte, un regard artistique sur son propre corps. Mais elle lui inculque des principes de soumission extrême, qu’il incarne dans ses photographies. Ainsi, il « suit l’ordre » en s’auto-mutilant violemment. Le sang et les plaies ouvertes font partie du vocabulaire artistique de Nebreda. Il évoque un certain plaisir de la souffrance, preuve concrète de son existence, mais aussi, cette douleur lui permet d’entrer dans un cadre spécifique de réflexion. Il refuse le terme de « masochisme », ce qu’il explicite dans son texte Sur la schizophrénie, le masochisme et la photographie.
Outre le sang, il utilise régulièrement l’urine et les selles. Nous pouvons le voir dans Visage couvert d’excréments. Cette image est très intéressante du point de vue formel : Nebreda choisit un cadre typique de la photo d’identité, mais recouvre son visage avec ses selles. Il n’est plus reconnaissable, on ne voit qu’une masse informe, indéfinissable. Seule sa bouche est légèrement entrouverte pour lui permettre de respirer. Ce cadrage qui devrait mettre en exergue une représentation de son identité ne fait qu’accentuer la disparition de celle-ci.
« Comment rendre compréhensibles les sensations que me produisent mon sang et mes excréments ? Sensations primaires de reconnaissance, de plénitude, de joie, de tendresse, de lointaine identification, d’amour. Je les ai pris et gardés ; je les ai touchés, maniés, j’ai recouvert mon visage et mon corps avec eux » – David Nebreda
Ce qui est difficile dans le travail de Nebreda c’est qu’on ne regarde pas vraiment ses photographies, on y est confronté. Le regard qu’on y porte ne peut pas être contemplatif, il est plutôt gêné car nous restons dans l’incompréhension. Il est difficile de comprendre la démarche de l’artiste, du moins, sans avoir d’information à son sujet. Il fait ressortir les tabous de l’usage des excréments, de l’urine, le malaise face à la vue du sang, des blessures. Un autre élément s’ajoute à cela : David Nebreda se cache régulièrement le visage (lumière, objet, voile, excréments) alors que ce dernier témoigne de son identité, de son individualité, de sa présence; c’est comme s’il voulait se cacher de cela.
La question centrale qui demeure est : faut-il tout montrer ? tout publier ? tout exposer ? Mais aussi, comme l’écrit Antoine Masson (dans Face aux autoportraits, stigmates et écrits de David Nebreda) : ne témoigne-t-on pas d’une complaisance au morbide ? On se rapproche de tous les débats autour œuvres pouvant heurter la sensibilité ou dépassant les tabous. Le travail de David Nebreda est à la limite du soutenable, est-ce possible même d’organiser une exposition monographique sans que le public en soit profondément choqué ? Mais il semble impossible de censurer David Nebreda, ce n’est même pas souhaitable. Il donne à voir les résultats concrets, visibles, palpables, de sa maladie, de ses troubles, de son mode de vie. Loin de la romantisation des troubles psychologiques dont certain-es font preuve, Nebreda nous livre un témoignage nécessaire, sincère, authentique et froid de son existence, de ses questionnements à propos de son identité et de sa possible disparition.