Évolution iconographique et symbolique de la figure du dragon

Le dragon est une créature incontournable de la littérature et de l’imagerie du merveilleux, occupant l’imagination des hommes depuis l’antiquité et qui a donc connu bon nombre d’évolutions au cours du temps. Ces transformations sont intéressantes surtout lorsque l’on compare la vision qu’avaient les populations médiévales de cette créature avec les productions artistique de la pop culture du XXe et du XXIe siècle. Pour mieux comprendre cette mutation, penchons-nous plus en détail sur cette créature et essayons de voir quelles sont ses évolutions iconographiques à travers les époques, depuis le Moyen Age jusqu’au plus récent long-métrage avec comme protagoniste l’un de ces animaux fantastiques : Dragons (How to train your dragon) produit par Dreamworks. 

Mais qu’appelle-t-on exactement un dragon ?

L’origine du dragon est souvent située en Asie car on y retrouve les plus vieilles représentations. Mais les textes les plus connus qui nous soient parvenus datent de l’antiquité grecque.
Dans l’antiquité, le dragon n’avait pas l’apparence qu’on lui confère aujourd’hui. Il était décrit comme un serpent géant, immortel et avec un souffle de feu. C’est un dragon qui gardait la toison d’or dans les tréfonds de la mythique Colchide, un dragon qui gardait le fabuleux jardin des Hespérides. Ils sont des symboles de la vigilance et de la force protectrice. Mais ils représentent aussi une étape cruciale dans le récit héroïque, le dernier obstacle à passer avant d’atteindre l’objectif de sa quête.

Différentes créatures comme l’hydre de l’Herne ou la vouivre (ou wyvern dans ses apparitions les plus récentes) ont été assimilées à la figure du dragon et partagent avec ce dernier quelques particularités. Mais elles ne peuvent cependant pas être considérées uniquement comme des dragons, plus à un genre que l’on pourrait appeler par le néologisme de « draconides ».

Réinterprétation d’une enluminure de Dragon
(datée vers 1255-1265)
Source : Le Bestiaire du Moyen Age
de Michel Pastoureau

(Dessin digital de Manon Desmazeaud)

C’est au Moyen Age qu’apparaît la forme du dragon avec laquelle nous sommes la plus familière. Le dragon était d’ailleurs une réalité tangible pour les hommes du Moyen Age, d’où sa présence systématique dans les bestiaires et encyclopédies, ce qui nous permet aujourd’hui d’en avoir une image claire et précise. Il s’agit d’un monstre à mi-chemin entre le lézard et le serpent, pourvu d’immenses ailes de chauve-souris placées au bas du cou. Son corps est recouvert d’écailles à la dureté hors du commun, sa queue longue et effilée se termine par une excroissance en forme de dard. Ses pattes sont un croisement entre celles du lion et des serres d’aigle, sa tête est allongée et pourvue d’oreilles pointues ou de cornes. On peut aussi voir sur son cou une crête parée d’aiguillons. Parfois, les enlumineurs l’affublent même d’une barbiche ridicule. Michel Pastoureau dans son « Bestiaire du Moyen Age »  ajoute :

«  Ses yeux sont petits et rouges ; son regard, fixe et paralysant. Sa gueule n’est pas grande mais elle abrite des dents cruelles et une langue en forme de trident. […] Certains dragons n’ont pas une tête unique mais plusieurs : deux comme l’amphisbène, une au sommet de son cou, l’autre à l’extrémité de la queue ; ou bien trois comme « le dragon du pays des Amazones », une grosse entourée de deux petites […]. »

C’est aussi une créature qui vit dans l’iconographie artistique et religieuse de l’époque. Dans la littérature, son interprétation connait des variantes en fonction des influences qu’ont connu les écrits dans lesquels ils sont cités. Par exemple, dans le mythe de saint Georges, le dragon représente le paganisme, une créature monstrueuse et viciée à détruire à tout prix que l’Église (incarnée par le saint) terrasse héroïquement. D’ailleurs le symbole d’un ordre de chevalerie (l’ordre du Dragon), fondée par Sigismond du Luxembourg (empereur du Saint-Empire romain germanique) en 1408, dont l’objectif était de se battre contre le paganisme et l’hérésie et avait pour symbole un dragon renversé. C’est aussi une créature associée au mal et au péché. On le voit notamment dans les œuvres peintes plus tardives, de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, où le dragon remplace parfois le serpent et le démon sur des représentations du péché originel et de Saint-Michel. Mais c’est encore plus flagrant car il est l’un des acteurs principaux de l’Apocalypse.

On pourrait croire qu’une telle créature serait alors reléguée à rester dans les bestiaires et les encyclopédies pour ne pas répandre son image aux connotations négatives dans d’autre espaces. Pourtant, le dragon est au Moyen Âge un élément décoratif omniprésent. On le retrouve sur les décors des portails des églises, aux pieds de statues-colonnes comme celles du portail Nord de la cathédrale de Chartres ou du portail de sainte Anne à Notre-Dame-de-Paris, là aussi pour montrer que le paganisme est vaincu par la religion chrétienne. Les chevaliers pouvaient porter des casques ornés de cimier avec des dragons et on en retrouvait aussi sur les blasons des grandes familles. Lorsque cela se retrouvait sur ces supports laïcs, le dragon prenait une interprétation plus proche de ce que nous pouvons lire de cette créature dans la mythologie scandinave. En effet, c’est au Moyen Âge que sont traduites les traditions orales des peuples nordiques et que les mythes germaniques se diffusent à travers l’Europe. Leur interprétation du dragon est d’ailleurs proche de ce qu’on avait en Grèce antique : c’est une figure gardienne, incarnant force, finesse, précaution et vigilance. D’où le choix pour un noble de l’appliquer sur son blason.

On constate ainsi que cette créature fantastique sert à désigner des concepts et des notions de caractères très différents selon la source dont elle est tirée : germanique ou chrétienne.

Cependant, il ne faut pas limiter le dragon à son traitement européen. En effet, on ne peut parler de la symbolique du dragon sans évoquer sa place dans l’iconographie asiatique. En Chine, le dragon est une créature bienfaitrice, maître de la pluie et du ciel et symbole des empereurs depuis la dynastie des Yuan (1234-1368). Il était vénéré et est omniprésent dans les productions artistiques chinoises, mais aussi japonaises (où cette créature connait un traitement similaire). On peut par exemple citer l’œuvre des Neuf Dragons de Chen Rong, une œuvre de 14 mètres de long datant de 1244 ; ou bien les paravents de Kano Sanraku (1559-1635), qui montrent bien l’aspect céleste de la créature. Ce n’est pas un ennemi qu’il faut abattre à tout prix, mais une entité qu’il faut satisfaire et ne surtout pas provoquer. Car si le dragon a une place très importante dans la tradition asiatique, c’est aussi parce que c’est un être ambivalent qui peut provoquer sécheresses comme inondations s’il est en colère. Cette interprétation asiatique, il faut la garder en tête car elle influence les nouvelles interprétations du dragon dans la pop culture

Neuf Dragons de Chen Rong (1200-1266), encre sur papier, 46,8 x 1496,5 cm, Chine (1244), conservé au Museum of Fine Arts de Boston
Tigres et Dragon de Kano Sanraku (1559-1635), encre, couleurs et or sur papier, 77,5 x 356,5 cm (par paravent), Japon, début du XVIIe siècle, conservé à Kyoto

Car en effet, c’est aux XXe et XXIe siècles que la figure du dragon connait un nouvel essor et verra ses interprétations varier en fonction des auteurs. C’est la littérature d’héroïc fantaisy, porté par des écrivains comme Tolkien, qui va réutiliser l’image du dragon et en faire une créature essentielle à l’imagerie du genre.

L’auteur du Seigneur des Anneaux et du Hobbit, étant un grand connaisseur de la mythologie germanique (dont son œuvre est parsemée de références) va reprendre l’iconographie gardienne du dragon mais aussi son aspect malveillant et destructeur médiéval. Smaug, le dragon du Hobbit qui garde le fabuleux trésor de la Montagne Solitaire, se décrivant lui-même en ces termes :

« Mon armure vaut dix boucliers, mes crocs sont des épées, mes griffes des lances, le choc de ma queue est semblable à la foudre, mes ailes à un ouragan et mon souffle est mortel ! »

On voit aussi que le dragon devient un symbole de la cupidité. Toujours dans le Hobbit, « le mal du dragon » est un terme utilisé pour définir la folie cupide qui s’empare de ceux qui restent trop près d’un trésor fabuleux. C’est une notion qui va rester dans l’imagerie moderne de ce monstre.
C.S Lewis, dans Narnia, L’odyssée du passeur d’Aurore, reprend cette idée de cupidité et se sert lui aussi des sources germaniques pour construire sa mythologie autour de cette créature. En effet, Eustache, cousin détesté des héros de la saga, va être confronté à un merveilleux trésor. Sa cupidité l’emportant, il va voler un objet de ce trésor et être changé en dragon comme punition. Cette métamorphose, punition de sa cupidité, est une référence au dragon Fafnir qui, dans la mythologie nordique, était le gardien du trésor du Nibelung. Celui-ci était le fils d’un magicien détenteur d’un merveilleux trésor. Lui et ses frère le tuèrent pour mettre la main sur celui-ci, mais Fafnir le garda pour lui seul et, rendu fou par son avarice, se changea en dragon pour mieux protéger son bien.
Le dragon est ici une créature intelligente, mais toujours aussi féroce et qui symbolise un vice.

Cependant, dans le cas d’Eustache dans L’odyssée du passeur d’aurore, le dragon devient aussi un allié fidèle et qui passe de créature cupide à un ami courageux, montrant plus d’ambigüité dans le caractère de la créature. À travers ces écrits, on sent un processus d’humanisation qui s’opère. Le dragon parle et a un caractère plus complexe qu’être simplement une figure du mal. D’ailleurs, l’humanisation du dragon va continuer au cours du siècle, notamment à travers le cinéma. On peut par exemple citer le film Cœur de Dragon (réalisé par Rob Cohen en 1996) où la créature éprouve des sentiments comme les remords, la mélancolie, la tristesse etc., et est l’un des protagonistes du film. Il reprend aussi l’aspect d’entité bienfaitrice lié aux mythes asiatiques. La série de romans Eragon  reprendra cette idée de créature humanisée, alliée du héros. Les dragons sont alors des créatures liées aux humains et sont tout aussi bonnes qu’elles peuvent être mauvaises, notion proche de l’interprétation des traditions asiatiques.

On va voir aussi arriver une interprétation faisant du dragon une créature tangible, le traitant comme un animal avec ses particularités, ses sous-espèces, ses habitats, ses modes de vies… Ce qui est proche du traitement encyclopédique dont jouissait le dragon au Moyen Age, mais en faisant de lui une créature neutre qui peut s’avérer dangereuse et destructrice, comme pourrait l’être n’importe quel animal. On voit cela dans Harry Potter de J.K Rowling, où le dragon est une créature magique qui fait partie de la faune et la flore de l’univers des sorciers ; dans l’œuvre adaptée au cinéma de Cressida Cowell : Comment dresser votre dragon (nommé sobrement en français « Dragons » pour son adaptation cinématographique) ; ou bien dans la série de jeu de rôle « Donjons et dragons » où ces derniers peuvent être des créatures millénaires surpuissantes et d’une grande intelligence, comme elles peuvent être de simple bêtes sauvages assoiffées de sang et de violence. D’ailleurs, ces œuvres présentant le dragon avec un aspect plus zoologique ont aussi donné lieu à des parodies d’encyclopédies et de traités de biologie comme avec les albums édités par Milan, dont le plus emblématique est Dragonologie, l’encyclopédie des dragons, donnant ainsi un nom à cette discipline fictive et développant l’imagerie de ce monstre avec un aspect qui se veut scientifique.

Ainsi, le dragon est une créature qui a toujours eu des sens et des interprétations différentes, et qui aujourd’hui tire ses multiples formes de plusieurs cultures et héritages. C’est en quelque sorte une chimère créée à partir plusieurs mythologies et traditions orales. Un monstre de bestiaire qui a su marquer le temps et l’imaginaire collectif, si bien qu’aujourd’hui, il est le symbole de tout un genre de la culture populaire : le merveilleux.

 

Sources :
Bestiaires du Moyen Âge, Michel Pastoureau
blasons-armoiries.com
tokonomagasine.com
La petite Encyclopédie du Merveilleux, Edouard Brassey

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