« Be natural », ou la vie d’Alice Guy

Véritable pionnière du cinéma, Alice Guy a marqué un nouveau tournant dans le 7ème art, tout juste apparu. Cette jeune femme, passionnée par la photographie, est embauchée par Léon Gaumont en tant que secrétaire de direction au Comptoir Général de la photographie. Malheureusement, l’entreprise fait faillite. Toutefois, Léon Gaumont arrive à se relancer, après avoir participé à une projection privée, organisée par les frères Lumières, en 1895.

Monsieur Gaumont ouvre alors une entreprise en rachetant les brevets du phonoscope, une caméra à prise de vue peu performante, et les renomme « biographe ». Pour pouvoir augmenter les ventes, Alice Guy lui propose d’offrir, avec les appareils, des « vues comiques », à l’instar de « l’arroseur arrosé » des frères Lumière. D’abord réticent, Gaumont lui offre la possibilité d’aller filmer quelques images, à la seule condition que ce soit en dehors des heures de travail.

La première femme réalisatrice est née. En 1896, elle réalise La fée au choux, la première fiction du cinéma. Durant moins d’une minute, le court-métrage montre une fée sortant deux bébés d’un champs de choux. Bien qu’il soit tourné dans un véritable jardin, les choux ont été réalisés à partir de cartons peints. Son succès lui a valu d’être félicitée par Gaumont, pour qui elle a travaillé jusqu’en 1907, en tant que « directrice de prises de vue ». Elle tourne les premières bobines elle-même, et occupe quasiment tous les rôles, réalisatrice, scénariste, costumière… En 1898 et 1899, elle tourne une série de vingt-cinq tableaux, nommée La vie de Jésus-Christ, d’une durée totale de trente-cinq minutes, très inhabituelle pour l’époque. Alice Guy invente ainsi le péplum.

C’est à partir de 1904 qu’elle engage des collaborateurs, comme Ferdinand Zecca, qui a réalisé Les méfaits d’une tête de veau, Louis Feuillade, qui débute alors en tant que réalisateur, favoris de Gaumont, et Henri Ménessier en tant que décorateur.

De 1902 à 1906, elle réalise près d’une centaine de phonoscènes, soit l’ancêtre du clip musical. Inspiré du chronoscope de George Demeny, le phonoscène, composé de deux machines, permet d’enregistrer l’image, accompagnée d’une bande son. La réalisatrice décide d’enregistrer des chants, des opéras, et des monologues. Elle est notamment aidée par Dranem et Félix Mayol, deux chansonniers. Elle réalise par cette occasion le souhait d’Edison, qui voulait voir, près de vingt ans auparavant, en 1887, le même couple, image et son. C’est une véritable révolution, pourtant rapidement tombée dans l’oubli et dont la paternité reviendra a posteriori au premier film parlant reconnu, le chanteur de Jazz, d’Alan Crosland, qui date de 1927. En 1906, à l’aide de Ménessier et ses décors, elle complète La vie de Jésus-Christ. Elle espère ainsi dépasser La passion du Christ, réalisé par les studios Pathé, alors concurrent de Gaumont.

En 1907, après son mariage avec Hebert Blaché, elle part aux États-Unis, pour l’aider à commercialiser le Chronophone de Gaumont. À Flushing, près de New York, Alice Guy fonde la Solax film Co, une maison de production. Grâce à son succès, d’autres studios s’y installent, comme la Goldwin Pictures corporation, de 1916 à 1917. Lewis S. Selznick, en loue une partie en 1917. Pathé en fera de même l’année suivante, en 1918. Succès oblige, elle agrandit sa société en créant les studios Fort Lee dans le New Jersey, en 1912.

Sa filmographie touche à tous les genres et à tous les styles ; le western, le mélodrame, la guerre civile etc. Mais elle s’intéresse tout particulièrement aux problèmes ethniques, comme dans Making of an American Citizen, parlant du rêve américain, sorti en 1913, The Lure, évoquant la traite des blanches, réalisé en 1912, ou encore A fool and his money, le premier film joué par des acteurs afro-américains, réalisé également en 1913. C’est près de 350 films qui sont produits et dirigés entre la création de Solax film Co et la Première Guerre Mondiale. Les studios Fort Lee deviennent les plus importants de l’ère pré-hollywoodienne.

En 1913, alors que son mari ne travaille plus avec Gaumont, Guy lui offre le poste de président de la Solax. Mais sa mauvaise gestion des affaires amène Solax à la faillite. Hebert finit par quitter Alice, pour partir avec une actrice hollywoodienne. En grandes difficultés économiques, Alice se met au service des autres compagnies de cinéma. Elle se met, en parallèle, à écrire des contes pour enfants et à donner des conférences, mais elle ne retrouvera jamais sa place. En 1922, elle rentre en France avec ses deux enfants.

La réalisatrice tombe peu à peu dans l’oubli. A la recherche de ses films, elle ne met finalement la main que sur trois d’entre eux, et ce, malgré ces nombreux retours sur le continent américain. Elle se met ensuite à écrire ses souvenirs, Autobiographie d’une prisonnière du cinéma. L’ouvrage ne paraîtra qu’à titre posthume.

Alors que l’histoire du cinéma commence à être écrite, elle semble être effacée. Son travail est soit perdu, soit attribué à d’autres, comme Feuillade. Gaumont, qui écrit l’histoire de sa maison, ne l’évoque jamais. Il faut attendre 1957 pour que la cinémathèque de Paris lui rende hommage.

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