Nouveau regard sur le retable d’Issenheim

Tandis que les jours raccourcissent, que le froid s’installe et que votre moral est en baisse, vous vous raccrochez à la venue prochaine des marchés de Noël. Et si cette année vous alliiez la féerie des fêtes de fin d’année à l’escapade culturelle ? C’est ce que nous vous proposons aujourd’hui au travers de la restauration du chef d’œuvre de Colmar : le retable d’Issenheim.

Derrière ses façades à colombages, Colmar abrite une œuvre majeure de l’histoire de l’art, convoitée par le voisin allemand, il s’agit du joyau du Musée Unterlinden.

Le retable a été réalisé par le peintre Matthias Grünewald (1475-1528) et le sculpteur Nicolas de Haguenau, actif à Strasbourg entre 1485 et 1522. Si nous nous contentions d’appliquer seulement un classement artificiel à l’histoire des créations artistiques, ce qui n’aurait pas grand intérêt, nous pourrions dire que celui-ci, ayant été réalisé entre 1512 et 1522, est un exemple de gothique tardif. On pourrait compléter en soulignant qu’il mesure 269 par 307 cm et qu’il est façonné par une tempera sur des planches de tilleul. Mais serions-nous vraiment plus avancés ? Afin d’apprécier à sa juste valeur cette prouesse artistique, il nous faut adopter un autre angle de vue et revenir aux fondamentaux. En cette fin du Moyen Âge, la notion, si appréciée de nos jours, « d’art pour l’art » n’existe pas. Chaque objet est fabriqué pour répondre à un besoin ; notons d’ailleurs que la distinction entre artisanat et art n’est pas encore ancrée. Oubliez donc vos a priori et remontons ensemble dans le temps.

Maux médiévaux

Les commandes religieuses tenaient une part importante dans la création artistique dès le Moyen Âge.  L’Église était la principale commanditaire de nombreuses créations, alors qu’elle s’enrichissait avec les dons et les legs des fidèles. Les conditions matérielles lui permettaient donc de lancer d’ambitieux projets artistiques qui renforcèrent encore davantage son pouvoir.

L’image avait alors de nombreuses fonctions. Présente au quotidien, elle pouvait être le support de diverses pratiques à l’image de la dévotion ou rappeler le statut social du commanditaire. Grünewald et Haguenau s’assocIèrent pour réaliser une commande commune au nom de la commanderie des Antonins d’Issenheim (bourgade située aux environs de Colmar). Cette commanderie était dédiée à l’accueil des malades atteints par les feux ardents, ou feu de saint Antoine. Maladie terrifiante et particulièrement répandue au Moyen Âge, elle est plus connue à notre époque sous le nom d’ergotisme. Sa cause est identifiée par la science moderne comme étant un champignon rouge du seigle – l’ergot – qui passe au travers des mailles des tamis trop larges. Un trop fort taux d’humidité et cette maladie se répand comme une traînée de poudre au sein de la population. Les pauvres malheureux sont facilement reconnaissables à l’irruption de pustules sanguinolentes dues aux rétrécissements des vaisseaux sanguins, à cela peut suivre des hallucinations assez puissantes. C’est d’ailleurs à partir de cette molécule qu’a été inventé le LSD.

 

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Détail du retable d’Issenheim figurant un personnage atteint d’ergotisme.

 

Œuvre d’espoir 

Pourquoi diable s’appesantir sur de tels détails sordides, quels rapports avec notre chef-d’œuvre ? Le retable n’est pas étranger à ce contexte puisqu’il servait d’œuvre de piété pour les malades : puisque saint Antoine donne le feu, il peut aussi le reprendre. Rapidement, la confrérie,  spécialisée peu à peu dans l’accueil et le soin de ces malades, a vu affluer les masses. Pour soigner ces maux, outre le saint vinage – vin ayant coulé sur les reliques du saint et ayant macéré avec des plantes – la solution est surtout perçue dans la dévotion au saint patron. Quoi de mieux pour recevoir les supplications des fidèles qu’un retable ! Telle fut la genèse de l’œuvre.

De nos jours, quiconque peut accéder à l’objet en se rendant au musée, or cela n’était pas le cas pour les pèlerins. Ils devaient passer devant une commission afin de pouvoir accéder au seul espoir qui leur restait. La confrérie a connu un succès comparable à l’ampleur des épidémies et a donc vu sa richesse s’accroître, argent qui a pu être remployé dans des commandes artistiques.

Tout un réseau de symboles et de détails insistant notamment sur la souffrance est très présent dans le travail de Grünewald. Ainsi, la Vierge sur le panneau de la Crucifixion est revêtue d’un manteau blanc qui évoque un linceul. Face à elle, la figure du Christ convulsée de douleur frappe le spectateur par la violence de cette représentation.Le sang omniprésent renvoyait le malade à sa propre expérience de la douleur et lui permettait de s’identifier plus facilement et de relativiser ses propres sensations. Comme lui, le Christ et saint Antoine ont souffert, mais par la prière et l’intercession divine, ils ont été secourus. Paradoxalement, le sentiment général donné par l’œuvre est un espoir en la guérison. Pour soutenir ce sentiment, le retable dissimule sur des panneaux intérieurs d’autres scènes plus tendres, comme une Vierge à l’Enfant où dominent les couleurs lumineuses et les gestes maternels.

C’est vous qui choisissez ! 

La richesse de l’objet tient à ses multiples combinaisons possibles. Les trois présentations retenues sont :

  • le retable fermé : avec de gauche à droite saint Sébastien (protecteur des pestiférés), la Crucifixion, sa prédelle, la Déploration, et saint Antoine.

retable fermé

 

  • la première ouverture : l’Annonciation se déroulant dans une église (décor insistant sur  la sacralité de l’instant), le Concert des Anges, la Vierge à l’Enfant et la Résurrection. Le choix des épisodes place la figure de Marie au centre, ce qui rappelle le développement du culte marial depuis le XIIIe siècle.

retable conert des anges et nativité

  • la seconde ouverture permet d’accéder à la contemplation des sculptures de Nicolas de Haguenau (saint Antoine, saint Paul, les commanditaires ainsi que le Christ et les apôtres) mais également les peintures de la visite de saint Antoine à saint Paul l’Ermite et l’agression de saint Antoine. Cette dernière présentation s’accorde davantage avec la venue des pèlerins.

sculptures retable

 

Néanmoins on ignore véritablement à quel moment liturgique correspond chacune de ces possibilités. En effet, c’est un tout jeu de révélation et de mystère que mettent en place les messes médiévales autour de l’image.

Paysage flou et étrangeté : la fin d’une époque

La légende de saint Antoine, si appréciée durant tout le Moyen Âge, n’est pas à simplifier au travers du récit de la vie du personnage. Ce sont les interrogations d’une époque – ou peut-être même atemporelles – qui nous sont confiées. Qu’il s’agisse de La tentation de saint Antoine de Schongauer ou celle de Bosch, ce thème iconographique pose la question suivante : Où est Dieu à ce moment ? De manière plus large, c’est une interrogation sur l’intervention divine, ou plutôt son absence pendant des événements difficiles de la vie du croyant. De manière surprenante, c’est cette séquence qui touche le plus – positivement ou négativement – le jeune public. Le musée propose d’ailleurs un programme en partenariat avec les écoles autour de la question de la monstruosité.

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Détail de l’Agression de saint Antoine par les démons sur le retable.

L’étrangeté de la composition picturale ne se limite pas à ce panneau. Le Concert des Anges possède lui aussi ses mystères. D’après certaines recherches d’historiens de l’art, les anges recouverts de plumes associés à des figures diaboliques. Ainsi, l’ange portant une crête de plume de paon sur le sommet du crâne représenterait Satan. Le même attribut se retrouve sur une gravure au burin de Dürer, Adam et Eve (1504) : il est observable sur la tête du serpent tentateur. Pourquoi représenter Lucifer seul dans cette scène ? Ne vous a-t-on jamais appris que l’habit ne fait pas le moine ? Ce musicien angélique au premier plan devrait éveiller vos soupçons.

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Détail du concert des anges sur le retable.

À l’évidence, l’ange joue de son instrument à l’envers, or cela ne peut pas être une erreur du peintre, auquel cas elle aurait nécessairement été corrigée. Rappelons d’ailleurs que celui-ci ne travaillait pas seul : c’est donc une volonté de l’artiste. Parmi les canons esthétiques, tous les gestes inversés sont à interpréter comme une intention diabolique. Cet entremêlement d’éléments illustrerait en fait un texte d’Isaïe. Les anges du Bien et du Mal concourent pour obtenir les faveurs de l’enfant Jésus, présent dans le panneau suivant avec sa mère. Il fait le choix du Bien et rejette le Mal.

De même, l’ambigüité du panneau qui lui fait face, la Vierge à l’enfant, traduit ce mystère de l’Incarnation et souligne la double nature de l’enfant. En effet, certains détails prosaïques au bas du panneau, à l’instar d’un pichet, nous rappellent la part humaine du Christ.

Un mystère pour les experts 

De larges parts du retable restent encore obscures. Parmi les grandes interrogations des spécialistes reste la question du contrat. Les artistes ont-ils eu des indications précises pour concevoir l’œuvre ou, au contraire, une entière liberté ? Toute la symbolique des détails tendrait plutôt à être une création de Matthias Grünewald. Dans l’état actuel des recherches, le contrat reste introuvable. Par l’absence de ce contrat, toute hypothèse demeure incertaine, et on ne peut même pas confirmer la date de création de l’oeuvre. La datation a évolué suite à l’étude des sculptures qui ont été réalisées en même temps que les peintures. Or, le seul moment où les deux artistes ont pu travailler ensemble correspond aux quatre années entre 1512 et 1516. D’autre part, la vie et la carrière de ces artistes est difficile à retracer. Communément, les œuvres ne sont pas signées pour cause de contrats très stricts. Malheureusement nous ignorons donc beaucoup de choses sur la conception du retable. Au-delà de ces aspects techniques, le joyau du musée d’Unterlinden remet aussi en cause par sa datation la classification théorique par mouvements esthétiques et chronologiques. Les mouvements ne sont que des outils artificiels créés par les historiens de l’art pour fabriquer des repères chronologiques. Tout ne peut pas y répondre à l’instar de cet exemple. Pour le replacer dans son contexte, rappelons qu’il est contemporain de la carrière de Léonard de Vinci. Pour une approche plus pertinente du contexte, il faudrait sans doute le relier à la tendance humaniste qui commence se diffuser dans le monde des lettrés à cette période.

Des artistes novateurs 

Tant sur le plan de la peinture que de la sculpture, sont visibles sur cette création de nombreuses innovations qui ont été révélées par les restaurations actuelles. L’équipe en charge de la couche picturale a pu se rendre compte de l’ingéniosité de Grünewald grâce à laquelle nous avons hérité d’une œuvre si bien conservée. La peinture sur bois, technique la plus pratiquée par les peintres de l’époque, possède quelques inconvénients issus des caractéristiques mêmes de cette nature de support.  Afin de réaliser une peinture sur bois, il est nécessaire de travailler plusieurs planches de bois pour un ouvrage de grand format. Le bois a malheureusement tendance à se déformer avec le temps et surtout à se courber. Pour parer à ces problèmes, des planches de seulement dix centimètres de côté, obtenues grâce au débitage en quartier théorique (taille réalisée de manière toujours parallèle aux cernes, caractéristique des pays d’Europe du Nord) sont assemblées ensemble. Ce problème de déformation résolu, le grand nombre de planches nous interroge sur la manière de les réunir et de les maintenir de manière durable. Une autre solution est apportée à ce souci par l’emploi d’une filasse sur les joints verticaux – et non horizontaux ! –  ce qui revient à enduire toute la surface, les planches ne mesurant que dix centimètres. Par la suite, le bois reçoit une couche préparatrice (de la colle) qui va lier la filasse aux autres couches, notamment la couche picturale.

Rassurez-vous, les innovations ne s’arrêtent pas aux couches invisibles pour le visiteur. Pour ceux qui pratiquent la peinture ou qui sont familiers des musées, vous pourriez  tenter de deviner la technique de peinture choisie. Huile ? Tempera ? Oui et non ! Il s’agit des deux associées pour tirer les avantages de chacune. D’autre part, pour obtenir ces verts si particulier, l’artiste ne mélange pas sur sa palette les pigments mais appose plusieurs couches de pigments différents. Rien n’est simple, rien n’est laissé au hasard. On peut aussi saluer la virtuosité de Nicolas de Haguenau : la qualité de la polychromie de ses sculptures est en effet comparable à celle des peintures du retable.

Une esthétique en avance sur son temps ? C’est ce qui explique sûrement sa très grande fortune critique. Copié, croqué, déformé, le travail de ces deux artistes a beaucoup inspiré les artistes du début du XXe siècle à l’instar de Matisse, Picasso mais aussi Otto Dix !

Restauration sous les projecteurs 

Comme vous le comprenez mieux à présent, cette star avait donc bien mérité des soins et donc une restauration complète. Très engraissée, opacifiée par les couches de vernis déposées par les restaurateurs des générations postérieures, c’est en début 2011 puis en 2018 qu’elle fait l’objet d’une restauration financée par l’État (son propriétaire), la société Schongauer (gérant le musée) et les dons de particuliers. Les interventions visaient à amincir les couches de vernis, refixer la couche picturale, retrouver la polychromie d’origine des sculptures, et sécuriser et donc pérenniser ce chef d’œuvre. Afin d’éviter tout risque lié au feu, le retable devait être rendu mobile pour une évacuation facilité en cas d’incendie. Le choix, tout aussi impressionnant que l’œuvre, a été de réaliser une partie des restaurations in situ sous le regards des visiteurs. Coupés de l’agitation par une simple vitre ou d’une barrière, les équipes de restaurateurs ôtent par l’usage d’un solvant les couches de vernis jaunis sous votre regard attentif. Cette manière de faire à le mérite de briser la rupture existant trop souvent entre le public et l’objet. De manière plus large, la scénographie de la salle du retable tend à rendre la compréhension la plus abordable possible. Le retable est dans la chapelle puisqu’il s’agit d’une œuvre conçue pour la dévotion. Le visiteur approche le contexte artistique contemporain avec la présentation d’autres retables permettant ainsi de mieux percevoir le caractère novateur du retable d’Issenheim. Celui-ci, placé dans le chœur, vous toise de toute sa hauteur. Bien que démonté, le fonctionnement des différents panneaux reste compréhensible par la présence de maquettes qui séduiront petits et grands.

Cranach,_Lucas_d._Ä._-_Die_Melancholie_-_1532
Lucas Cranach dit l’Ancien, La Mélancolie, 1532, musée Unterlinden, Colmar.

Soyez un témoin de l’histoire de l’art et d’une renaissance en vous rendant au Musée d’Unterliden. De plus, le musée conserve également d’autres œuvres majeures comme La Mélancolie (1532) de Lucas Cranach l’Ancien.

 

 

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