À la découverte de la sculptrice indienne Mrinalini Mukherjee

Crédit photo : Pradeep Gaur/Mint

Mrinalini Mukherjee était une sculptrice indienne, née à Mumbaï en 1949 et décédée en 2015 à New-Delhi. Ses quarante ans de métier de plasticienne ont longtemps  été dominés par le travail de la fibre avant qu’elle n’opère un tournant vers la céramique et le bronze durant la seconde partie de sa carrière. Elle fait partie de ces artistes qui ont émergé dans l’Inde post-coloniale des années 1970-80, et qui ont manifesté leur détachement de la peinture figurative, prédominante parmi les arts plastiques à cette époque. Néanmoins, Mrinalini Mukherjee a toujours travaillé de façon indépendante et isolée des influences extérieures. Les évolutions artistiques qui ont modelé sa carrière ont été uniquement déterminées par ses propres choix et cheminements de pensée et de pratique, ce qui a donné corps à des œuvres artisanales lestement imprégnées de l’imaginaire visuel mythologique de l’hindouisme.


La passion de Mukherjee pour la nature et sa connaissance de la sculpture, de l’art populaire, du design contemporain, des artisanats et textiles de l’Inde transparaissent dans son expression plastique. Les multiples références qui habitent son imagerie explorent et jouent de l’opposition supposée entre figuration et abstraction. Son travail est le fruit d’une expérimentation parfois laborieuse et souvent intuitive. Ses œuvres sont originales, mystérieuses, à l’iconographie souvent divine, mais sans précision narrative, et aux formes souvent organiques voire sexuelles dans certains cas. Elles résistent toujours au réalisme et en imposent par leur échelle et par leur présence lourde et majestueuse.

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Portrait de Mrinalini Mukherjee © Fondation Mrinalini Mukherjee

Les choix de son expérimentation plastique sont facilement identifiables et c’est l’objet de la rétrospective new-yorkaise qui lui a été dédiée cet été au Met Brauer, intitulée Phenomenal Nature. Mrinalini Mukherjee a modifié peu à peu la posture de ses œuvres, son approche de la fibre et donc son rapport à la sculpture moderniste. Mukherjee a également défié les distinctions couramment opérées en histoire de l’art entre artisanat et art plastique et entre tradition et avant-garde.

Jeunesse et formation

Le monde naturel imprègne particulièrement la genèse du corpus d’œuvres de Mukherjee, dont l’enfance a été bercée par les paysages himalayens et de l’Ouest du Bengale. Son père, Benode Behari Mukherjee, a intégré la philosophie écologique à son enseignement à la faculté de beaux-arts de Kala Bhavan située à Santiniketan (Bengale-Occidental).

La sculptrice étudie les arts plastiques à l’Université Mahajara Sayajira de Vadodara (Gujarat), de ses 16 ans jusqu’à ses 21 ans, et en sort diplômée de peinture en 1970. Par la suite, elle commence à étudier le design mural auprès de Kalpathi Ganpathi « K.G. » Subramayan, un artiste polyvalent et ancien élève de son père. Il l’incite à s’imprégner et à s’approprier l’ensemble de l’histoire de l’art indienne et des traditions artisanales du pays, et l’encourage à utiliser des techniques et matériaux inhabituels.

L’attraction de Mukherjee envers la fibre est issue d’un choix personnel avant tout. Ses travaux les plus anciens sont des accrochages en tissages de fibres évoquant des espèces animales imbriquées dans ce qui semblent être des montures de végétaux grimpants. Mukherjee ne crée pas à partir d’un traditionnel métier à tisser, mais utilise des châssis créés de toutes pièces. Elle préfère également travailler la corde naturelle indienne, proche du chanvre.

De timides premières oeuvres

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Écureuil, 1972, chanvre, jute, coton, bambou, sisal, brosses à tapis, Kiran Nadar Museum of Art, New Delhi

Ses premières œuvres de fibre peuvent être catégorisées comme des accrochages muraux aux thématiques naturelles. L’Écureuil est une créature bricolée à partir d’une brosse et d’une tête en crochet. Il émerge en trois dimensions de l’accrochage et anticipe l’évolution plastique de Mukherjee.

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Cascade, 1975, National Gallery of Modern Art, New Delhi

 

Autonomie et appropriation de la mythologie

En 1972, l’artiste déménage à New Delhi et décide de se défaire au maximum des influences de son réseau d’artistes et de designers. Son amitié intime avec l’artiste et critique Jagdish Swaminathan peut être partiellement créditée pour expliquer le renforcement de son propos métaphorique tout en conservant l’importance de l’aspect artisanal.

Mukherjee commence à explorer les éléments fondamentaux de la sculpture traditionnelle : volume, espace, équilibre, poids et forme, et accepte d’exécuter des commandes publiques de grande taille. Elle travaille intuitivement sans dessins préparatoires et commence à détacher ses œuvres du mur pour qu’elle interagissent à la fois avec le sol et avec l’espace qui les entoure. Elle commence même les suspendre au plafond. Ses œuvres perdent de plus en plus leur caractère imitatif pour se tourner vers des objets biomorphiques en phase de transformation : elles s’autonomisent à la fois dans la forme et dans le sujet.

L’artiste prend de l’assurance dans les années 1980, dont les oeuvres sont caractérisées par des noms sanskrits, ce qui démontre la représentation très libre des divinités issues de la mythologie indienne. Ces nymphes et autres esprits sylvestres font partie de la tradition iconographique que Mukherjee observe dans les temples et les autels durant ses voyages dans le pays. Une grande partie des sculptures qui se détachent de la surface murale sont inspirées des bas-reliefs des temples hindous, notamment ceux d’Ajanta et d’Ellora. Néanmoins ces œuvres sont davantage des évocations, de libres interprétations de ce type d’iconographie plutôt que des imitations. Mukherjee s’approprie l’iconographie classique en abstraction moderne.

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Nag Devta, 1979, collection privée ©Randhir Singh

Cette sculpture est la réminiscence de la divinité serpent qu’on trouve dans les temples et les sanctuaires indiens. La portion attachée contre le mur suggère le capuchon du serpent tandis que la traîne visible au sol représente sa queue. Ici, l’artiste se réfère au vocabulaire des bas-reliefs dans un style symétrisé, simplifié et résolument moderne.

Vers la monumentalité

Dans les années 1980, Mrinalini Mukherjee rejoint un groupe de sculpteurs aux productions monumentales et particulièrement ambitieuses, donnant lieu à la phase la plus audacieuse de sa carrière concernant l’usage de la fibre. Mukherjee se défait complétement de toute approche conventionnelle de ses installations. Elle rejette les piédestaux et dépose ses sculptures directement au sol. Celles-ci se tiennent droites par elles-mêmes, tout en pesanteur et en monumentalité. Selon l’artiste, les œuvres de cette période « parviennent à suggérer l’émerveillement ressenti lorsqu’on foule le seuil d’un temple ou d’un sanctuaire, et qu’on lève les yeux sur la présence enveloppante d’une divinité. »

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De gauche à droite, Pakshi (oiseau), 1985, Rudra (divinité de la terreur), Devi, 1982, galerie nationale d’art moderne, New Delhi

Rudra est une divinité personnifiant la terreur, qui apparait dans le texte sacré du Rig Veda. Cette œuvre témoigne de la capacité de Mukherjee à suggérer la terreur, la monumentalité et le sentiment de petitesse face à un être féroce. L’artiste s’inspire aussi des costumes de performance et de théâtre japonais et indien (le Theyyam, le Kathkali, le Nô et le Kabuki) revêtus pour inspirer la peur et la déférence au public.

Mrinalini Mukherjee est soutenue par son époux de l’époque, Ranjit Singh et par son assistant Budhia, pour produire des œuvres d’une si grande échelle (mesurant jusqu’à environ 2.30 mètres de hauteur), si difficiles à réaliser seule. Il faut en effet s’atteler à la tâche chronophage de préparer les cordes, fabriquées à partir de fibres locales, qui arrivaient à l’atelier par paquets, avant qu’on ne les déroule et qu’on ne les rigidifie. Enfin, il est nécessaire de trier les cordes selon leur épaisseur et leur couleur. Certaines sont utilisées brutes, d’autres sont teintes chimiquement.

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Van Raja I (Roi de la Forêt), 1981, Roopankar Museum of Fine Arts, Bharat Bhavan, Bhopal

Une perception indépendante de la tradition

À la fin des années 1980, Mukherjee se libère complètement des murs et des plafonds pour créer uniquement des œuvres assises par elles-mêmes. Sa pratique de la fibre culmine lors de son exposition de 1994 au musée d’art moderne d’Oxford. Elle se défend des critiques en précisant que ses œuvres ne sont pas la transcription littérale des codifications hindoues, et que son travail n’est pas la représentation iconique juste de l’iconographie d’une religion bien précise. Il s’agit plutôt, selon ses mots, « d’expressions métamorphiques de diverses perceptions sensorielles ». Ses représentations anthropomorphes n’ont pas de relation fondamentale avec les déesses et les dieux traditionnels. Ce sont des évocations parallèles à l’univers religieux, appartenant au domaine de l’art.

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Vriksh Nata (représentations arboricoles), fibre, 1991–92, Kiran Nadar Museum of Art, New Delhi

Durant la seconde moitié des années 1990, la sculptrice délaisse peu à peu les productions en fibre. L’effort physique que nécessitait la production de telles œuvres, la difficulté croissante de se procurer un matériau de qualité et local, additionnés à l’impossibilité de trouver les colorants chimiques la font abandonner définitivement ce matériau, après avoir créé un dernier groupe de sculptures de fibre, où le sexe féminin est la thématique dominante.

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Aranyani (Déesse des Forêts), 1996, fibre, don de Mrinalini Mukherjee
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Vanshri, femme et arbre, 1994, Vadehra Art Gallery, New Delhi

1995, apparition de la céramique

Mrinalini Mukherjee se tourne vers la céramique, qu’elle expérimente pour la première fois en 1995. L’artiste ne considère pas cette évolution comme une rupture avec la fibre, mais comme une continuité de son emploi de matériaux naturels.

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Sans titre, céramique, années 1990,
Vadehra Art Gallery, New Delhi ©Christie’s

L’artiste travaille en résidence par deux fois de 1996 à 2000 au centre européen de céramologie à Oisterwijk aux Pays-Bas. Elle crée avec la même spontanéité et la même ambition que lorsqu’elle travaillait la fibre. La gamme chromatique et le répertoire de formes sont identiques aux œuvres de fibre.

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Sans titre, céramique, années 1990, collection particulière ©Sotheby’s

Années 2000 : le choix du bronze

Au début des années 2000, Mrinalini Mukherjee change de nouveau de médium des suites de la difficulté de s’approvisionner en glaçures en Inde. Elle se penche dorénavant sur le bronze, un matériau probablement hérité de sa mère, qui modelait et moulait de petites statuettes dans ce matériau. Mukherjee travaille à la cire perdue, et s’attèle à une pratique plus exigeante qu’auparavant, puisqu’elle doit maîtriser les arts du feu et sa température. Elle exécute les finitions grâce aux outils qu’elle forge elle-même au laboratoire d’orthodontie de son quartier.

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Palmscape III, bronze, 2013, Kiran Nadar Museum of Art, New Delhi ©Brittainy Newman/The New York Times

Les bronzes de Mrinalini Mukherjee évoquent une impression contradictoire d’immobilité et de croissance. L’artiste cherche à suggérer la puissance des forces vitales. Ses membranes de bronzes représentent des créatures nébuleuses, primitives, tantôt nouvellement nées, en mutation, ou mortes, en voie de décomposition. Ses sculptures de bronzes portent en elles une saturation simultanément morbide et vitale, dans un aspect organique troublant.

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©Metropolitan Museum of Art

Sa perception de la nature est fertile, parfois érotisée et souvent brute. Elle ne la représente pas de façon romantique, ni élégiaque, ni réactionnaire.

Memorial II 2006 Collection Vadehra Art Gallery Crédit Photo Randhir Singh 2017
Memorial II, bronze, 2006, Vadehra Art Gallery, New Delhi ©Randhir Singh

L’oeuvre de Mrinalini Mukherjee se caractérise par l’usage et la maîtrise d’un unique matériau pour chaque période de sa vie, par un intérêt pour la symétrie et par une économie de moyen évidente qui met en valeur sa créativité plus qu’elle ne la bride. Au cours de sa carrière, Mrinalini Mukherjee a créé un répertoire de formes riche en potentiel, aux références iconographiques classiques mais distanciées des sources religieuses et dont les représentations se répondent mutuellement. Son travail met en valeur les forces phénoménales de la nature et mute souvent vers un registre plus obscur, lié au cycle de la vie et de la mort, de la fécondation à la décomposition.

Toutes les photos des œuvres d’art non créditées ont été prises par l’auteur.

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