Un roi sans royaume à l’aube de l’Égypte

Le 25 novembre dernier, l’association Archéo-Nil a convié à l’École du Louvre l’égyptologue belge Dorian Vanhulle, dont la conférence intitulée « Un roi sans royaume à l’aube de l’Égypte » a passionné le large public, fidèle à ce rendez-vous annuel. Ce chercheur post-doctorant à l’Université Libre de Bruxelles a exposé quelques réflexions à propos des premières cultures d’Egypte, des procédés de délimitation de son territoire et de ses jalons iconographiques et archéologiques, notamment en lien avec le symbole du bateau.

Avant la création de l’état

L’Égypte avant les pharaons n’est pas unifiée. La période prédynastique est bornée par des dates relatives, donc libres à être modifiées selon de nouvelles découvertes. Elle est actuellement fixée par les chercheurs entre 4500 à 3100 avant notre ère. Le pays est constitué de différentes cultures qui se développent à la fin du 5e et au début du 4e millénaire sur l’ensemble de la vallée du Nil égyptienne.

  • Au nord de l’Égypte, les cultures de Mérimdé Béni-Salamé (c. 4900-4400 av. n.è.) puis les cultures de Basse-Égypte (c. 4000-3500 av. n.è.).
  • En Moyenne Égypte, la culture du Fayoum.
  • Au sud de l’Égypte, le badarien (à l’origine des fameuses palettes à fard), la culture de Tasa (dont l’existence est discutée, étroitement associée aux déserts et à la Nubie) et la culture de Nagada.
  • En Nubie, le voisin méridional, le « groupe A ».

On se concentre ici sur la culture de Nagada puisque selon la « théorie d’expansion nagadienne », celle-ci semble s’être progressivement étendue à l’ensemble de l’Égypte, par assimilation avec les cultures du Nord. Elle est donc le décor de la formation de l’état égyptien au quatrième millénaire. Les chercheurs scindent la période en trois parties.

  • Nagada I : 3900-3650 avant notre ère
  • Nagada II : 3650-3300 avant notre ère
  • Nagada III : 3300-2700 avant notre ère (les dynasties 0, I et II)

La culture de Nagada est le moteur de l’unification du pays, de l’émergence d’une élite et donc de l’apparition d’objets précieux. Ces phénomènes aboutissent au développement de l’écriture hiéroglyphique et du pouvoir royal vers 32501.

L’art comme mode d’expression

Il est nécessaire de reconstruire l’univers cognitif et idéologique des humains du quatrième millénaire pour déterminer leur structuration sociale et comprendre leur façon d’appréhender leur environnement.

L’ordre contre le chaos et l’harmonie du territoire

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Assiette à scène de chasse nilotique (ca. 3600 av. n. è.), musée égyptien du Caire (CG 2076)

Cette assiette peinte vers 3600 avant notre ère est la plus ancienne occurrence de l’iconographie du bateau. Elle porte un discours symbolique et un message idéologique. Dès le quatrième millénaire en Égypte, l’art est performatif, signifiant ; c’est ce phénomène qui aboutira au développement du système hiéroglyphique à la fin du millénaire. Ici, le grand thème de la primauté de l’ordre sur le chaos, également présent au Proche-Orient, fait son apparition. C’est une expression de la volonté du contrôle des humains sur ce qu’ils ne maîtrisent pas et sur ce qui menace leur équilibre : on représente par exemple l’hippopotame, un animal dangereux, qui peut détruire les récoltes, en l’associant aux idées de danger et de chaos. Harponné et entouré de bateaux, son aspect néfaste est annihilé. Autour de ce point focal, s’essaiment diverses représentation d’autres animaux du pays (des scorpions, un crocodile, une antilope) qui illustrent la symbiose entre la vallée du Nil et le désert, évoquant ainsi l’ensemble de l’Égypte.

À la fin de Nagada I, vers 3600, la notion de pouvoir fleurit de plus en plus dans l’art. Sur ce vase, conservé à Bruxelles, sont représentés des personnages les bras levés, probablement en position de victoire.

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Vase Nagada I, musées royaux d’art et d’histoire, Bruxelles (E 3002)

D’autres objets, comme ce vase d’Abydos, conservé au Caire, visible ci-dessous, représentent des personnages aux bras attachés dans le dos par des liens, il s’agirait des vaincus. Ici, quelques personnages portent des branchages sur la tête. S’il s’agirait bien de régalias, ces œuvres démontrent la présence bien établie d’une hiérarchie sociale qui va au-delà de la simple structuration antérieure.

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Vase de la tombe d’Abydos U-239/1, musée égyptien du Caire (JE 99072) (Dreyer et al. 1998: 113-114, Abb. 12.1, 13)

L’apparition du double-discours

Cette jarre représente des personnages harponnés et un hippopotame femelle, qui va bientôt mettre bas. L’image à double-discours, qui est systématique dans l’iconographie de l’Egypte ancienne, apparaît ici. L’hippopotame femelle représente à la fois l’aspect néfaste propre à son espèce (l’Isefet), et l’idée de fertilité, de renaissance et de maternité à l’origine de la déesse Taouret.

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Jarre d’Abydos, tombe U-415/1 (Dreyer et al. 2003: 81, Abb. 5)

Le boat-symbolism

Spécialité de Dorian Vanhulle, le boat-symbolism (qu’on pourrait franciser en « symbolisme nautique » ou « naval ») consiste à définir le rôle du bateau au sein de l’idéologie et de la société égyptiennes, ici dans le contexte de la fondation de l’état égyptien. L’organisation de l’Égypte est établie à partir d’un fleuve, qui est à l’origine de l’unité du pays. Le bateau est primordial dans tous les secteurs de la société. Il est à la fois utilitaire et religieux : crucial pour la force politique, militaire et commerciale, il est aussi un instrument de la philosophie égyptienne, puisqu’il a un rôle fondamental dans les récits religieux et les croyances funéraires, et ce, dès les périodes de formations au IVe millénaire. Le bateau devient un élément incontournable de l’iconographie à partir de la fin de Nagada II (vers 3300). Durant la conférence, Dorian Vanhulle retrace l’histoire du développement iconographique et l’usage des bateaux en Égypte prépharaonique.

Les échanges entre Haute et Basse Égypte sont uniquement exécutés grâce à de petites embarcations de papyrus jusqu’à Nagada II, jusqu’à preuve d’une date plus ancienne. Dès la culture de Badari (4500-3900), de petits modèles de bateaux miniatures sont fabriqués en ivoire ou en terre cuite. Leur fonction est incomprise et semble prédominante en contexte funéraire et dans les petits temples protodynastiques : c’est l’amorce du rôle clé des bateaux dans la religion égyptienne.

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Modèle de bateau en terre cuite, ca. 3400 av. n.è., Ashmolean Museum of Art and Archaeology, Oxford (AN 1895.609)

Le bateau, une image signifiante

Nagada I (3900-3600) est caractérisé par la codification des images, qui deviennent signifiantes, et parmi lesquelles le bateau joue souvent un rôle central. Ces images-signes pourraient être la genèse de l’écriture hiéroglyphique, performative et métaphorique des anciens égyptiens.

À l’époque de Nagada II (3600-3300), le thème de la navigation apparaît sur des vases de type decorated. Les bateaux représentés sont de grande taille et embarquent de multiples rameurs, ce qui permet d’attester l’existence de bateaux en bois, appelés « faucilles », dès cette période. Le papyrus pourrait être employé pour de grandes embarcations (l’expédition maritime de Tor Heyerdahl en est un bon exemple), mais les constructions en bois sont bien plus performantes. Elles témoignent de la puissance et de la richesse de leur propriétaire, ainsi que des progrès technologiques atteints à l’époque (par extension, elles informent sur le degré de structuration de la société). Un bateau en bois, résistant et de grande taille, permet d’importer de grandes quantités de produits à travers le pays. Ce développement coïncide par ailleurs avec le phénomène d’expansion nagadienne vers le nord. La signification des représentations de bateaux à Nagada II reste cependant mal comprise.

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Décor peint de la tombe n°100 de Hiérakonpolis (ca. 3500 av. n.è.), d’après James E. Quibell et Frederick W. Green, Hierakonpolis. Part II, Londres, 1902, pl. LXXV-LXXIII.
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Fragments de lin peint, Gebelein (ca. 3450-3300 av. n.è.), Museo Egizio, Turin (S.17138)

Haute valeur symbolique

Environ 900 gravures pariétales mettant en scène des navigations ont été découvertes dans le désert, à plus de cent kilomètres des bordures du Nil. Leur inutilité évidente dans ces régions démontre qu’il s’agit de représentations symboliques, dont la signification demeure mystérieuse. Selon Pierre Tallet, il pourrait peut-être s’agir d’un moyen de proclamer la zone comme propriété de l’état égyptien2. On peut par ailleurs repérer une harmonie syntaxique, un tronc commun d’associations de motifs et de thèmes. Différents types d’embarcations y sont représentés, contrairement à celles des vases decorated.

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Gravures de Ouadi Ameyra, 3200-2800 av. n.è. Crédit : D. Laisney
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Gravures de Ouadi Ameyra, 3200-2800 av. n.è. Crédit : D. Laisney

Si les clés de lecture des inscriptions pariétales du quatrième millénaire nous échappent, on peut néanmoins repérer un discours cohérent entre elles et d’autres objets. Sur cette étiquette d’Hor Aha, on retrouve le serekh surmonté du faucon Horus, aussi représenté sur les gravures de Ouadi Ameyra.

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Étiquette d’Hor Aha, 3000-2800 av. n.è., Penn State Museum, Philadelphie (E9396)

Expression idéologique et marqueur de l’élite

L’idéologie nagadienne, dont de nombreux principes se perpétuent dans la pensée égyptienne, est marquée par la primauté de l’ordre sur le chaos. Cette valeur intrinsèque à l’Égypte ancienne apparaît au quatrième millénaire sous la forme de scènes de chasse, régulièrement associées à des embarcations. Or, l’archéologie nous a prouvé que la chasse n’est plus pratiquée en Égypte au quatrième millénaire, au profit de l’élevage et de la sédentarité. Ces représentations sont donc uniquement symboliques et pourraient se référer métaphoriquement à la présence de l’homme. Les représentations d’embarcations sur la roche et les objets de prestige expriment le pouvoir de l’élite.

Les bateaux incarnent la domination religieuse et militaire, ils s’imposent, écrasent, tout en ordonnant la composition. Par ce sens, il s’agirait d’un maillon dans l’origine du lien entre religion et pouvoir en Égypte ancienne. Par ailleurs, les bateaux représentés au registre secondaire sur l’étiquette d’Hor Aha contiennent de fortes similarités avec la barque hénou du dieu Sokar qui apparaît à l’époque pharaonique, toutes deux ornées d’une tête de bélier à la proue du navire.

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Plaquette en ivoire d’Hor Aha (ca. 3100-3000 av. n.è), musée égyptien du Caire (CG 14142). D’après J.Vandier, Manuel d’archéologie égyptienne I, Paris, 1952, fig. 556.
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Barque henou de Sokar, temple de Dendérah

Des bateaux protodynastiques ont également été exhumés de fosses naviformes à Abydos et à Abou Rawash. Toutes ces similarités amènent les chercheurs à suggérer l’existence hypothétique de processions nilotiques religieuses au protodynastique, mais rien ne permet d’en être certain.

Formation de l’état et délimitation territoriale

À la période de Nagada III (3300-2700), le nombre de représentations de bateaux augmente beaucoup, et sont principalement commanditées par les rois en contexte funéraire. Ce développement iconographique est doublé de l’apparition du serekh, la forteresse royale qui encadre le nom d’Horus du roi. Les égyptiens, présents au Levant vers Nagada IIc par le biais de colonies, illustrent l’expansion égyptienne protodynastique, qui, paradoxalement, se restreint au moment de la formation officielle de l’état vers 3000, coïncidant avec le développement des cités-états cananéennes3. Les colonies levantines sont abandonnées, au profit d’un essor des échanges par bateaux en Méditerranée.

Ce bloc de pierre décoré de Gebel Sheikh Saleima, conservé au musée de Khartoum représente un serekh, le roi d’Égypte et un arc qui désigne de façon codifiée la Nubie.

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Bloc de Gebeil Sheikh Suleiman, musée de Khartoum
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Relevé du bloc de Gebel Sheikh Suleiman, JNES 46, p.285, 1987.

Le bateau, vide ici, incarne probablement l’état et la domination. Suite à une cohabitation pacifique entre nagadiens et membres du Groupe A, propice à la mixité culturelle, le développement simultané des deux états aboutit à une concurrence politique. Les campagnes militaires égyptiennes repoussent le Groupe A au-delà de la deuxième cataracte et marque ainsi la première limite géographique (fixée à Eléphantine). Le roi doit délimiter son territoire pour affirmer l’existence de son état, ce qui implique parfois la restriction de sa zone d’influence.

La présence d’un roi implique nécessairement la délimitation de son territoire. Or, la mise en place de l’état égyptien unifié fut rapide par rapport à celle de la Mésopotamie. L’Égypte a mis 1500 ans environ à se former en tant qu’état unifié, tandis que les habitats communautaires et structurés existent dès la fin du septième millénaire en Mésopotamie, qui fut bien plus lente à former un véritable état à la période d’Uruk au quatrième millénaire. Les jalons de la fondation de l’état égyptien sont situés à Abydos, qui recèle la nécropole royale de la 1ère dynastie, et sa fameuse tombe U-j, appartenant au roi dit « Scorpion » de la dynastie 0. Hiérakonpolis semble être également un lieu clé, peut-être la capitale administrative du pays.

À partir d’Horus Narmer, le premier roi de la dynastie I et unificateur de l’Égypte, qui règne vers 3100-30001, le bateau ne représente plus le roi mais demeure un idéogramme. Le bateau n’est plus un symbole d’autorité et d’ordre social, au profit de la figure du pharaon lui-même. Ce changement est l’indication d’une société qui se focalise sur la figure du roi comme garant de l’ordre et de la puissance contre le chaos.

Les premiers déplacements sur le Nil sont à l’origine de l’établissement des hommes dans cette vallée. La navigation nilotique influence les sociétés et son rôle fondamental dans tous ses aspects explique son insertion précoce dans le dialecte idéologique puis religieux. Malgré l’attestation de l’existence de grands ports à l’Ancien Empire4, aucune source archéologique ne permet de comprendre l’insertion de l’Égypte dans le commerce international durant les périodes de formation, et donc de déterminer son degré de maîtrise de la navigation en mer. Or, la navigation maritime remonte aux temps les plus reculés au Proche-Orient et en Mésopotamie, des régions qui commerçaient avec les pays du golfe Persique, au sud de l’Égypte, et qui ont fréquenté la Méditerranée.

L’Égypte devient un état à la fin du quatrième millénaire grâce à la fixation de ses frontières, non sans conflits ni compromis. Cette délimitation du pays et cette volonté de puissance passent par la représentation de larges bateaux en bois, dont l’image autoritaire et métaphorique sera plus tard remplacée par celle du roi, tout en imprégnant les récits religieux qui forgeront l’esprit des Égyptiens pendant près de 3000 ans.


Article relu et corrigé par Dorian Vanhulle.

Sources :

1.D. Farout, Chronologie de l’Égypte ancienne, 2018.

2.P. Tallet, La zone minière pharaonique du Sud-Sinaï II, Les inscriptions pré- et protodyastiues du ouadi ‘Ameyra, MIFAO 132, 2015.

3.P. de Miroschedji, CRAI 2015 II (avril-juin), p. 1003-1038, 2015.

4. P. Tallet, G. Marouard, D. Laisney, Un port de la IVe dynastie au Ouadi al-Jarf (mer Rouge), BIFAO 112, p. 399-446, 2012.

M. Abd el-Raziq, G. Castel, P. Tallet, Ayn Soukhna et la mer Rouge, Égypte, Afrique et Orient 41, p. 3-6, 2006.

Pour aller plus loin :

D. Vanhulle, Le Nil et au-delà, Koregos, 2014.

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