CALCUTTA ou une indie mainstream pour renouveler la pop italienne

La salle bientôt comble s’est remplie d’une foule transalpine parsemée de français où l’italien s’échange avec rire et hâte. LElysée Montmartre est, ce 25 novembre, le point de rencontre d’une jeunesse italo-parisienne, la vingtaine, même si des curieux plus âgés se mêlent volontiers à la foule réunie pour accueillir sur scène ce qui doit être le chanteur italien le plus connu du moment. Les plus précoces se sont assis devant la scène en attendant. L’oreille éduquée et l’œil attentif sauront comprendre l’excitation animée qui prend tous ces participants. On prend des photos, on Facetime, on update sa story instagram..Vers 20h tout le monde se lève pour accueillir une première partie, Le Feste Antonacci, qui fait un travail honnête pour chauffer doucement la salle avec humour et irrévérence. Vers 21h, après une inspiration commune, le voilà sur scène arrivant en même temps que sept musiciens, pas moins, arborant un discret et gêné sourire. Sa casquette rose vieillie vissée sur la tête, une veste noire en nylon qui lui tombe en bas des cuisses, il s’empare du micro, se tient au manche, inspire et..”Ti Ricordi / Andavamo a passeggiare nei ricordi…”

Soltanto per viaggiare

C’est comme cela que Calcutta arrive sur son unique scène française de son Tour Europeo qui a commencé avec la Suisse. Il revient de Londres, enchaîne avec Bruxelles le lendemain, Amsterdam ensuite puis des dates en Allemagne. Pendant une petite heure et demie, il livre une performance assez impressionnante, sans doute pas dans la durée (que l’on mettra sur le compte de ses seuls deux albums), mais dans l’exécution. Les échanges avec la foule restent rares, les adresses timides se font en italien. Ce manque de proximité avec son public se pardonne. Car sa maladresse ne se sent pas dans sa voix et ses gestes un peu gauches sont assurés quand il prend le micro. 

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Calcutta sur la scène de l’Elysée Montmatre le 25 Novembre

Accompagné par un nombre important de musiciens pour un chanteur solo dont la force vocale impressionne, son concert est un live show. Deux caméramen sur scène filment la totalité de la performance, chaque chanson est accompagnée d’un univers graphique spécifique ; des dessins animés, des vidéos prises au téléphone par Calcutta lui-même, son feed Instagram qui défile, Gaetano qui appelle en fin de concert, les pages Internet de Windows 1999-2004 qui s’accumulent… Rien à dire, Edoardo d’Ede a conçu un univers visuel propre et personnel qui participe aussi à son image. À la fin de son concert, demeurant sur scène avec sa seule choriste, il entame une dernière balade en acoustique. Un retour à la douceur, peut-être, mais plus justement une illustration de son vrai talent ; une voix, une guitare, un petit gars émotif dans une veste trop grande. 

« Esco o non esco? »

Le 5 juillet dernier, sur sa story Instagram, Edoardo d’Eme partageait une douce reprise du Ho Capito Che Ti Amo, ballade nostalgique d’une pureté touchante du chanteur italien Luigi Tenco, mort en 1967. En jouant du Tronichord (un instrument de très petite taille, entièrement électronique, commercialisé par Suzuki entre 1984 et 1987), Calcutta, car c’est son nom de scène, se réappropriait ce classique de la chanson d’amour italienne. Avec une intimité folle, sa voix douce, chuchotante, continuait les peines de son auteur et premier interprète en les conjuguant à des sonorités électros teintées d’une résonance plaintive très vintage mais résolument moderne. Sur le réseau, Calcutta (ou Calcutta_foto_di) est suivi par plus de 440 000 personnes. Il s’y montre, ses yeux tombant, fatigués, les cheveux noirs couverts une casquette vieillie, visage vaguement barbu, en arborant des survêtements, dans un négligé savamment pensé. Ce sont autant de “selfies de salles de bain” que côtoient des photos de ses performances, des annonces de concerts, des photos de backstages… Cette attitude gênée, cette timidité,  cette négligence participe de la construction de l’image d’un gars un peu paumé. Celui qui est arrivé là un peu par hasard. De cette nubile détresse, il fait sa signature. 

Cette vision de l’errance n’est pas totalement fausse. Né en 1989, Edoardo d’Eme grandit dans la Latium, à Latina, ville à 70 km de Rome. Finalement, peu d’informations sont à glaner sur sa formation adolescente. Ce sont des années de voyages, des recherches avant d’arriver à la musique comme auteur, compositeur et interprète en 2012, il sort Forse (peut-être) qui témoigne déjà d’une relation très intime aux arrangements musicaux, laissant la voix respirer et parler. Très court, cet album ancre Calcutta dans la scène alors toute jeune et naissante de l’indie en Italie. Un an plus tard, The Sabaudian Tape sort, un court EP, qui concentre tout le travail d’Edoardo d’Eme vers la travail de sa voix et d’une instrumentale assez puissante pour la compléter.

Trois ans plus tard, Mainsteam assure une première gloire. L’album signé sur le label Bomba Dischi et co-produit par Pot Pot Label continue cette tonalité indie de la voix plaintive mais claire qui se mêle avec des élans électros rythmés, indexés bien souvent sur de puissantes mélodies jouées au piano. Mainstream comme une revendication d’ancrage dans une culture populaire ou plus justement une contradiction.  Un nouveau rythme musical, une nouveauté qui sera popularité. Mainstream, comme les premiers titres, ses futurs classiques de sa discographie (Gaetano, Frosinone, Cosa mi manchi a fare ou Del Verde) qui sont révélés en novembre 2015. La même année un featuring dansant intitulé Oroscopo avec le duo Takagi et Ketra sort. Cet album est un premier grand succès commercial, devient disque de platine tout en introduisant Calcutta sur la scène ‘pop’ italienne. 

En 2018, c’est Evergreen qui assure une renommée nationale (et assurément plus) au compositeur, musicien et interprète. Les premiers singles de l’album Orgasmo, Hübner, Paracetamolo ou Pesto sont des succès dans les listes de charts italiens, de grands tubes qui hantent les radios et les bars de la péninsule. L’album est même numéro 1 des ventes pendant plusieurs semaines, les singles sont accompagnés de vidéos clips marqués par un ancrage réaliste, une narration touchante, une réalisation très maîtrisée par Francesco Lettieri. 

« sono il solo sveglio in tutta la città »

Mais outre l’attention à l’image, le travail et les années de gestation, le succès vient de la personnalité même du chanteur et de ses capacités. Sa voix râpeuse, au bord de la rupture alterne entre chevrotante et décidément puissante quand elle monte en intensité et émotions.  Mélodieuse, boudeuse, comme si elle était à peine articulée, Calcutta sait la faire criarde quand nécessaire. Cette oscillation de puissance entre intimité douce et explosion vocale particulièrement affective apparaît comme une marque de fabrique. Envoutante, elle devient un cri nécessaire, l’expression d’une angoisse, d’une peur d’un jeune adulte désemparé. Cette dualité de moments doux, intimes et d’autres mélodieusement hurlés fait sa véritable force. Ses performances acoustiques en sont particulièrement témoins. Dans l’édition deluxe de son album Mainstream, Edoardo d’Eme donne les premières “demo” de certains de ses titres les plus connus. Cette approche dénudée, très épurée de ses titres auxquels ont été rajoutés par la suite une importante instrumentale permet de bien saisir la puissance vocale et émotionnelle du chanteur. C’est sa singularité qui donne l’impression d’une grande sincérité, presque impulsive. Les mots sortent, l’émotion grandit, difficile à calmer. 

Sa grande conscience du rythme renforce la netteté des compositions. Pourtant les mélodies savent se faire surprenantes. Elles jouent sur la dissonance comme dans Del Verde ou Albero. Dans ses lives, ses succès fédèrent les foules. Même à Paris, on connaissait les paroles, on entonnait les mains en l’air Frosinone (“Mangio la pizza e sono il solo sveglio / In tutta la citta), Orgasmo… De son album Mainstream qui l’a donc révélé à un large public, il faut mettre en avant Gaetano. Hurlé par les foules aux concerts (il suffit de regarder des vidéos live), chantée par les personnages adolescents d’une série italienne, Gaetano peut se voir comme l’hymne d’une jeunesse italienne en manque de repères, tiraillée entre une violence désabusée et une découverte biaisée de la sexualité (Suona una fisarmonica e fiamme nel campo Rom / Tua madre lo diceva “non andare su YouPorn” / Per lasciarti andare).

« Se qualcuno poi ti parla di me, parla di me »

Car ne nous méprenons pas, les hymnes de Calcutta sont des chansons très populaires dont l’étude millimétrée pour fonctionner dans les charts italiens est tout à fait sensible. Notamment dans Evergreen, sorti en 2018 ; durée des titres, l’arrivée du refrain, mélodies plus coulantes, moins dissonantes, autant d’éléments qui marquent ce tournant raboté. Pourtant, l’arrangement musicale s’autorise des écarts notamment dans le premier album véritable Mainstream. Del Verde semble ne jamais se finir clairement, Albero est une mélodie perdue dans le souffle court des cris. Même dans Evergreen, Briciole reprend cette liberté de structure musicale loin des refrains – bridge – refrains des grands tubes. Une mélodie au piano vient ponctuer cette belle invitation au souvenir. 

Du côté des paroles, on se surprend à trouver une poésie banale et sincère qui est forcément variable avec la sensibilité de l’auditeur. Dans Orgasmo, il chuchote “Si je me mets véritablement à nu, tu dis que j’ai tout le temps envie de baiser”, d’une ironie érotique pathétique.  Dans Briciole (les miettes), il demande si “Tu te rappelles, quand nous sommes allés nous promener dans nos mémoires » mais ponctue le refrain avec l’énigmatique « le monde est une table et nous en sommes les miettes”. Dans Frosinone, il annonce que ne pas faire la vaisselle est sa liberté. Même dans Albero, Calcutta déclare vouloir de devenir un arbre et ne pouvoir imaginer une vie sans “toi” prolongeant la tradition centenaire de l’amant-chanteur italien au cœur brisé. Dans un soucis d’honnêteté, Paracetamolo avec son « tu sais qu’un Tapirichina 500, si tu en prends deux ca fait 1000 est à signaler. Le parolier italien sait être déconcertant… Quant aux thèmes développés par les chansons, ils sont d’une banalité au potentiel émotif inattendu. C’est l’amour, la solitude, l’incompréhension, le sentiment de perte, de vide. Souvent conjugués à des mots simples, des histoires sans sens, ses vers sont des phrases, des bouts de pensée qui correspondent toujours à l’errance qui sort. Une errance que personne, ni rien ne guérit totalement mais la seule consolation sera son expression et son partage.. Dans ses textes il fait aussi référence à la culture italienne quotidienne; Hübner évoque le joueur de foot Dario Hübner, Milano Dateo est une station de métro éponyme… Un ancrage flou qui valide cette idée de superpositions d’images et de pensées.  

« Dalla stanza accanto / Le canzoni sembrano meglio / Ma forse mi sbaglio »

Calcutta est signé sur le label Bomba Dischi. Le label fait le choix conscient dans ses artistes signés d’une tendance indie-electro. Bomba Dischi signe aussi Giorgio Poi qui, sur son dernier album, invitait le temps de son dernier titre notre Calcutta. La Musica Italiana est une chansonnette douce où les voix râpeuses mais apaisées des deux chanteurs se mêlent à de simples accords de guitars. On y annonce que la musique italienne n’est plus une musique à la mode. “Ici juste de la musique légère // Qui solo musica leggera”. Peut-être un nouvel hymne, doux-amer, qui se conclut en chantant que “de loin, tout a l’air plus beau.”  Comme une gentille note à l’auteur…

Note de l’autrice:

Une fièvre traductrice effrénée ne nous paraît pas être une bonne approche pour apprécier les chansons de Calcutta. Sans doute que les chansons doivent se découvrir aussi dans leur incompréhension si l’italien n’est pas familier du lecteur ou au mieux dans leur compréhension partielle. La poésie s’échappe peut-être un peu mais l’effet ne se perd pas, bien au contraire. 

Pour aller plus loin:
  • Les clips de Calcutta par Francesco Lettieri. Toujours ancrés dans un réalisme urbain, ce sont des personnages un peu en décalages, peut-être autant perdus que l’interprète lui-même. Le couple déchiré par la mort et le temps dans Orgasmo, un vieux chanteur en manque de reconnaissance dans Paracetamolo, Calcutta lui-même, avec la cigarette et la fatigue dans Frosinone. Mention spéciale à Del Verde, pas de la main de F. Lettieri mais d’une inspirante mélancolie avec une suite de travelling. 
  • Le clip de Sorriso (Milana Dateo) sorti en 2019, avec un clip, seul nouveauté de 2019 de Calcutta. Une chanson pop ultra rythmée, une adresse à l’ancienne aimée dansante et souriante.

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