
L’imagination des hommes s’exprime à travers des idées, des symboles, des images. Ces deux mots (imagination et image) sont d’ailleurs de la même racine, ce qui montre le lien très étroit entre les deux termes. C’est pour cela qu’une photo, un extrait de film, une statue ou un tableau peuvent avoir une telle force évocatrice et que des personnages de fiction ou historique sont aussi ancrés dans notre mémoire collective, et ce, de Jésus à Elvis Presley en passant par Dracula ou Batman. Mais c’est aussi pour cela que des œuvres d’art peuvent avoir le même impact sur notre culture et imagination commune. C’est sur ce facteur que joue l’artiste Travis Durden, dont les œuvres sont visibles jusqu’au 31 décembre à la galerie Sakura (Paris 4e) dans le cadre de l’exposition «Myth and Idols»
Travis Durden est un artiste qui préfère rester anonyme. Son nom lui-même est un pseudonyme constitué des noms de personnages de deux de ses films favoris. Cependant, ancien étudiant en histoire de l’art et auditeur libre à l’école du Louvre, cet artiste a su combiner sa passion de l’histoire de l’art et la culture populaire contemporaine. Son œuvre fait d’ailleurs beaucoup penser à tout un pan particulier de la culture internet : les mèmes.
Un mème est un élément culturel reconnaissable, répliqué et transmis par l’imitation du comportement d’un individu à un autre, par un moyen non génétique. Car en effet, si aujourd’hui ce mot est utilisé majoritairement sur internet, il tire en fait son origine de la génétique. Le biologiste Richard Dawkins avait théorisé que les idées suivent la même évolution que les êtres vivants, c’est-à-dire qu’elles évoluent au fil du temps en s’inspirant des autres. Le mot « mème » (tiré du mot grec mèmesis = l’imitation) est donc utilisé pour désigner l’unité constituant une idée, de la même manière que le gène est l’unité contenant les informations à transmettre. D’ailleurs, tout comme la biologie, il existe la mèmétique, qui étudie ces fameuses unités.
Mais en quoi cela a un rapport avec l’œuvre de Travis Durden ? Et bien tout simplement parce que ses productions relèvent d’un genre qui s’est beaucoup développé avec la démocratisation d’internet : le pastiche d’œuvre d’art.
Le pastiche est une œuvre dans laquelle on imite un style, la manière d’un écrivain ou d’un artiste dans l’intention de tromper ou bien par volonté satirique.
En effet, lorsque l’artiste donne au Christ ressuscité de Germain Pilon les traits du personnage de Dark Vador, dans son oeuvre « Darth Resurrection » il reprend l’œuvre pour ensuite la parodier, mais il en conserve une certaine symbolique, car dans l’œuvre de George Lucas, Anakin Skywalker meurt puis renaît en Vador, l’idée de résurrection est conservée.

« Darth Resurrection », de la série «Birth of a New Myth» Travis Durden.
Ce phénomène a été remarqué de nombreuses fois sur la toile. On remarque d’ailleurs que ces détournements d’œuvres d’art célèbres ont alors des usages variés.
On retrouve des mèmes jouant sur un anachronisme involontaire, comme celui surnommé « Scoundrel Stefano », qui est inspiré d’un portrait de jeune noble italien par Botticelli et qui ressemblait à une version Renaissance d’un autre protagoniste mèmique : « Scumbag Steve ». Ce même dépeignait une sorte de cliché de garçon exécrable et irritant, et fut donc porté à l’époque de la Renaissance pour « Scoundrel Stefano ». Cette association venait du fait que les deux protagonistes, qui semblent dégager la même attitude et de surcroît porter un couvre-chef pour le moins similaire.

Mais il existe aussi des mèmes qui détournent des œuvres pour en faire des anachronismes volontaires, comme les nombreuses parodies de la tapisserie de Bayeux, où les images de celle-ci sont détournées pour mettre en scène des situations ou de l’humour moderne. Parfois en parodiant d’autres mèmes.

Mais aussi, et c’est surtout cette dernière utilisation qui va nous intéresser, un mème peut faire une référence culturelle en parodiant une œuvre si célèbre qu’elle est ancrée dans notre mémoire collective. On peut citer La Nuit étoilée de Van Gogh, ou encore les époux Arnolfini de Van Eyck, qui ont eu le droit à leurs parodies intégrant des personnages de la culture pop dans leur contexte.

Batman façon « Nuit étoilée » de Van Gogh

L’un des exemples le plus parlants est probablement celui de la Cène de Léonard de Vinci. Cette dernière, réalisée à Milan pour le réfectoire du couvent de Santa Maria Delle Grazie, possède une iconographie très intéressante à détourner car elle permet de reprendre plusieurs personnages d’une même licence, en figurant le héros au centre et les douze autres personnages sur les cotés. On peut constater deux tendances dans les parodies de l’œuvre. Soit les figures sont placées en fonction de ce qu’ils sont pour le héros ; et par conséquent, elles font directement référence à l’apôtre qu’ils remplacent, soit la parodie reprend uniquement la composition et les gestes. Parfois, on rajoute même des personnages. Dans ce cas, seule la composition (douze personnage attablés, avec une personne au centre) permet d’identifier l’iconographie à laquelle l’image fait référence.

On retrouve d’ailleurs une parodie de La Cène dans l’exposition avec l’œuvre « Star Wars, Last Supper » de Steve Brown. Là, on voit que les personnages sont placés en fonction de leurs histoires dans l’univers de science-fiction susnommé. En effet, là où l’empereur est représenté à la place du Christ, dans son aspect de figure toute puissante, Dark Vador est placé en Judas, référence au dénouement touchant du film « Le Retour du Jedi », où ce dernier trahit l’empereur maléfique pour sauver le héros.

La Joconde, autre œuvre mondialement connue, a également droit à des détournements innombrables par des artistes sur internet. D’ailleurs, Travis Durden n’a lui-même pas résisté à la tentation et a proposé un montage de La Joconde en T-800, modèle de robot du célèbre Terminator, dans le film éponyme de James Cameron.

L’exposition à la galerie Sakura montre les différentes séries d’œuvres que lui et d’autres artistes détournant eux aussi la culture populaire avaient réalisés et répondant au thème (aussi titre de l’exposition) « Myths and Idols ». Ensemble, ils dépeignent un monde insolite et étrange où les héros et figures mythiques de la culture geek créent des chimères, hybridées avec des éléments culturels et historiques, où des monstres comme l’alien de Ridley Scott et le predator sont des gentlemen de l’âge d’or élisabéthain, où des immenses structures futuristes abandonnées prennent le visage de Mickey Mouse ou Hello Kitty, et où des héros de Star Wars sont immortalisés dans la pierre, reprenant des œuvres du musée du Louvre.
En voyant cette exposition, le parallèle avec le phénomène internet de la parodie d’œuvre d’art est facile à faire. C’est une manière amusante de réconcilier ce que beaucoup considèrent comme de la « sous-culture » avec la culture artistique dite «classique ». De plus, comme les mèmes, on ne peut nier la dimension humoristique que revêtent ces œuvres. En parcourant l’exposition et les différentes séries de Travis Durden, on remarque clairement cette volonté d’union entre histoire artistique et culture geek. Voici quelques exemples tirés de deux de ses séries d’œuvres :
- « Pink Life » est une série qui parodie les natures mortes (« Still Life » en anglais) en utilisant des objets emblématiques de licences connues, comme Batman ou Thor, le tout dans une esthétique de 3d très imprégnée de la culture moderne.

- « Birth of a new Myth » reprend des statues du musée du Louvre pour les mélanger avec des figures emblématiques de l’univers de Star Wars. Parmi elles figure « Darth Resurection », mais aussi d’autres parodies de statues antiques et de la Renaissance, toutes avec un jeu de mot mêlant le nom de la statue et le personnage de fiction représenté. Comme par exemple « General Niobides » (où un parallèle est fait entre la mort du général Grevious et celle des enfants de Niobée) ou encore « Amiral de Ren » (où l’histoire du personnage historique de l’œuvre originale peut être comparée à celle de Kylo Ren dans les derniers films Star Wars).


Ainsi, avec ces parodies, Travis Durden nous interroge aussi sur l’aspect universel que peuvent prendre les figures emblématiques de la culture populaire mais aussi de l’art qui souvent est associé à un public plus élitiste. L’exposition de la galerie Sakura permet de nous faire réfléchir sur l’importance de ces pans de la culture pop et de leur impact sur la culture artistique classique. L’artiste met sur le même plan des formes d’art de différentes époques et les symboles qu’évoquent les figures parodiées en perspectives avec celles des œuvres qui sont détournées. De plus, ces œuvres de l’exposition « Myth and Idols » n’oublient pas un domaine très important de notre monde contemporain : internet et son humour particulier, friand de détournements de ce genre.
Sources :
→ Sur la mèmétique et les pastiches d’oeuvres d’arts (majeure inspiration pour cet article):
– « L’origine des mèmes » par Mad Dog
https://www.youtube.com/watch?v=mGvA2BqCqbE
– « Léonard de Vinci, créateur de mèmes » par Mad Dog
https://www.youtube.com/watch?v=fKMoGHLHpfA
→ Sur les oeuvres de Travis Durden :
– Catalogue d’exposition de « Myth and Idols », Travis Durden et la Galerie Sakura
– Petite biographie de l’artiste sur le site de la Galerie Sakura