Luidji et Baudelaire – Tuer le temps n°2

Nous y revoilà, pour une seconde chronique. Il s’agit aujourd’hui de mettre en perspective un chanteur contemporain, le rappeur Luidji, et un poète moderne, Charles Baudelaire. Je me centrerai plus particulièrement sur l’album Tristesse Business : Saison 1 de l’un et Les Fleurs du mal et Les Petits poèmes en prose de l’autre. Mais commençons par un élément d’actualité, si je puis dire, pour comprendre l’esthétique sonore et visuelle de Luidji, regardons le clip de « Gisèle » sorti il y à quelques jours.

Maintenant qu’on y voit un peu plus clair, j’aimerais préciser un peu ma démarche. Loin d’être un auteur méconnu, Baudelaire est un ponte de la poésie française et nous essaierons ensemble d’élaborer quelques angles d’approche pour étudier Luidji à la lumière du soleil noir qu’est Baudelaire – quitte à tenir la légende de ce dernier.

Charles Baudelaire

Il n’est plus à présenter, mais on va le faire quand même. Car ce qu’on connaît de Baudelaire, c’est avant tout la légende qu’a pu être ce « poète maudit » (Verlaine). En effet, qui mieux que lui a écrit sur les drogues, les femmes, l’alcool, qui sont autant de tentatives avortées d’accéder à l’Idéal par Les Paradis Artificiels.

Baudelaire était en réalité quelqu’un de réservé, à l’inverse d’un Rimbaud qui fit vivre une saison en enfer aux poètes parisiens avant de partir pour Bruxelles et Londres. Souffreteux et maladif, correspondant toute sa vie avec sa mère, il finit d’ailleurs dans les bras de celle-ci, à 46 ans. L’histoire de Baudelaire, c’est surtout celle d’un homme qui s’est posé comme un incompris, qui s’est révolté à tout va, qui a cultivé un art de vie, mais lorsqu’à la fin de celle-ci, certains poètes décadents ont commencé à le célébrer, il en dit « ils me font une peur de chien. Je n’aime rien tant que d’être seul ». Ah ! J’oubliais… pour les Paradis artificiels, en réalité il semble que Baudelaire n’était pas un grand consommateur de drogue ou d’alcool, à l’exception du laudanum (opium sous forme liquide) comme médicament. Déjà à l’époque, on flexait. Ce qui me fascine le plus chez lui, c’est son caractère retors. Avant d’entrer dans le vif du sujet et de parler plus en longueur de Luidji, j’aimerais vous raconter une petite anecdote entre Baudelaire et l’autre poète le plus connu – sûrement ?- de la littérature française : Hugo. Cette anecdote nous apprend deux choses : Baudelaire était un peu faux-cul, Hugo ne se prenait vraiment pas pour de la merde. Cette anecdote est un échange de lettres entre les deux hommes juste après le scandale de 1857, lorsque les Fleurs du mal furent condamnées pour outrage aux bonnes mœurs. Tant que j’y suis, Baudelaire n’était pas au courant que son œuvre était scandaleuse ; lorsqu’il la publia, il l’envoya à nombre de ministres et notables du Second Empire. Suite à « l’affaire Baudelaire », Hugo se fend d’une lettre– car quatre poèmes lui sont dédiés- pour le féliciter, que voici.

 30 août 1857

J’ai reçu, Monsieur, votre noble lettre et votre beau livre. L’art est comme l’azur, c’est le champ infini. Vous venez de le prouver. Vos fleurs du mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles. Continuez. Je crie bravo de toutes mes forces à votre vigoureux esprit. Permettez-moi de finir ces quelques lignes par une félicitation. Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale. C’est là une couronne de plus.

Je vous serre la main, poëte.

Victor Hugo

À l’époque, « l’homme-océan » est sur son île en train de faire du vaudou sur Napoléon III dit « le petit ». Être consacré de la sorte par la star de l’époque, ce n’est pas rien, et pourtant, cela horripile Baudelaire qui écrit quelques années plus tard à un correspondant inconnu : « V. Hugo continue à m’envoyer des lettres stupides. […] Tout cela m’inspire tant d’ennui que je suis disposé à écrire un essai pour prouver que, par une loi fatale, le génie est toujours bête.»

On en est presque à se demander si Baudelaire, en dédiant à Hugo quelques poèmes, ne se foutait pas de son collègue plus qu’autre chose.

Je vous passe la présentation de Luidji pour la simple raison que je ne connais pas sa vie, qu’il a Internet tout comme nous et que si je dis des conneries sur lui, je devrais m’en expliquer. Baudelaire, lui, ne viendra pas me hanter. Seulement, je fais une précision, Tristesse business est une histoire, l’album s’écoute de manière linéaire et d’un trait. Je vais essayer de ne pas vous gâcher cette aventure en vous la décrivant.

L'atelier
L’Atelier du peintre, Gustave Courbet, 1855

Amour

Voilà notre première approche des deux artistes. Baudelaire est réputé pour avoir été l’un des poètes les plus émouvants à propos des femmes. Je ne vous cache pas qu’il était franchement misogyne, mais je ne le développe pas non plus car je veux garder tous mes lecteurs. Chaque femme que Baudelaire a connue engendre des poèmes : Jeanne Duval, Marie Daubrun, Sabatier en sont les principales muses. Mais, il faut bien comprendre que la femme est associée à la tentation spirituelle comme charnelle. J’aimerais qu’on prenne quelques vers d’une poème « la chevelure » issu des Fleurs du mal pour comprendre cela.

po1

Le début du poème est sur le mode du blason (poème lyrique et élogieux afin de célébrer la beauté d’une partie du corps, en l’occurrence la chevelure). Le lyrisme repose sur la répétition des « ô ». Soyez sensibles aux effets de synesthésie (mélange des sensations) entre odorat, vision, ouïe… Maintenant, lisons la fin du poème.

po2

Là, vous vous dites que ça a dérapé dans la célébration de la chevelure.

Ce que je voulais montrer avec ce poème, c’est l’association de la femme à la damnation, au monstre. Maintenant, voyons avec Luidji ce qu’il en est.

Luidji reprend ce thème de la femme-démon, tout en se le réappropriant. Ce qui transparaît d’abord dans l’album c’est l’exaspération liée aux femmes. Ce qu’écrit Luidji, c’est d’une certaine manière tout ce qu’il reproche à celles qu’il fréquente. Cela ressort le plus dans « Néons rouges/Belles chansons », titre magnifique où Luidji reproche durant tout le premier couplet (et le refrain de la première partie) à une femme le quotidien qu’ils mènent. Cette mélancolie rime avec le repli, puisque l’artiste reproche à sa copine de ne pas sortir voir « Paris tellement joli aujourd’hui ». Il est intéressant de voix que l’amour provoque un enfermement à même la ville, à même le centre, comme s’il créait un îlot.

L’autre reproche que fait Luidji aux femmes qu’il fréquente, c’est leur superficialité notamment dans « Basquiat » et « Gisèle (Part 4) ». « tu ne vis pour les caméra, les appareils photos, tu ne vis que pour les miroirs, le regard des autres » . Ici cette tristesse est justement liée au business. La femme « incarne tout ce que je déteste » selon Luidji. La modernité fondée dans l’artifice de la société est la source de l’élégie.

Le renouvellement de la poésie baudelairienne tient dans le couple poison/antidote. Le rappeur montre comment on peut être dévoré par les femmes plutôt que les flammes. Autour de la distinction entre l’amour « sincère » et les autres, il chante ses tortures. Je finis cette partie avec cette analyse du passage que j’ai préféré de l’album, la fin d’« Agoué » qui se répète juste après au début de « Christian Dior » : « danse, baby danse, fais-moi danser, danse pour m’éviter de replonger dans mes pensées, j’ai des vieux démons et je sens qu’ils veulent se venger, j’ai des vieux démons je les entends manigancer ». La femme est à la fois le poison et l’antidote, exactement comme lorsque Baudelaire écrit « je suis la plaie et le couteau ». L’amour est un jeu dangereux, une extase brève, fulgurante, c’est une bouffée d’air dans des océans d’apnée.

luidji

Spleen & Idéal

Ce sera le second axe de notre petite mise en perspective. Les deux auteurs structurent leur poésie- ah oui, je ne l’ai pas dit avant mais le rap est de la poésie à bien des égards- autour de deux pôles : le Spleen et l’Idéal. Je m’explique, le Spleen est l’ennui épidermique, psychologique, sociohistorique et même métaphysique. C’est un vide, celui dans lequel nous sommes plongés toute notre vie si nous n’avons pas de raisons de le quitter. L’Idéal, au contraire, est une sorte d’absolu fugace, la seule chose qui puisse remplacer le Spleen.

Baudelaire articule les deux de manière presque spatiale et temporelle, je vous mets quelques extraits pour que vous vous en rendiez compte.

« L’ennemi » (Fleurs du Mal) : « Ma Jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage / Traversé çà et là par de brillants soleils »

« Le mauvais vitrier » (Petits poèmes en prose) : « Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance»

« Laquelle est la vraie ? » (ibid.) : « J’ai connu une certaine Bénédicta, qui remplissait l’atmosphère d’idéal, et dont les yeux répandaient le désir de la grandeur, de la beauté, de la gloire et de tout ce qui fait croire à l’immortalité. Mais cette fille miraculeuse était trop belle pour vivre longtemps ; aussi est-elle morte quelques jours après que j’eus fait sa connaissance, et c’est moi-même qui l’ai enterrée, un jour que le printemps agitait son encensoir jusque dans les cimetières. C’est moi qui l’ai enterrée, bien close dans une bière d’un bois parfumé et incorruptible comme les coffres de l’Inde.

Et comme mes yeux restaient fichés sur le lieu où était enfoui mon trésor, je vis subitement une petite personne qui ressemblait singulièrement à la défunte, et qui, piétinant sur la terre fraîche avec une violence hystérique et bizarre, disait en éclatant de rire : « C’est moi, la vraie Bénédicta ! C’est moi, une fameuse canaille !

Et pour la punition de ta folie et de ton aveuglement, tu m’aimeras telle que je suis ! » Mais moi, furieux, j’ai répondu : « Non ! non ! non ! » Et pour mieux accentuer mon refus, j’ai frappé si violemment la terre du pied que ma jambe s’est enfoncée jusqu’au genou dans la sépulture récente, et que, comme un loup pris au piège, je reste attaché, pour toujours peut-être, à la fosse de l’idéal. »

Chez Luidji, on sent également le mal-être qu’il est possible de ressentir face à la superficialité, face à la nouveauté. Comme si on avait faux sur toute la ligne. Ce sentiment, mêlé à la vie privée dans le morceau « Système », donne cela :

Les semaines passent et je suis rongé par mes torts, rongé par le remord
J’me sentais vide et mort, pourri d’l’intérieur, alcool, weed et fast-food
L’âme qui coule vers des niveaux toujours inférieurs
J’passe mes journées sur le sofa, jamais celui d’chez moi, tellement anxieux
Même la madre voit qu’le fiston perd des ch’veux
Fallait qu’j’me sente mieux et c’est le plus triste
J’ai tout avoué par amour mais surtout par égoïsme

Elle a pas pleuré tout d’suite, le choc est si brutal
Son cerveau crache de la morphine
Elle est restée fixe et l’plus beau dans tout ça, c’est
C’est qu’elle m’a souri
Elle m’a souri et le temps s’est arrêté comme entre l’éclair et l’tonnerre
Comme entre la détonation et l’impact de la balle puis elle a fondu en larmes

On pourrait continuer en long et en large, mais je crois que tuer le temps est à double tranchant, on en restera là. D’une part, je vous invite à feuilleter Baudelaire tout en écoutant Luidji car le rap ne saurait être lu pour être apprécié pleinement, comme toute musique. D’autre part, je prolonge mes axes avec d’autres que je ne développe pas : l’infini et le gouffre, la modernité, le voyage et l’enfermement. On verra si ça inspire quelques-uns. Pour synthétiser le spleen, l’amour, le rapport à la mère (qui apparaît en filigrane de l’album de Luidji), je laisse Alpha Wann finir pour moi cette chronique : « La vie c’est quoi ? Sortir d’une femme pour entrer dans les autres ? ». Merci !

À écouter/lire :

Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire

Le Spleen de Paris de Charles Baudelaire

Tristesse Business de Luidji

L’album de Luidji se trouve sur les plateformes de streaming !

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