
La magie est un art de la mise en scène. Alors il n’est pas étonnant qu’il fut un temps où le destin du cinéma et celui de la magie étaient intimement liés. Un temps où cinéma rimait avec fantasmagorie, apparitions et autres sciences occultes. Voici une tentative de voyage à travers ces horizons et au-delà…
Cinéma naissant et illusionnisme
Bien avant l’invention de la chambre noire, qui fut déterminante dans l’apparition du cinéma comme on l’entend aujourd’hui, au XVIIe siècle des recherches d’optique permettent de faire émerger un nouveau concept : l’art trompeur. Le physicien hollandais Christian Huygens réalise le premier instrument de projection, la lanterne magique, un objet fascinant capable de projeter des images animées. Pour les plus crédules, les figures qui s’animent sont des spectres et monstres ramenés à la vie par un art magique. Au XVIIIe siècle, ces jeux d’optique et de lumière sont alors utilisés par des forains qui y voient un potentiel énorme lors de spectacles appelés les fantasmagories. Ces spectacles sont une source d’inspiration pour les magiciens et illusionnistes qui en tirent parti dans leurs performances. Cependant, l’invention du cinématographe à la fin du XIXe siècle bouleverse dans sa quête du réalisme. Il ne faut toutefois pas oublier que le cinéma reste l’illusion du mouvement, fondée sur la persistance rétinienne de l’œil humain. L’art cinématographique est l’art de l’illusion.

Magiciens derrière et devant la caméra
Dès les débuts du cinéma, les prestidigitateurs sont au premier rang de cette nouvelle forme d’art. Par exemple, l’Egyptian Hall à Londres, un lieu dédié à la magie et au spiritisme avant sa destruction en 1903, est l’un des bâtiments choisis pour la projection des premiers films. De Georges Méliès à Orson Welles en passant par Houdini, de nombreux noms célèbres sont liés à la fois à la magie et au cinéma.

Démarrons ce tour d’horizon en France. Jean-Eugène Robert-Houdin est considéré comme l’un des plus grands prestidigitateurs de tous les temps. Il crée le Théâtre Robert-Houdin à Paris, qui devient un lieu de projection cinématographique en parallèle d’une école de magie. Après sa mort, sa veuve vend le théâtre à celui que l’on considère aujourd’hui comme le premier réalisateur : Georges Méliès. À la fois prestidigitateur et réalisateur, il est l’un des pionniers du cinéma. Il est « le père du cinéma, l’horloger délicat de tant de subtils mécanismes, l’inventeur de tous les trucages, de tous les procédés » d’après Henri Langlois. Méliès utilise ses films comme supports de ses illusions, par exemple le célèbre Escamotage d’une dame au Théâtre Robert-Houdin (1896), en créant divers trucages tels que des arrêts sur image, des surimpressions, fondus, etc.

De nombreux prestidigitateurs éprouvent donc une fascination pour l’image animée, par exemple les frères Isola qui dirigent de nombreuses salles de spectacle parisiennes, Gaston Velle, prestidigitateur et réalisateur travaillant avec les frères Lumière, David Devant qui se produit à l’Egyptian Hall ou encore Albert E. Smith, un pionnier du cinéma également illusionniste. Le cinéma naissant est donc un cinéma que l’on peut qualifier de forain.
Un individu de cet art-spectacle se démarque encore aujourd’hui. Peut-être avez-vous déjà entendu parler de Harry Houdini, le maître de l’escapologie (art de l’évasion, c’est à dire de s’évader de toutes sortes de cadenas). Il s’agit sans doute de l’une des figures de la magie les plus passionnantes, celle d’un homme qui a su se hisser au rang de légende de son vivant grâce à ses prouesses qui ont subjugué le monde entier. Pour notre plus grand bonheur, certains de ses prodiges ont été captés à la caméra, puisque non content d’une carrière uniquement consacrée à la magie, Houdini a également été acteur. Il joue notamment dans The Master Mystery (1920) de Harry Grossman et Burton L. King, et dans The Man from Beyond (1922), pour lequel il risque sa vie dans une scène périlleuse au milieu des chutes du Niagara.
Sa vie entourée de mystère est évidemment une source d’inspiration pour de nombreux cinéastes. George Marshall réalise Houdini le grand magicien en 1953 avec Tony Curtis dans la peau de l’illusionniste. Dans Magic in the Moonlight (2014) de Woody Allen, le personnage de Stanley Crawford (Colin Firth), un illusionniste britannique s’efforçant de démasquer les médiums et autres charlatans, est largement inspiré de la vie du roi de l’évasion. Par ailleurs, cette passion pour la magie traverse la carrière de Woody Allen qui s’inspire souvent d’une mise en scène très jazzy, typique de l’art du spectacle des années 30. Il pratique lui-même quelque peu la prestidigitation et réalise un rêve d’enfant en devenant le magicien Splendini dans Scoop en 2006.

Mais Woody Allen n’est pas le seul cinéaste passionné de magie, car derrière tout réalisateur se cache en réalité un illusionniste. C’est en tout cas ce qu’Orson Welles semble vouloir développer dans son film F for Fake (1973), film qui nous perd dans le faux et le vrai. L’analogie est telle qu’Orson Welles se présente lui-même comme un magicien (qu’il est, puisque dès l’âge de onze ans : Welles est initié à l’art de la prestidigitation par Harry Houdini lui-même), dans la scène d’ouverture, mettant l’accent sur l’ambiguïté entre réalité et illusion. Tout le film souligne cette duplicité du cinéma : est-ce un documentaire, une fiction ?
Dans les hauteurs de Los Angeles, à Hollywood, le Magic Castle est un club-house très privé pour les magiciens et les amateurs de magie. Des vedettes de la magie, mais aussi de cinéma s’y rendent pour apprécier une soirée insolite. De grands noms étaient membres de ce club, et notamment le légendaire magicien Dai Vernon aussi surnommé « The Professor », mais aussi le réalisateur Orson Welles, ou les acteurs Cary Grant, Tony Curtis, Jason Alexander, Johnny Carson et Neil Patrick Harris. Mais le Magic Castle n’est pas l’unique lieu dédié à la magie à Los Angeles. Orson Welles ouvre le Mercury Wonder Show en 1943 à Hollywood, un spectacle d’illusionnisme dans lequel Welles ou « Orson the Magnificient » présente des tours, accompagné des actrices Agnes Moorehead, Rita Hayworth puis Marlene Dietrich, dans le numéro de Wonder Girl. Toute sa vie, Welles a voulu brouiller les frontières entre réalité et illusion, et il laisse derrière lui une carrière assez énigmatique et des œuvres inachevées. Dans beaucoup de ses films et spectacles, on retrouve ce besoin de se déguiser, de se métamorphoser comme pour tromper la réalité, en usant de faux nez, barbes postiches, maquillage, mais aussi de pseudonymes. On le retrouve se vieillissant au fur et à mesure du film dans Citizen Kane (1941), ou encore sous les traits d’un mage dans le Magic Show. Ainsi, magiciens et personnes de l’industrie hollywoodienne se côtoient lors de ces soirées spectaculaires.
Cinéastes et prestidigitateurs, une relation fructueuse
Cette fascination pour la magie et les tours de passe-passe au cinéma se traduit aussi par une relation étroite entre cinéastes et prestidigitateurs. Robert Bresson fait appel au magicien Henri Kassagi pour le tournage de son chef-d’œuvre Pickpocket (1959). Le prestidigitateur est embauché pour former et parfaire les gestes de l’acteur Martin LaSalle, et fait également une apparition dans le film. Kassagi est celui qui apprend tous les tours de pickpocket au personnage principal, ce qui donne lieu à certaines des plus belles scènes de prestidigitation au cinéma. De même de l’autre côté de l’Atlantique, le magicien américain John Scarne entraîne les acteurs de The Sting (1973) pour réaliser quelques manipulations de cartes. Il double également les mains de Paul Newman dans une très belle scène démontrant ses talents et son habileté à réaliser des techniques de triche bien connues des magiciens, extraites de la bible de tout prestidigitateur, The Expert at the card table, un ouvrage du mystérieux S. W. Erdnase. Le Grand Blond avec une chaussure noire (1972) s’ouvre sur un très beau générique tout en dextérité réalisé par le magicien Gérard Majax, le tout sur le thème musical culte du film. Plus récemment, les jumeaux Dan et Dave Buck, créateurs de la cardistry (ou l’art de mélanger les cartes avec style), sont les doublures mains de Jesse Eisenberg dans le film Now You See Me (2013). Les cartes jouent un rôle important au cinéma et fascinent. Les parties de poker, de blackjack ou autre, créent souvent une forme de tension caractéristique des films de mafia et gangsters.

Comment ne pas évoquer Le Prestige (2006) de Christopher Nolan, lorsqu’on aborde la thématique de magie et cinéma ? Adapté du roman éponyme de Christopher Priest, le film est structuré en trois actes : la promesse, le tour et le prestige. Cette fois encore, des magiciens, Ricky Jay et Michael Weber, entrainent Hugh Jackman et Christian Bale pour les tours de magie sans trop en dévoiler les secrets. Le Prestige est un film visuellement captivant, racontant la rivalité entre deux magiciens, Angier et Borden. Cette histoire est inspirée de la rivalité entre Guiseppe Pinetti et Torrini de Grisy, deux magiciens du XIXe siècle. Il s’agit sans doute de l’un des plus grands films de magie, déjà parce que David Bowie y joue, mais surtout parce que le film se présente lui-même comme un tour de magie. Manipulations, mensonges, faux semblants… il faut regarder Le Prestige aussi attentivement que lorsqu’on observe un magicien effectuer un tour. Finalement, Nolan a parfaitement compris le lien cinéma et magie. Le film mêle avec brio ces deux formes d’art, puisqu’il répond au besoin premier du spectateur lorsqu’il va au cinéma : se faire duper.
Le cinéma comme art de l’illusion
Le cinéma est certes un art visuel, mais c’est également l’art du hors-champ, et sollicite le spectateur dans sa conscience perceptive, le rassure dans sa perception du monde à l’écran. Il s’agit de créer l’illusion du réel. Au contraire, la magie consiste à créer l’illusion de l’irréel, de l’impossible. Si ces finalités sont opposées, le but est le même : faire croire. Tout réalisateur est une sorte d’illusionniste. Le montage est par essence un procédé d’illusion. On raccorde des plans tournés à des moments et endroits différents pour créer un espace-temps illusoire et finalement fabriquer ce mensonge qu’est la chronologie du film. L’effet Koulechov met en avant le lien cognitif inconscient que fait le spectateur entre deux images raccordées, pour en créer un sens, une interprétation. C’est le fondement même de la narration cinématographique. Par le montage ou le choix du cadre, le réalisateur fait voir au spectateur ce qu’il veut lui montrer, comme le magicien.

On peut alors se demander si le support vidéographique ne pourrait pas devenir un danger pour le magicien. En effet, le montage fait perdre au tour sa crédibilité, et est par ailleurs parfois utilisé par certains magiciens de seconde zone lors de raccords plus ou moins subtils entre deux plans. Le support vidéo permet aussi au spectateur de revoir le tour plusieurs fois et de ralentir la durée d’une séquence, lui permettant parfois, s’il a l’œil aguerri, d’en comprendre les secrets. Alors oui, la magie est sans doute un art qui perd son sens s’il est filmé. Mais on reconnaît alors les magiciens les plus talentueux. Car on a beau revoir la disparition et réapparition d’une carte par Dai Vernon en vidéo au ralenti, le secret reste intact…
Faustine Fraysse
Si le sujet vous intéresse, on vous invite à regarder les conférences « Cinéma 1900 : Magie et Technologie » de la Cinémathèque française disponibles sur leur site, qui abordent ce rapport entre cinéma naissant, photographie et magie. https://www.cinematheque.fr/video/1470.html
Merci Faustine pour ce bel article, bien documenté. Juste une petite remarque : c’est à la veuve du fils de Jean-Eugène Robert Houdin que Georges Méliès a acheté le théâtre
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