
Introduction
La Madone des Palefreniers ou la Madone au serpent, est une huile sur toile faisant partie du corpus des dernières œuvres romaines de Caravage, réalisée entre 1605 et 1606. C’est une toile de grande dimension, conservée à la galerie Borghèse de Rome.
Il s’agit d’une commande pour l’autel de la confrérie des Palefreniers dans la basilique Saint Pierre de Rome.
Les membres de la confrérie veulent en effet remplacer l’ancien tableau de format carré de Leonarda Pistoia et Jacopino del Conte. Caravage est alors déjà au fait de sa gloire, particulièrement recherché par les collectionneurs romains. L’artiste est donc bien payé par la confrérie, à la hauteur de sa réputation. Mais pour autant, quelques jours après avoir été installé, le tableau est décroché pour être vendu au cardinal Scipion Borghèse. Pour quelles raisons l’oeuvre a quitté précipitamment la basilique Saint-Pierre ? Y a-t-il eu refus de l’oeuvre ?
Pour expliquer ce refus, s’il y en a bien eu un, deux explications sont alors proposées par les historiens de l’art. L’une est théologique et l’autre iconographique. Car l’oeuvre a suscité de nombreux commentaires, dès le XVIIe siècle avec Bellori et Baglione, puis dans les années 1920-1930 et enfin dans les nombreuses monographies récentes sur l’un des artistes les plus célèbres aujourd’hui : Caravage. Et elle est un bon exemple de l’évolution de la fortune critique de ce peintre, tombé dans l’oubli aux XVIIIe et XIXe siècles, devenu aujourd’hui célébrissime et entouré d’une légende noire.
La commande et les premiers commentaires sur l’oeuvre
Le Caravage reçoit la commande de la confrérie des Palefreniers entre le 31 octobre 1605 et le mois d’avril 1606. Il vient alors de rentrer de Gênes, et livre le tableau probablement le 8 avril 1606. Scipion Borghèse l’achète ensuite pour 100 écus, soit 25 de plus que la somme versée par les commanditaires à l’artiste. Le sujet est le suivant : la lutte du Bien et du Mal, figuré par un serpent dont la tête est écrasée par le Christ et la Vierge.

Les deux premières mentions de l’œuvre se trouvent dans des Vies d’artistes du XVIIe siècle. Chez Giovanni Baglione dans ses Vies des peintres, des sculpteurs, des architectes et des graveurs entre les papautés de Grégoire XII de 1572 à Urbain VIII en 1642 et publié en 1642. Puis chez Gian Pietro Bellori dans ses Vies des sculpteurs et architectes modernes publié en 1672.
A chaque fois les deux auteurs décrivent la composition de l’œuvre, son sujet, mais aussi son refus par les autorités papales ou la confrérie elle-même. Ainsi pour Baglione :
« […] Oeuvre qui lui fût commandée pour leur autel par les palefreniers du Palais Pontifical mais qui fût enlevée de l’église sur ordres des cardinaux de la Fabrique et que les palefreniers donnèrent finalement au cardinal Scipion Borghèse. »
BERNE-JOFFROY André, Le Dossier Caravage, 1959, p.18
Baglione ne se trompe pas sur ce dernier point, car l’œuvre a effectivement été achetée par le cardinal – grand collectionneur de Caravage par ailleurs – pour figurer dans ses collections personnelles, jusqu’à aujourd’hui puisque la Madone des Palefreniers se trouve à la Galerie Borghèse de Rome.
- La Madone des Palefreniers dans la Galerie Borghèse à Rome ©Vincenzo Vacca, 2016
Bellori s’autorise, quant à lui, à livrer un jugement esthétique de la dite œuvre :
« Une sainte Anne fût retirée d’un des autels mineurs de la basilique vaticane, Sainte Anne, la Vierge et l’enfant Jésus y ayant été représenté de façon trop vulgaire […]. » BERNE-JOFFROY André, Le Dossier Caravage, 1959, p.22
Pour lui cette œuvre est à rapprocher des dernières compositions religieuses romaines de Caravage comme la Mort de la Vierge. Ces œuvres seraient l’illustration de la manière peu respectable qu’use le Caravage pour représenter les personnages, même saints. Ainsi Bellori continue,
« Cette manière de faire causa des ennuis au Caravage. Ses tableaux étaient retirés des autels »
BERNE-JOFFROY André, Le Dossier Caravage, 1959, p.22
Les deux premiers biographes de Caravage livrent donc un jugement sévère de l’oeuvre, et évoque son refus et sa vente à Scipion Borghèse. Puis, tout comme la majorité des œuvres de Caravage, la Madone des Palefreniers tombe dans l’oubli aux XVIIIe et XIXe siècles, avant de réapparaître dans des ouvrages consacrés à l’artiste italien au XXe.
Une oeuvre qui poserait des problèmes esthétiques et théologiques
La Madone des Palefreniers recouvre un regain d’intérêt dans les années 1920-1930. Son exposition en 1922 au Palais Pitti (Florence), lors d’une grande rétrospective consacrée au Caravage, n’y est certainement pas pour rien.
Mais les critiques ne sont pas tendres. L’historien de l’art français Gabriel Rouchès juge durement la composition en la décrivant en ces termes :
« Caravage pour obtenir le plus grand relief possible a exagéré les procédés de clair obscur, il a outré les oppositions d’ombre et de lumière ».
BERNE-JOFFROY André, Le Dossier Caravage, 1999, p.58
Il faut préciser que Rouchès est un grand admirateur des Carrache, et plus généralement de l’école bolonaise, école qui est traditionnellement opposée aux œuvres de Caravage
Pour autant, plus que la composition en elle-même, c’est le personnage de Sainte Anne qui va cristalliser les critiques. C’est pourtant un personnage très important de la commande, car il s’agit de la sainte patronne des Palefreniers.

En 1930, le Français Emile Mâle est à Rome et la visite de plusieurs monuments lui inspire un article qu’il consacre à la Madone des Palefreniers. Pour lui, l’œuvre est tout simplement ratée. Le choix du sujet ne peut être le fait de l’artiste, il serait même « étranger à son génie ». Mais surtout l’artiste italien serait embarrassé par le personnage de Sainte Anne. Ainsi pour Mâle :
« […] Les plis des vêtements et du linge blanc qui ceint la poitrine de Sainte Anne sont raides et cassants comme ceux d’une sculpture sur bois. Cette sainte donne plutôt l’impression d’une statue que d’une personne vivante. »
BERNE-JOFFROY André, Le Dossier Caravage, 1999, p.150
Ce n’est pas la première fois que Sainte Anne est comparée à une statue car en 1920, Gabriel Rouchès avait déjà fait ce rapprochement.
Au-delà du seul personnage d’Anne, Mâle considère qu’aucun personnage ne sied à une scène religieuse et que leur traitement est beaucoup trop naturaliste. Il termine ainsi,
« On croirait voir une paysanne et son enfant, accompagnée d’une vieille grand-mère écrasant une vipère qui vient de s’introduire dans leur grange. »
MÂLE Emile, La signification d’un tableau de Caravage, p.4
Une « œuvre bizarre » en somme, qui, au-delà de la seule dimension esthétique poserait un problème théologique : la Vierge est montrée aidant le Christ à écraser le serpent, le Mal.
Pour Emile Mâle il s’agit de la représentation d’un verset de la Genèse : « Je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre sa race et la tienne, et elle t’écrasera la tête. ». Or cette phrase fait l’objet d’une querelle entre Luthériens et Calvinistes, ces derniers étant contre le culte de la Vierge. Ils s’appuient pour cela sur la traduction grecque de la Bible, la Vulgate, où il est mention de ispe et non de ispa. Un nom masculin donc, qui sous-entendrait que ce n’est pas un personnage féminin comme la Vierge qui fait l’action. Cela ne pourrait être elle qui triomphe du serpent, du Mal. Mais à la fin du XVIe siècle, soit peu de temps avant la réalisation de l’œuvre, le théologien Jean de Carthagène décide de concilier les deux thèses en disant qu’il s’agit d’une lutte engagée par la Mère et le Fils contre le Mal : « la femme triomphe, mais elle en triomphe par le Fils ». Ce qui serait justement représenté ici, où la Vierge et le Christ écrasent ensemble la tête du serpent.
Ainsi, pour lui, ce thème sujet à controverse aurait pu conduire à un refus de l’œuvre de la part des cardinaux. Cette hypothèse n’est partagée que par Emile Mâle et fortement remise en question, sachant que cette représentation existait déjà dans une toile que Caravage aurait pu voir à Gênes où il a séjourné juste avant de revenir à Rome. En effet la toile d’Ambroise Figino, La Vergine e il Bambino schiacciano il serpente, est très similaire à celle de Caravage. Et cette œuvre n’a pas été refusée pour autant.
Le grand spécialiste de Caravage, Roberto Longhi, rejoint Mâle pour la description de l’esthétique, même s’il est moins virulent. Pour lui, l’œuvre à une dimension populaire, « plébéienne » car Sainte Anne ressemble en effet à une vieille paysanne et les personnages semblent se trouver dans une écurie. Ce manque de decorum, de respect du sujet religieux, aurait pour lui précipité le refus de l’œuvre par les cardinaux de la Fabrique. Par la même façon il en déduit qu’il a dû s’agir d’un immense échec pour Caravage car c’était la commande publique la plus prestigieuse qu’il avait pu recevoir jusqu’alors. Un échec qui se répétera avec le refus de la Mort de la Vierge pour l’église Santa Maria della Scala in Trastevere, toujours à Rome.
Les critiques continuent d’abonder sur le personnage de Sainte Anne, qualifiée par Bernard Berenson en 1953 de paysanne romaine, de ciociara. Ce dernier ne comprend pas pourquoi Caravage l’a ainsi représenté. Mina Gregori suit l’avis de son maître Roberto Longhi et va jusqu’à dire :
« Sans même parler de sainte Anne, cette vieille mégère pas présentable ».
GREGORI Mina, Caravage, 1995, p.114
Pis, plusieurs commentateurs de l’oeuvre croient voir dans la figure de la Vierge une similitude avec celle de la Madone de Lorette, soit le visage d’un des modèles prétendus du Caravage : une prostituée du nom de Lena, Maddalena Antognetti. Un tel modèle pour Marie aurait pu choquer et entraîner le refus de l’oeuvre.
Certains auteurs défendent malgré tout la Madone des Palefreniers et le traitement de Sainte Anne. En 1961, René Jullian, voit dans cette œuvre un certain retour au baroque opéré par Caravage dès l’année 1604 avec la Madone de Lorette qu’il rapproche de la Madone des Palefreniers. Caravage reviendrait à cette période à des coloris plus sombres, et au clair obscur. Mais, c’est surtout un moment où la figuration populaire occupe de plus en plus de place dans l’œuvre sacrée de Caravage comme dans la Mort de la Vierge où, selon la légende, il aurait prit le corps d’une noyée pour modèle de Marie.

Pour Jullian si les figures ressemblent bien à des statues, c’est parce que Caravage s’inspire de statues antiques et veut donner de la monumentalité à ses personnages. Mia Cinotti précise également que Sainte Anne devrait sa présence à la formation du groupe traditionnel de la metterza, pour triompher du Mal ici représenté sous la forme d’un serpent.
Enfin René Jullian remet en question le refus de l’œuvre, ne suivant pas l’avis de ses prédécesseurs comme Roberto Longhi ou Emile Mâle, ainsi que des premiers biographes de Caravage au XVIIe siècle.
Une oeuvre refusée pour des raisons théologiques et esthétiques ?
Alors, finalement, il y a-t-il eu un refus de l’œuvre pour toutes ces raisons ?
Pour Jullian si l’œuvre a bien été déplacée, ce n’était pas parce que le tableau avait choqué les autorités papales ou les commanditaires, mais parce que les Palefreniers perdent leur autel à la basilique Saint Pierre de Rome. Donc sans autel, plus besoin de retable. Et lourdement endettés, ils auraient dû revendre la toile à Scipion Borghèse. En effet, toujours selon Jullian, le nouveau pape Paul V élu en 1605 – et par ailleurs un membre de la famille Borghèse – ne veut plus d’autels privés au sein de la basilique du Vatican. Il n’attribue donc pas d’autels aux Palefreniers. Et ces derniers doivent se séparer de leur Madone.

Les grandes expositions rétrospectives consacrées à Caravage dans les années 1990-2000, voient naître un regain d’intérêt pour l’œuvre qui va apparaître dans de nombreuses monographies récentes où la question du refus est discutée.
Mia Cinotti, dans son Caravage publié en 1991, est partisane de l’hypothèse du refus déjà énoncée par les deux biographes de Caravage, Bellori et Baglione. Pour elle, le refus est motivé par deux raisons : le manque d’une iconographie religieuse respectable déjà développée par ses prédécesseurs, notamment à cause du décolleté de la Vierge ou de la nudité jugée agressive du Christ, et une composition trop innovatrice. Caravage aurait intentionnellement laissé un espace entre les deux parties, Sainte Anne d’un côté, la Vierge et le Christ de l’autre, pour les équilibrer. Et c’est cela qui aurait déplu aux cardinaux et ainsi provoqué son refus.

L’hypothèse que l’œuvre ait pu choquer les commanditaires ou les cardinaux de la Fabrique ne convient pas à Sybille Ebert-Schifferer, auteure d’une monographie consacrée au Caravage en 2009. Pour elle, il n’y a pas de nudité agressive car c’est un critère de la Renaissance pour montrer l’Humanité du Christ. Si Sainte Anne est en retrait, c’est parce qu’elle n’a qu’un rôle subalterne dans la rédemption finale contre le Mal. Sa pose n’est pas celle d’une vieille paysanne, mais plutôt d’un penseur antique comme le montre un des repentirs du tableau apparût après un scan radiographique.
Elle rejoint Jullian en précisant que l’œuvre a été déplacée uniquement parce que les Palefreniers n’ont pas obtenu d’autel à la basilique Saint Pierre, malgré les nombreuses suppliques adressées aux cardinaux qu’elle a pu retrouver. Pour elle si Baglione dit bien que l’œuvre « […] fût enlevé de l’église sur ordres des cardinaux de la Fabrique » c’est parce que l’autel des Palefreniers allait être détruit et que l’œuvre ne pouvait plus rester sur place. De plus, Ebert-Schifferer juge que la confrérie n’aurait jamais payé 100 écus pour une œuvre qu’elle aurait réprouvé. Sebastian Schutze va encore plus loin, et propose l’hypothèse que les Palefreniers n’auraient jamais obtenu leur autel car le neveu de Paul V, Scipion Borghèse, désirait voir figurer cette toile dans sa collection personnelle.
Conclusion
La Madone des Palefreniers, au travers de cette historiographie non exhaustive, est presque toujours présentée comme une œuvre secondaire bien moins développée que la Madone de Lorette ou la Mort de la Vierge. Son iconographie a été durement jugée, et beaucoup y vont vu l’expression d’un Caravage baroque, populaire, à une période qui précède sa fuite de Rome après l’assassinat d’un homme. Un artiste éloigné de ses débuts dans cette même ville. La question du refus a également beaucoup agité la plupart des commentateurs de l’œuvre, sans qu’une opinion ne domine une autre. Par la même façon, la Madone des Palefreniers apparaît comme une œuvre représentative de la dernière période romaine de Caravage, entre innovation et reprise d’un thème religieux compliqué, dont l’observation est encore aujourd’hui déformée par la légende noire de Caravage.
Pour voir l’oeuvre
GALLERIA BORGHESE
Sala VIII, Sala di Sileno
Piazzale del Museo Borghese (dans les jardins de la Villa Borghèse)

Bibliographie
BERENSON Bernard, Le Caravage. Sa gloire et son incongruité, Paris : Presses Universitaires de France, 1959
BERNE-JOFFROY André,
Le Dossier Caravage, Paris : Editions de Minuit, 1959
Le Dossier Caravage. Psychologie des attributions et psychologie de l’art, Paris : Flammarion, 1999
CALVESI Maurizio, Le realtà di Caravaggio, Turin : Giulio Einaudi, 1990
CINOTTI Mia, Le Caravage, Paris : A. Biro, 1991
EBERT-SCHIFFERER Sybille, Caravage, Paris : Hazan, 2009
GREGORI Mina, Caravage, Paris : Gallimard, 1995
HILAIRE Michel, Caravage, le Sacré et la Vie, Paris : Herscher (coll. Le Musée miniature), 1995
JULLIAN René, Caravage, Lyon ou Paris : Editions IAC, 1961
LONGHI Roberto, Le Caravage, Paris : Editions du Regard, 2004
MALE Emile, « La signification d’un tableau de Caravage », In : Mélanges d’archéologie et d’histoire, tome 47, 1930, pp.1-6
MARINI Maurizio, Michelangelo di Caravaggio, Rome : Bestetti et Bozi, 1974
SCHUTZE Sebastian, Caravage. L’œuvre complet, Cologne : Taschen, 2015