
Sébastien Cors et Darmé forment le duo de photographes d’urbex baptisé « I Love Your Home » sur Internet. L’urbex, abrégé d’ « exploration urbaine », consiste à arpenter des constructions non visitables ou abandonnées. Depuis quelques années, la pratique bénéficie d’une diffusion et d’une popularité sans précédent grâce aux réseaux sociaux et aux vidéos YouTube.
Les deux photographes originaires de Nancy font partie des précurseurs de la discipline. En France, en Italie, en Belgique ou encore en Angleterre, les deux hommes explorent des bâtiments urbains, comme des hôpitaux et des théâtres désaffectés, ou des lieux plus reculés, comme des châteaux et des églises à l’abandon. Sébastien présente leur histoire : « On a toujours été dans la réappropriation de l’univers urbain, Darmé et moi. On a fait du graffiti, du skate. » Darmé tient à revenir sur l’idée qu’on se fait de l’urbex : « ça ne se résume pas aux lieux abandonnés ». Plus généralement, il s’agit de « lieux pas visités » selon le photographe et urbexeur. « L’infiltration fait partie de l’urbex, comme dans le rooftoping [la pratique de l’urbex qui consiste à explorer les toits, ndlr.]. L’urbex est compliqué à définir. »
Du graffiti à l’urbex : des disciplines sœurs
Sébastien souligne que le glissement entre le graffiti et l’urbex s’est fait naturellement : « On s’est connu via le graffiti. On a fait de l’urbex sans le savoir en cherchant des lieux pour peindre tranquillement. Les graffeurs ont été parmi les premiers à avoir investi les vieilles usines et ils y ont laissé des traces à l’abri des regards. » Comme le graffiti, l’urbex est une pratique marginale, effectuée par des initiés, et qui vise à réinvestir des lieux délaissés de la société. « Je fais le parallèle avec le graffiti parce qu’il y a l’adrénaline, le côté vandale. Tu fais une chose que peu de personnes font, un peu comme le fight club » explique Darmé.
Les deux pratiques vont souvent de pair. Comment les deux hommes ont-ils délaissé les bombes de peinture au profit de l’exploration urbaine ?
Sébastien évoque une motivation esthétique, que l’urbex suggère grâce à ses atmosphères particulières : « On voulait donner un visuel à notre travail. De ces bâtiments abandonnés nait une ambiance. » L’exploration urbaine est propice à la mise en valeur du travail des photographes. « L’usine a ses couleurs, son ambiance, ses détritus… » précise Sébastien. La photographie d’urbex donne à voir l’histoire d’un lieu autrefois vivant, dont les stigmates inanimés laissent libre cours à l’imagination et à la sensibilité : « De cette ambiance, il appartient au photographe de la magnifier à travers les clichés pour pouvoir la communiquer au regard du public. Il s’agit de montrer le côté poétique de ces lieux froids par nature ».
L’urbex est propice au travail artistique par le « vide d’humanité » propre à ces lieux selon les termes de Darmé. Un environnement singulier qui permet de mettre en valeur un modèle photo ou l’urbexeur lui-même, bien que ce n’est pas l’objet du travail photographique des deux hommes. Sébastien explique : « On ne se met pas en scène car le lieu se suffit à lui-même, mais ne permet pas de se rendre compte de l’échelle humaine par rapport au gigantisme de l’espace ».
Concernant le travail artistique, on décèle des préférences particulières chez les deux photographes. Tandis que Sébastien privilégie la capture des ambiances, Darmé, qui a fait des études d’architecture, est sensible aux lignes et aux volumes des espaces qu’ils investissent.
Une pratique qui attire les casse-cou
Par la nature des bâtiments, l’aspect illégal de la pratique et les acrobaties qu’elle implique, l’urbex est une activité dangereuse, ce que les non-initiés oublient souvent. Sébastien évoque YouTube, qui a popularisé l’urbex auprès des adolescents, et les incite à explorer et se filmer pour attirer l’attention sur les réseaux sociaux au détriment de précautions prioritaires : « Des gamins font l’usine à côté de chez eux, abandonnée, donc vétuste, donc dangereuse. Un mec expérimenté s’est fracturé le bassin en montant sur le toit d’un bâtiment abandonné.» Pour renforcer l’adrénaline encore davantage, certains jeunes peu expérimentés s’y essayent même la nuit : « Des gamins croient à ces conneries et les reproduisent. Avec l’envie et la curiosité, on va vite se péter une cheville et c’est compliqué de ressortir. »
Sébastien a déjà eu des frayeurs pour son intégrité physique : « en Angleterre, toute ma jambe est partie dans un trou. Des gamins de treize ans le font, imaginez. » Mais les deux hommes soulignent que la prise de risque et le sentiment de privilège recherché par les jeunes est indissociable de la pratique : « Encore une fois, ça fait partie du truc. Une personne qui y va pour l’adrénaline, on ne va pas lui reprocher ça. Être seul dans un endroit que peu connaissent, ça rejoint aussi l’histoire de transgresser les règles. On a l’impression de faire une chose qui n’est réservée qu’à des initiés. Ça devient populaire donc beaucoup font ça pour des raisons différentes, chacun sa démarche. » L’important semble surtout d’avoir conscience des risques encourus.
Gentlemen cambrioleurs
Face à cette popularité chez les adolescents, Sébastien souligne la responsabilité des initiés et dénonce leur hypocrisie fréquente : « Les initiés crient au scandale, mais oublient de dire que la vérité est toute autre. » Normalement, la règle de l’urbex est de ne pas casser pour entrer. Les urbexeurs doivent trouver eux-mêmes des voies préexistantes pour investir les lieux. Sébastien insiste sur l’absence de scrupules chez certains à renier ce principe, sans qu’ils ne l’assument : « Parfois, des urbexeurs n’hésitent pas à casser pour rentrer. Pénalement ce sont d’autres sanctions. Derrière, je profite de leurs accès sans me salir les mains, mais peu assument d’ouvrir. Il y a beaucoup d’hypocrisie. »
Néanmoins, en ce qui concerne la préparation, le parallèle avec le crime est exaltant : « C’est un peu comme si tu allais faire un casse dans une banque. Tu prépares tes itinéraires, les horaires, on fait en sorte que personne ne puisse nous voir de l’extérieur… C’est comme accéder à une sale des coffres. » décrit Sébastien. Et le parcours est souvent semé d’embuches : « Parfois tout se passe bien. D’autres fois le passage empruntable ne l’est pas. Parfois la banque n’est pas comme sur les plans. »
Cette aventure se fait parfois à quelques pas des passants, ce qui renforce l’adrénaline. Sébastien se souvient de l’exploration d’un théâtre en Italie : « C’ était dans une petite rue en face d’une école. À dix mètres de nous, chacun avait visu. » Une expérience particulière et jouissive : « Les gens pouvaient me voir mais ne savaient pas qu’il y avait quelqu’un à la fenêtre. »
Le duo se remémore l’exploration, à trois reprises, du château de Moulbaix près de Mons en Belgique, qui avait la réputation d’être inaccessible. La première fois, l’expérience s’est soldée par un cache-cache avec le gardien. La seconde fois, les deux hommes ont carrément squatté, mais en tout bien, tout honneur : « On a dormi puis mangé dedans, sans rien dégrader. Le château est encore meublé, il y a des choses de valeur qui n’ont pas encore disparu. » Puis, le bâtiment a été réhabilité, et à Darmé de noter qu’on a conservé le canapé sur lequel il avait dormi deux fois !
La clandestinité est inhérente à l’exploration, et le duo sait se faire discret. Sébastien parle d’une expérience toute récente : « Très récemment, on a fait un château gardé. Le gardien est passé à 30 cm de moi sans capter. » Mais il est déjà arrivé aux deux infiltrés de se faire pincer. Ils ont alors su se montrer raisonnables et honnêtes, au profit de leur peau et de la réputation de l’urbex : « Il est payant d’être réglo et aimable avec les gens, il est mieux de faire profil bas. » Il se rappelle du dialogue avec celui qui les avait trouvés : « Je suis rentré, j’ai assumé d’être rentré. On dédramatise. » La tempérance et la responsabilité de leurs actes permet de limiter l’emballement : « On a discuté avec le mec, qui a été été réglo lui aussi. »
Ouvrir une réflexion sur le devenir de la société
Au-delà de la thématique de l’abandon, quels sont les autres récits qu’évoquent les photographies d’urbex ? « On peut s’interroger sur le devenir de ces lieux. On peut se dire que c’est trop tard, c’est le plus souvent le cas. Certains lieux peuvent être sauvés. Ça peut alerter. Au-delà des photos, du côté artistique, il y a un côté politique, mais ce n’est plus de notre ressort. Si des gens vont au-delà de l’artistique, s’interrogent sur le fait qu’il y a eu un hôpital, une ferme abandonnée… Que le lieu soit repris n’est pas la démarche, mais si on peut susciter un projet c’est génial. »
L’urbex permettant d’aborder un pan de notre société, de notre microcosme, qui n’est plus, et les constats politiques ne sont pas loin. Les photographies d’urbex permettent d’ouvrir une réflexion sur la fermeture de certains lieux de service public, indissociables des problématiques politiques : « À Nancy, un hôpital de dermatologie est fermé depuis cette année. Tout ferme pour des conditions budgétaires. Un hôpital qui est fermé depuis cinquante ans invite à penser que l’avenir est toujours destiné à l’abandon. Peut-être que l’on peut lutter contre ça. » L’urbex dévoile des réalités qu’on ne veut plus voir, comme si ces lieux n’appartenaient qu’au passé alors qu’ils sont encore bien présents. Remettre en place le sens des priorités et inviter à une réflexion sur le devenir de la société sont donc le sens profond du travail de Sébastien et Darmé, qui veulent montrer le « vrai ». « Quand on voit qu’au 20h de France 2 on fait un sujet sur les loutres alors qu’il y a des actualités bien plus fortes, on a l’impression que les gens n’ont pas envie d’être exposés à la réalité parce qu’elle peut déranger. C’est là qu’il faut se poser des questions, s’interroger sur des choses, sur les lieux. Montrer des photos fait s’interroger les gens, et parfois pas. »
Des réactions variées et un projet de réhabilitation
La démarche artistique n’est pas toujours comprise par le public des expositions photographiques. « On voit de tout, certains passent leur chemin ou ne disent rien. D’autres ne comprennent pas l’intérêt des photos. » Tout le monde n’est pas sensible à l’intérêt de l’urbex et à sa photographie : « Pire, d’autres trouvent que ce qui est représenté sur les photos est limite « triste », ils ne voient pas l’intérêt de photographier ce genre de choses, ils trouvent ça dégoûtant, sale » Des réactions assez désarmantes qui ne les affectent pas plus que ça : « Ils nous demandent comment on peut visiter un lieu comme ça. Nous n’avons pas tous la même sensibilité quand on nous présente une chose. […] Dans l’absolu on s’en fiche, on fait ça pour nous. Après, s’il y a une résultante à notre démarche… » Cette démarche est majoritairement reconnue : « Les gens viennent heureusement majoritairement pour nous féliciter » se réjouit Sébastien.
Le théâtre de Bar-le-Duc a été photographié par Sébastien et Darmé, avant de subir d’importants travaux de rénovation. Il va désormais revivre et accueillir des représentations et concerts, grâce à une équipe de trois personnes ayant fait le choix de le racheter.
La poésie de l’urbex
L’un des lieux les plus marquants pour le duo nancéen est l’ancienne chambre de commerce d’Anvers. Bâtiment connu de tous les urbexeurs, les deux hommes ont immédiatement compris ce qui en fait son intérêt : « C’est un lieu de dingue qui résume à lui seul tout l’intérêt de l’urbex » pour Sébastien. En plein centre-ville, l’accès, par les égouts, a été pratiqué de nuit par Sébastien et Darmé. Baigné d’une lumière particulière, cet impressionnant bâtiment de style néogothique témoigne d’une histoire riche et impose une certaine magnificence. Tous les ingrédients sont réunis pour expérimenter une exploration de qualité et d’excellentes conditions de shooting, bien que Sébastien précise que ce n’est pas là qu’ils ont fait leurs plus belles photos. Il décrit la beauté du lieu: « Tous les piliers sont taillés dans un bloc, ils sont tous différents, avec un motif différent, et tous finement sculptés. »
Les dialogues municipaux quant à la réhabilitation ou au possible rachat de ce bâtiment à haute valeur patrimoniale rappellent que l’urbex est souvent une expérience éphémère, ce qui participe à la poésie de cette pratique.
Vous pouvez retrouver les explorations et les photographies de Sébastien et Darmé sur Facebook et sur leur site internet.
Article écrit avec l’aide précieuse d’Elvire Stevenard.
Crédit photo de l’ensemble des images de l’article : I Love Your Home