Mystérieuse banquise ! L’Antarctique en noir et en blanc

Avec le retour d’un nouveau confinement, nous revoilà coincés entre les murs de nos maisons. Pour patienter en attendant de pouvoir voyager de nouveau, je vous propose de le faire par procuration. Et quoi de mieux pour se sentir bien au chaud chez soi, que de s’aventurer vers les territoires glacés de l’Antarctique ! Et si l’Antarctique est une terre de science bien connue, c’est aussi une terre d’art. La musique, la photographie, la peinture, … et bien évidement le Cinéma s’en sont progressivement emparés. Ces contrées gelées deviennent le théâtre d’un cinéma en construction : de l’exploration scientifique filmée jusqu’au documentaire expérimental, l’Antarctique est le support d’une véritable esthétique du noir et blanc. Alors, armez-vous d’une agréable boisson chaude, et on embarque !

Quand le cinéma explore le bout du monde 

Après la redécouverte de l’Asie et de l’Afrique intérieure, après les premières explorations du pôle Nord, c’est en effet vers le sud que se tournent les regards au début du XXe siècle. Le Pôle Sud géographique attise les convoitises scientifiques. L’attrait est double. Symbolique d’abord : celui d’avoir parcouru le monde du point le plus septentrional au point le plus méridional, mais aussi scientifique. Les terres australes représentaient à l’époque peut-être l’un des derniers territoires réellement inconnus. Dénué de population humaine, de bases militaires ou scientifiques, le sixième continent était une terre encore sauvage, vers laquelle se sont engouffrées joyeusement les premières expéditions occidentales.

Photographie du Discovery en Antarctique, développée à Londres, 1905

Dès 1901 Robert Falcon Scott accoste en Antarctique, missionné par la couronne d’Angleterre. Il passe trois ans sur place et on lui doit ainsi qu’à son équipage les premiers relevés photographiques aériens et géographiques de l’Antarctique (par un vol en ballon au-dessus du continent en février 1902). Cette expédition est suivie par celle de la couronne écossaise, ainsi que celles du navigateur Charcot pour le compte de la société française de géographie. Mais si c’est à l’expédition du Discovery que l’on doit les premières photographies aériennes, c’est l’expédition norvégienne Amundsen, menée par l’explorateur éponyme, Roald Amundsen, qui fournira les premières images du Pôle Sud géographique même dans les années 1910. Avec quelques prises réalisées au cinématographe par un membre de l’expédition, Amundsen planifie déjà de mener des conférences au retour de l’expédition (afin, implicitement, de compenser les frais du voyage). 

Extrait des prises de vue d’Amundsen en 1911 

Ces conférences documentaires, désormais animées par des vues cinématographiques et par des enregistrements sonores, étaient en effet très en vogue dans les sociétés occidentales. En complément des actualités déjà présentées depuis le tout début du XXe siècle, les grandes sociétés de production jouent sur le filon de « l’Ailleurs » et produisent des images à l’étranger. La France dévoile l’exploration des colonies africaines, l’Inde, la péninsule arabique… Les États-Unis, l’histoire des Indiens ; Amundsen, les vues du Pôle Sud, les phoques, et les manchots.

Mais il faut cependant attendre les années 1911-1912 pour que le cinéma embarque réellement pour l’Antarctique. L’opérateur Herbert G. Ponting, d’abord, qui suivra la funeste expédition « Terra Nova » du capitaine Scott. Il en tirera une œuvre projetée dès 1922 à Paris sous le titre The Great White Silence (L’Éternel Silence). Relativement au même moment, le 9 août 1914, suite à une missive de Churchill lui-même et malgré la toute récente déclaration de guerre, le bateau l’Endurance lève l’ancre dans le port de Plymouth. Jusqu’en 1916, Frank Hurley enregistrera l’expédition des hommes de l’Endurance. Il organisera ensuite ces captations afin d’en faire un film : Southl’un des premiers films d’exploration polaire à être diffusé. 

South : une épopée graphique 

L’Endurance prise dans les glaces – Argonauts of the south – Frank Hurley

C’est lorsque l’Endurance s’élance vers les terres antarctiques depuis les Iles Sandwich du Sud, le 5 décembre 1914, que Frank Hurley commence ses captations. L’expédition Shackleton est lancée ! Un objectif : traverser l’Antarctique de la mer de Weddell à la mer de Ross en passant par le Pôle Sud géographique. Quelque chose qui n’avait encore jamais été fait, et à raison peut-être. Le bateau se retrouve rapidement piégé dans le pack (morceaux de glaces flottant autour de la banquise permanente du continent Antarctique) et la glace détruit progressivement l’embarcation au fur et à mesure de sa dérive. L’équipage se voit alors contraint d’abandonner le navire et de s’orienter jusqu’au nord de la péninsule antarctique. Atteignant l’Ile aux Éléphants, un détachement restreint est envoyé pour parcourir le millier de kilomètres qui les séparent de la Géorgie du Sud dans un dernier espoir de sauvetage.

Le film d’Hurley raconte cette aventure, plutôt épique, mais pas seulement. Elle sert aussi de prétexte pour de nombreux plans sur la banquise et sa faune. L’Ile des Éléphants remplie d’oiseaux et de phoques est un bon exemple ; l’ensemble des plans leur est quasiment dédié. L’usage du plan fixe, utilisé à l’époque du fait de contraintes techniques et héritage des vues Lumière ainsi que du premier cinéma d’exploration, confère un caractère étonnamment objectif à l’image qui devient documentaire.

Mais le film d’Hurley est aussi et surtout un trésor de composition graphique qui révèle un véritable travail artistique. Choix du lieu, de l’angle, car le plan fixe est par définition immobile. Le noir et blanc, encore seule technique utilisable sur les pellicules est manié avec maîtrise. Enrichi par quelques lavis monochromatiques, il s’adapte particulièrement bien à l’environnement presque bicolore de la banquise : le blanc franc de la neige, le gris du ciel et des phoques, le noir de l’eau et des manchots. 

L’Endurance brisée par les glace – Extrait de South, Frank Hurley

Si South s’attarde sur des observations animalières, ce qui domine reste ces images de la banquise qui inspireront aussi les travaux photographiques du réalisateur. La poésie de l’image y est primordiale, car dans le cinéma muet, elle est le premier vecteur d’émotions et d’informations.

Antarctique : la Terre Sauvage et le documentaire 

La carrière cinématographique de l’Antarctique ne s’arrête pas avec le début des années 20. Les images devenues presque mythiques de l’homme luttant dans ces terres glacées – les expéditions Terra Nova et Endurance connaissant en effet un certain nombre de désagréments – feront le succès du film polaire, aussi bien au sud, qu’au nord.

Là où le réalisateur Robert Flaherty, compose sa première docufiction polaire dans le cercle arctique (Nanouk of the north – 1922), les terres australes conservent quant à elles leur aspect inviolable à travers les décennies. Un caractère qui se prête tout particulièrement bien au genre documentaire, et pas n’importe lequel. En novembre 1930, le film américain With Byrd at the South Pole reçoit l’Oscar de la Meilleure Photographie ; c’est le premier film tourné en antarctique à être récompensé. Il retrace l’histoire d’une expédition militaire américaine de 1928 et se pose à son tour comme un film d’exploration héroïque du Pôle Sud.

L’arrivée du parlant et de la couleur au cinéma dans les années 30 atténueront le choix du noir et blanc pour les films se déroulant en Antarctique. Parmi les films en couleur marquants, on peut néanmoins citer le magnifique The Secret Land du réalisateur américain Orville O. Dull, qui sera récompensé par l’Oscar du Meilleur Film Documentaire en 1949. Mais malgré ces innovations techniques, le noir et blanc ne disparaît pas complètement, comme en témoigne le documentaire End of Summer (2014) du réalisateur islandais Jóhann Jóhannsson. 

End Of Summer : Retour dans le passé ?

C’est avec habileté que Jóhannsson propose son documentaire expérimental, qui est aussi son premier film, End of Summer ; travail plutôt surprenant qui prend pour cadre l’Antarctique. Ce documentaire d’une trentaine de minutes aux allures de vieux film joue avec les codes des films polaires qui l’ont précédé. Le choix d’une réalisation sur pellicule  Super 8 déjà, plutôt qu’en numérique, confère à l’image un charme et un grain légèrement daté. 

De plus, Jóhannsson nous fait découvrir lui aussi un continent antarctique dépeuplé, inviolé, comme vierge de toute activité humaine. Habité uniquement par les phoques et les manchots, il semble sorti d’une des premières expéditions scientifiques. Le témoignage vibrant du film, accompagné d’une musique spectrale, parfois grave et inquiétante, composée à l’occasion, nous plonge dans un Antarctique qui semble figé dans le temps, presque ressurgi des pellicules de Hurley, comme ancré, un siècle plus tôt, dans une autre époque.

Dans sa relecture sombre du genre, Jóhannsson dévoile aussi un Antarctique presque mystique. L’ambiance très contrastée qui semble s’assombrir progressivement, comme avec le jour qui chute en toute dernière scène du film, fait ressortir les fantômes. La glace pourtant si inerte se pare de figures monstrueuses, presque hurlantes, tout en semblant disparaitre progressivement dans le grain de la pellicule. Cette vision véritablement ancestrale mise en relation avec les forces de la nature – mer, vent, soleil, vie animale – fait ressortir une sorte d’atemporalité qui fait écho au pouvoir même du cinéma : arrêter le temps sur la pellicule, et par là même, le prolonger. Insidieuse impression qui nous pousse à guetter la surface de l’eau, s’attendant à tout moment à voir surgir l’épave d’une Endurance brisée par les glaces.

Extrait d’End of Summer – Jóhann Jóhannson

En espérant que cette expédition polaire ne vous aura pas trop fait greloter, et qu’elle vous aura plutôt donné envie de lancer ces quelques films sur vos ordinateurs pour égayer vos soirées d’hiver. Bonne séance !

Matteo Vassout

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