Le langage des fleurs par Pascale Martinez

Pascale Martinez nous a fait l’honneur cette année encore [retrouvez ses précédentes conférences en fin d’article] de nous consacrer un début de soirée afin de partager des réflexions sur l’Histoire de l’Art. Dans le cadre de la thématique « Nature et création », elle nous fait part d’une introduction au langage des fleurs dans la peinture mais aussi au sein d’autres médiums. Les questions de la beauté de la création et de la manière dont les artistes ont utilisé les fleurs pour dire des choses sont extrêmement différentes. Parfois, ce discours est sur un plan symbolique mais tout rejoint le fait que la nature nous dit quelque chose de la création, quelque chose de Dieu.

La nostalgie du jardin d’Éden

Dans le fond, le rapport à la nature et aux fleurs commence déjà dans le jardin d’Éden. Dans la Bible, beaucoup de jardins se succèdent et les artistes ont profité de ce lieu particulier pour exprimer une forme de nostalgie.

Fra Angelico, Noli me tangere, Fresque, H. 166 cm, L. 125 cm, Florence,  Couvent San Marco, cellule 1.

Le Noli me tengere de Fra Angelico prend appui sur le chapitre 20 de l’Évangile selon Saint Jean. L’artiste a clos le jardin et on remarque un élément récurrent évoquant le jardin d’Éden : le panier. Ce symbole a une connotation orientale car Fra Angelico ne connaît pas la nature de Jérusalem et de ses environs. Le panier aide donc à définir le paradis terrestre. 

Dans son Annonciation du musée du Prado (Madrid), l’action se déroule dans un couvent. Le cloître est un lieu à la fois en extérieur et en intérieur : l’Ange vient de l’extérieur pour annoncer la bonne nouvelle. La salutation évangélique est inscrite de manière particulière car elle est illisible quand on est en face : cela montre le va-et-vient entre l’Ange et la Vierge. Le « oui » de la Vierge n’est lisible que par le Père, il est à la limite du cloître et on retourne au Jardin d’Éden grâce à lui. En arrière-plan, on distingue Adam et Ève chassés du paradis terrestre. 


Fra Angelico, Annonciation, détrempe et or sur bois, H. 194 cm, L. 194 cm, 1425-1420, Madrid, musée du Prado.

« Le vin n’est rien, rien qu’un liquide pervers si le cœur n’est pas le vase »

Jean Lurçat

Entre 1957 et 1967, Jean Lurçat réalise une série de six panneaux nommée Le Chant du Monde et qui est aujourd’hui conservée au musée Jean Lurçat et de la tapisserie contemporaine d’Angers. L’artiste conçoit cette œuvre à la suite du bombardement d’Hiroshima, événement qui l’a énormément troublé, bien qu’il conserve une foi immense dans l’humanité. Il y a quelque chose de très effusif dans le traitement du sujet par le choix des couleurs vives. La technique de la tapisserie est peu utilisée depuis la grande période du Moyen Âge, et l’artiste reprend ici le sujet très récurrent des vendanges. Un signe fort de fécondité est l’espèce de petite guise bariolée composée de décors floraux et de papillons jaillissant par la couleur. C’est une fusion avec le créateur qui est reprise de manière étonnante.


Jean Lurçat, Champagne, Le Chant du monde, 1957-1967, 
tapisserie, musée Jean Lurçat et de la tapisserie contemporaine d’Angers.

Chez la plasticienne Rebecca Louise-Law, on retrouve la volonté de célébrer la beauté de la Terre avec des œuvres foisonnantes. La puissance est donnée par les fleurs vivantes qui bougent de manière très délicate puis se fanent, se décolorent et se métamorphosent selon leur processus naturel. Par ce chemin de la détérioration, le visiteur prend conscience de la limite de la beauté de ces fleurs et en fait une vanité moderne gigantesque. Par ailleurs, Outside In, le titre de l’ensemble, est une manière de permettre, par l’immersion du visiteur, de générer un hymne à la beauté et à la nature pour retourner dans le jardin d’Éden. L’artiste se s’est jamais prononcée sur sa spiritualité mais on peut interpréter cette œuvre comme la jubilation du retour au jardin d’Éden. 

Rebecca Louise-Law, Le Jardin préservé, 2017, installation, Chaumont-sur-Loire. 

Dites le avec les fleurs, les fleurs et le langage amoureux

On retrouve dans l’Offrande du cœur (tapisserie du début du XVe siècle conservée au Musée du Louvre) un jardin médiéval obéissant à une double symbolique sacrée et profane. Le jardin a pour but de nous protéger de l’extérieur et ici, ce lieu peut devenir un jardin des délices car une aristocrate reçoit le cœur de son amoureux. Ce thème est très fréquent dans l’iconographie depuis la littérature courtoise, notamment Christine de Pisan : le don du cœur est un grand classique très raffiné. Demande sérieuse, le damoiseau offre son cœur métaphorique car c’est une petite pervenche, fleur ayant la forme d’un cœur. Autour, un décor de fleurs difficilement identifiables se développe. On peut voir du muguet, chose intéressante car il s’agit de l’une des premières fleurs du printemps associée à la résurrection, à la Vierge et à l’Immaculée Conception. De plus, selon une légende diffusée à partir du Moyen Âge, il serait apparu à partir des larmes de la Vierge au pied de la Croix au moment de la crucifixion. Il y a donc un va-et-vient permanent entre des symboliques de fleuraison religieuse et profane.

L’Offrande du cœur, Vers 1400-1410, Arras?,
Tapisserie : laine et soie, H. : 2,47m. ; L. : 2,09m, Paris, musée du Louvre.

Penchons nous maintenant sur Dürer et plus particulièrement cet Autoportrait réalisé vers ses 22 ans, à la fin de son tour de compagnonnage. L’artiste se représente de trois quarts avec une certaine fierté, vêtu d’un costume d’une grande magnificence. Il tient dans ses mains un chardon qui a suscité de nombreuses interprétations : Goethe pense qu’il s’agit d’un cadeau de fiançailles car, par un jeu de mot en allemand, offrir ce chardon à sa fiancée c’est offrir son cœur. Une autre interprétation serait que le chardon est une allusion au piquant de la couronne du Christ et donc à l’épisode de la Passion.

Albrecht Dürer, Portrait de l’artiste tenant un chardon, huile sur panneau, H. :56 cm. ; L. : 44 cm, Paris, musée du Louvre. 

Autre fleur symbolique est le chèvrefeuille que l’on retrouve dans Sous la tonnelle de chèvrefeuille de Rubens (Alte Pinakothek de Munich). Il est associé à un langage d’amour car selon la légende grecque de Daphnis et Chloé, les amoureux ne peuvent être réunis que lorsque cette plante fleurit. Le couple supplie donc le dieu de l’amour pour que la floraison continue afin de rester le plus longtemps possible ensemble.

Les fleurs de la Vierge Marie 

« Marie fut une rose blanche par la virginité, rouge par la charité : blanche quant au corps, rouge quant à l’âme ; blanche par la pratique de la vertu, rouge par son triomphe sur les vices ; blanche par la pureté de ses affections, rouge par la mortification de la chair, blanche par l’amour de Dieu, rouge par sa compatissante à l’égard du prochain »  

Saint Bernard, Sermon sur la Bienheureuse Vierge Marie

Dans La Vierge au buisson de roses de Schongauer, la Vierge Marie est associée à ce jardin clos qui évoque le Cantique des Cantiques. Ce sont des roses mystiques sans épines car il est dit que le péché originel a donné ses épines aux roses, donc, si la Vierge est sans péchés, ses roses n’ont pas d’épines. Cependant, elle est parfois associée à des roses à épines pour montrer sa souffrance. Cette symbolique puise ses origines dans les écrits des pères de l’Église très tôt dans le Christianisme. 

Martin Schongauer, La Vierge au buisson de roses, 1473, huile et feuille d’or sur panneaux de résineux, H. 200 cm, L. 114,5 cm, Colmar, église des Dominicains. 
Mariotto Albertinelli et Francesci di Cristofano du Franciabigio, La Vierge et l’Enfant entourée de Saint Jérôme et de Saint Zénobe, 1506, H. : 1,86 m. ; L. : 1,76 m. Paris, musée du Louvre.

Par l’incarnation du Christ, la Vierge Marie est à l’origine du rachat du pêché originel. Les artistes posent de petites fleurs au niveau du drapé de Saint Jérôme dont des fleurs de fraisier que l’on retrouve chez les rois mages. La fleur de fraisier est polysémique car sa blancheur est le symbole de l’innocence et de l’humilité, tandis que son petit cœur rouge fait référence à la Passion. Quant au lys, il renvoie à la pureté immaculée. Enfin, la chicorée sauvage qui est d’habitude associée à la méditation de Marie, porte ici sur la fidélité et l’espérance.

Les fleurs sont de manière assez classique associées à des scènes de la Sainte Famille en particulier. 

Daniel Seghers, Couronne de fleurs avec Madone et enfant, huile sur cuivre, Gand, musée des Beaux-arts.

Le tableau dans le tableau est une spécialité inventée par Daniel Seghersau au XVIIe siècle. Il a, dans sa Couronne de fleurs avec Madone et enfant (musée des beaux-arts de Gand), une certaine manière de rechristianiser et redonner la symbolique religieuse à des tableaux de fleurs séculaires. C’est également un prétexte à la mise en valeur économique, esthétique, mariale et eucharistique des fleurs. La connotation religieuse des représentations illusionnistes de certaines fleurs comme la rose, l’œillet ou le narcisse bénéficient d’un goût très prononcé à cette période.


Jan Van Eyck, La Vierge du chancelier Rolin [détail], 1430-1434, Paris, musée du Louvre.

À l’arrière-plan de cette peinture de Jan Van Eyck se trouve un petit jardin clos, référence au Cantique des Cantiques, comme dans la Vierge de Martin Schongauer évoquée précédemment. Les sujets mariaux sont très importants car au XVe siècle se développe le culte de la Vierge. Toute une littérature spirituelle sur la Vierge se développe dont le Livre de la sagesse éternelle d’Henri Suso qui lui consacre cinq chapitres. Cela s’étend au delà de la scène de Rolin en prière devant la Vierge. On voit dans ce jardin un certain nombre de fleurs ainsi que des feuilles aux bords coupant en forme de lance qui sont une préfiguration des douleurs de la Vierge, de l’épée qui lui transpercera le cœur. Il y a aussi des fleurs plus petites : ce sont des pâquerettes associées à l’innocence de Jésus et à l’humilité de Marie. Une tradition souhaite qu’un jeune berger offre une pâquerette à Jésus qui, en l’embrassant, la fait colorer en rose. La pivoine est associée aux roses sans épines au Moyen Âge, l’églantine rouge au rosaire et l’iris est le futur de la royauté du Christ avec les feuilles lacérées évoquant la douleur de la Vierge. Il y a aussi des animaux comme des corvidés qui préfigurent la Croix et un couple de paons à l’arrière-plan qui sont une promesse de l’immortalité. Le texte inscrit sur le manteau de la Vierge se compose des citations tirées de l’ecclésiastique. Il renvoie à certaines plantes : cyprès, palmier, rose, olivier, platane… Ce langage floral est très largement présent. 

Léonard de Vinci, dans sa Vierge aux rochers (Musée du Louvre), distingue les ancolies, aussi nommées « gants de Notre-Dame », des autres fleurs. La violette sauvage est associée à la modestie de Marie, l’anémone des bois à la Passion pour sa couleur rouge tandis que la branche de murier fait référence au sang versé sur la Croix et les branches très épineuses rappellent la couronne d’épines. 

Dans la Pietà de Villeneuve-les-Avignon (Musée du Louvre) chaque personnage est associé à une plante identifiable : l’hysope est très naturaliste, Marie-Madeleine a des œillets pour son amour pure et Vierge a des orties pour sa cruelle douleur. 

Le langage des fleurs et les vanités 

Il faut savoir que les vanités existent d’une certaine manière avant de devenir autonomes au XVIIe siècle dans les pays du Nord. Au sein du retable d’Issenheim est représentée toute une série de plantes toxiques extrêmement précises. Il est donc intéressant de voir la correspondance végétale qui accompagne les tableaux. Même chose avec les portraits comme le Portrait d’une jeune princesse de Pisanello (Musée du Louvre) dont les fleurs et papillons évoquent les tapisseries mille-fleurs. Quant au Portrait d’une veuve de Visscher (Musée du Louvre), l’artiste a peint au fond de la composition un petit bouquet dans un vase qui est une vanité rappelant le caractère éphémère de l’existence terrestre. Il y a des iris pour la pureté et les narcisses montrent également la vertu de la veuve. 

Lubin Baugin, Nature morte à l’échiquier, 1640, H. 55 cm, L. 73 cm, Paris, musée du Louvre.

Les natures mortes sont complexes à lire. Dans cette Nature morte à l’échiquier de Baugin (Musée du Louvre) est présentée une allégorie des cinq sens. Mais il s’agirait plutôt d’une allégorie des deux amours avec, au premier plan, l’amour vénal représenté par une bourse argentée et une perle, puis, au second plan, l’amour pur symbolisé par les œillets. Les vanités se développent aux Pays-Bas au même moment que la conversion au calvinisme, ce genre étant une mise en garde contre les mœurs dissolues. 

Les tableaux de fleurs sont très improbables car représentent souvent des espèces qui ne fleurissent pas à la même saison, et aux dimensions irréalistes qui empêchent la composition de tels bouquets. Parfois sont associés des éléments comme des crânes, du tabac ou des éléments aphrodisiaques. On note l’existence d’une « tulipomanie » au XVIIe siècle : tant de personnes investissaient dans les oignons de tulipe que la fleur est devenue un sujet de vanité. Dans la peinture, ces fleurs sont, comme les fruits, toujours au comble de leur beauté et donc à la limite de périr. 

Wolfgang Laib, installation avec du pollen de pissenlit. 

Wolfgang Laib réalise des carrés de pollen qui fanent au fur et à mesure de l’exposition. Pour ses installations, il a ramassé du pollen de pissenlit en Forêt Noire, sa région d’habitation. Il y a une idée de fertilité, d’abondance et de régénération mais aussi le rappel inéxorable que tout passe. 

Le langage des fleurs est aussi réutilisé dans les tableaux d’histoire. Prenons par exemple Ophelia de Millais (Tate Gallery). Le saule pleureur symbolise l’amour abandonné, les orties la douleur, les marguerites l’innocence, la rose la jeunesse et l’amour… La guirlande de violettes est une référence au texte de Shakespeare car cette fleur est un symbole de fidélité mais aussi de mort chez les jeunes gens. Cependant, Millais indique dans une de ses lettres qu’il a inclu des jonquilles car il manquait de jaune. 

John Everett Millais, Ophélie, 1851–1852, Huile sur toile, Londres, Tate Gallery.

Roberto Frankenberg est un artiste qui est allé sur les traces de sa famille déportée dans les camps de concentration. Depuis l’Holocauste, les artistes sont frappés par les paysages vus mais sans réelle conscience que la mort est passée par là. Pour créer, il s’appuie sur des livres mémoriaux de la Shoah, des livres de deuil représentant la tombe que les victimes n’ont pas eu tels des cimetières imaginaires. Sa série de photographies se lit comme une pérégrination de l’ordinaire : on imagine l’artiste couché au sol, capturant avec son appareil photo des fleurs qui prospèrent. Concernant le titre, nous comprenons que nous sommes sur l’emplacement des anciens camps, des lieux de mémoire où la cendre des victimes de l’Holocauste semble s’y être mêlée. 

Roberto Frankenberg, Camp d’extermination de Madjanek, Lublin, Pologne, de la série Traces, juin 2011, Tirage argentique, H. 100cm, L. 80cm, Collection de l’artiste.

Pour réaliser sa Rose du Louvre, Othoniel est parti d’une rose présente dans le Mariage d’Henri IV et de Marie de Médicis appartenant au cycle de Marie de Médicis peint par Rubens vers 1622 (Musée du Louvre). Ses peintures, placées dans les cours de sculpture, se composent de petits points. De manière très onirique, il a souhaité créer un souvenir de ses pérégrinations où il est allé à la rencontre de toutes les fleurs du Musée du Louvre.

Il ne faut surtout pas oublier que la signification des fleurs change au fil des siècles et que ce langage est très complexe. Par exemple, l’œillet est le signe d’un amour pur mais dans la Cruche cassée de Greuze (Musée du Louvre) qui évoque la perte de l’innocence, cette fleur est associée à une notion plus volage !

Retrouvez les précédentes conférences de Pascale Martinez :
Cycle 2019-2020 : Peindre avec les yeux de l’âme : Dieu dans la peinture romantique allemande
Cycle 2018-2019 : George Desvallières : La rencontre d’un peintre avec Dieu ?
Cycle 2017-2018 : Saints en lumière, le vitrail religieux en France au XIXe siècle
Cycle 2016-2017 : Des images pour croire : L’image religieuse face à la sécularisation en France – De la Restauration à 1905

 

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s