
Au XXe siècle, la capitale de l’Allemagne a connu de profonds changements politiques et sociaux, que ce soit à travers la Seconde Guerre Mondiale ou par la Guerre Froide divisant la ville en deux. N’essayant pas de cacher les catastrophes qu’elle a subies, Berlin fait ressurgir son passé à chaque coin de rue. La multiplication des lieux se rapportant à ces événements dramatiques a été déterminante dans la création de son identité. Traumatisme ancré dans la pierre, Berlin a écrit sa propre Histoire tout en transmettant sa mémoire aux générations futures.
Des monuments à la mémoire des peuples disparus
Le Mémorial aux Sintés et aux Roms européens assassinés pendant le nazisme
Situé en plein cœur de Berlin, à côté du Reichstag, le Mémorial aux Sintés et aux Roms a été conçu par l’artiste israélien Dani Karavan. Inauguré le 24 octobre 2012 par Angela Merkel, ce mémorial est dédié aux Roms et aux Sintés, qui ont été les premiers à être envoyé dans les camps d’extermination, au nom de la pureté de la race. Une stèle sur laquelle repose une rose fraîchement cueillie émerge du mémorial qui se présente comme un grand bassin rond rempli d’une eau sombre. Il est possible d’apercevoir, gravé sur les rebords, le poème « Auschwitz » du poète rom italien Santino Spinelli1. Le mémorial marque l’aboutissement d’un très lent travail de mémoire : il a, en effet, fallu attendre 1982 pour qu’un chancelier, le social-démocrate Helmut Schmidt, reconnaisse le génocide contre les Roms, et patienter encore dix ans pour que le gouvernement d’Helmut Kohl lance le projet d’un mémorial.

Le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe
Librement accessible à tous ceux qui veulent pénétrer au cœur de l’histoire juive, le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe a été inauguré le 10 mai 2005, date correspondant au soixantième anniversaire de la capitulation nazie. 2 711 stèles de béton, reprenant la forme classique des stèles antiques, constituent ce « champ » des souvenirs. Nulle superficialité, nulle fioriture nécessaires à ce monument pour incorporer pleinement les visiteurs dans une atmosphère oppressante et pesante. Ces derniers, écrasés, voire engloutis au milieu des stèles, peuvent facilement se perdre dans ce dédale de béton brut où le silence est d’or.
Le Mémorial de l’Holocauste, en tant que dédié à la mémoire collective des victimes du IIIe Reich, est également commémoratif. La sémantique architecturale cherche à éveiller dans l’esprit des habitants, comme dans celui du visiteur, une réminiscence, participant de la lutte contre l’oubli. L’œuvre répond ainsi à une grande efficacité plastique dont ses dimensions, son emplacement et ses matériaux traduisent une volonté de deuil collectif et nous interrogent sur le devoir de mémoire.
La mémoire comme expérience : le Musée Juif de Berlin
Le Musée Juif de Berlin, situé dans le quartier de Kreuzberg et inauguré en 2001, est constitué du Kollegienhaus, un bâtiment prusse de style baroque, reconstruit à la suite des bombardements de 1945 et du nouvel édifice de l’architecte polonais Daniel Libeskind. Cet édifice dessinant un éclair qui évoque une étoile de David brisée, est recouvert de zinc monoxydé, métal qui brille assez peu et dont la couleur change en même temps que le bâtiment vieillit. Cette couverture est striée de lignes, permettant une légère ouverture du bâtiment sur le monde extérieur.

Le projet, intitulé Between the lines lors de sa conception, met en avant la notion d’invisibilité qui se répand dans l’ensemble du musée. Celui-ci, divisé en trois « Axes », la Continuité, l’Exil et l’Holocauste, symbolisant les trois expériences majeures de l’histoire du peuple juif, fait appel aux émotions du visiteur qui se trouve plongé dans une ambiance morbide et anxiogène. Un corollaire se crée alors entre la scénographie muséale et l’histoire même des Juifs. L’architecture, dont les formes employées (omniprésence de lignes brisées et d’intersections de droites) ainsi que les conditions dans lesquelles le visiteur est plongé (plafonds bas, sols de travers, parois non verticales, lumière artificielle) conduit ce dernier à travers un parcours chaotique.
Axe de l’Holocauste, Musée Juif de Berlin. Le Jardin de l’Exil, Musée Juif de Berlin.
Menasche Kadischman, « Le Vide de la Mémoire », Musée Juif de Berlin.
Métaphore des épreuves endurées par le peuple juif, le musée de Libeskind apparaît ainsi comme un voyage initiatique au sein de l’histoire de ce peuple dont le visiteur ne sort pas indemne. Le musée devient donc un « élément de liaison » dans l’espace urbain de la ville et un lieu « intégratif » où différentes traditions « s’interpénètrent2 ». Le musée est même devenu un instrument politique d’envergure, avant même de remplir sa fonction muséale, par la participation financière du gouvernement fédéral et de la ville de Berlin.
Une ville symbolique
Selon la chercheuse Céline Carpuat, un palimpseste de mémoires, différenciées, individuelles ou collectives se concentre à Berlin. Effectivement, dans tous les quartiers berlinois, des lieux de mémoire ont été érigés sous différentes formes : expositions, musées, installations, mémoriaux ou encore cimetières. Le Mémorial du mur de Berlin, Checkpoint Charlie, principal poste frontalier permettant aux diplomates, journalistes et nons-allemands de circuler dans la RDA, ou encore le Reichstag sont autant d’exemples de lieux symboliques valorisant l’histoire de la capitale. Marchant dans les rues, habitants ou touristes, déambulent parallèlement dans la mémoire de la ville.






L’ensemble des monuments présent à Berlin incarne la mémoire de la ville et témoigne de son passé mouvementé. Toutefois, comme le rappelle Céline Carpuat, « la Mémoire allemande devrait être le fruit de huit siècles d’Histoire pour la plupart prolifiques et heureux. Mais Berlin, en moins d’un siècle, s’est fait la scène de tels bouleversements qu’ils en ont marqué le territoire et débouché sur maintes réécritures spatiales, menant aujourd’hui à la négation quasi absolue de la majeure partie de son existence3. »
1 « Visage effondré/Yeux éteints/Lèvres froides/Silence/Un cœur déchiré/Sans souffle/Sans mots/Pas de larmes ».
2 David Libeskind, « Between the Lines. The Jewish Museum », Berlin, le Musée juif, novembre 1998, cité dans Margaret Manale. « Berlin capitale : la ville comme exposition », L’Homme & la Société, vol. 145, no. 3, 2002, p. 67-88.
3 Céline CARPUAT Céline, Mémoire professionnel, « La Mise en tourisme de la Mémoire à Berlin : histoire, enjeux et débats », Université de Paris 1 – Panthéon Sorbonne, Institut de recherche et d’études supérieures du tourisme, 2012, p. 16.
Sources:
– CARPUAT Céline, Mémoire professionnel, « La Mise en tourisme de la Mémoire à Berlin : histoire, enjeux et débats », Université de Paris 1 – Panthéon Sorbonne, Institut de recherche et d’études supérieures du tourisme, [en ligne], 2012. [Consulté le 23/02/2021]. Disponible à l’adresse: https://www.pantheonsorbonne.fr/fileadmin/IREST/Memoires_Masters_2/CARPUAT_C%C3%A9line.pdf.
– GRYNBERG Anne, « Du mémorial au musée, comment tenter de représenter la Shoah ? », Les Cahiers de la Shoah, [en ligne] 2003/1 (no 7), p. 111-167. [Consulté le 23/02/2021]. Disponible à l’adresse:: https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-shoah-2003-1-page-111.htm.
– MANALE Margaret, « Berlin capitale : la ville comme exposition », L’Homme & la Société, [en ligne], 2002/3 (n° 145), p. 67-88. [Consulté le 23/02/2021]. Disponible à l’adresse: https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2002-3-page-67.htm.